Aller au contenu principal
Espace publicitaire
Fermer

Rechercher un article ou une interview

Date

Ceci n'est pas de la poésie? 20 ouvrages à découvrir

Quand littérature jeunesse rime avec poésie 6

Ceci n'est pas de la poésie image vignette
Ricochet
6 juillet 2023

«Art du langage, visant à exprimer ou à suggérer par le rythme (vers ou prose), l'harmonie et l'image». Cette définition de la poésie, proposée par Le Robert, est à la fois précise et vague. C'est que la poésie ne se laisse pas si facilement appréhender, ses contours sont flous et ses limites poreuses. Aussi, pour conclure notre dossier thématique consacré à ce genre polymorphe, nous vous proposons 20 ouvrages jeunesse qui ne se définissent pas comme de la poésie mais qui, par leur caractéristiques formelles (jeux de langage et de sonorités, exploration des figures stylistiques, originalité des mises en pages et travail sur la typographie, etc.) s'en rapprochent très fortement. Belles découvertes!


Ceci n’est pas de la poésie?

Titre provocateur s’il en est pour un dossier thématique sur la poésie! Provocateur, car il introduit un doute, une sorte de défi narquois comme pour piquer la curiosité de qui le lirait, convaincu que le terme «poésie» correspondrait à une définition claire et précise, bien établie depuis des siècles… 

Et encore cette négation, sciemment utilisée pour renforcer l’incrédulité de l’auteur du titre? Si l’on transformait cette question en langage oral, on entendrait le ton de voix qui monte, comme abasourdi par le doute manifesté par l’interlocuteur: «Quoi, vous doutez que ceci soit aussi de la poésie? Incroyable, vraiment!» Mine dépitée, sourire en coin, incrédule, yeux agrandis par l’étonnement de cette méconnaissance, l’interrogation se perd alors dans un soulèvement d’épaules décontenancé…

Si nous avons opté pour ce titre, ce n’est pas uniquement pour titiller le lecteur ou en référence à Magritte. Il est le reflet d’un constat: actuellement, le terme «poésie» s’est dilaté, il est résolument inclusif, inspiré par l’air du temps!

À quoi cela rime, alors, de présenter, aujourd’hui, une bibliographie sur la poésie? À la parcourir! Les plus attentifs découvriront qu’elle englobe différents styles littéraires, de la chanson de gestes, de la comptine et du virelangue pour tout-petits au roman en vers libres pour adolescents, dont la présentation graphique joue un rôle fondamental. Et qui parle de doigts, de voix ou de disposition graphique d’un texte, envisage des formes particulières et complémentaires de faire vivre la poésie pour la partager.

Le traditionnel recours aux jeux du langage oral, telles onomatopées, rimes, assonances et allitérations, s’associe à l’apport précieux du rythme qui se dégage du texte; mais actuellement, il y a plus encore. Il y a les effets visuels qui s’entrelacent au texte pour en souligner le message, comme un élan vital, tout empreint d’émotions, de nuances, de subtilité.

Les narrations textuelles et visuelles mêlent judicieusement leurs esthétiques spécifiques pour donner au tout ainsi créé une cohérence puissante, un équilibre d’une grande beauté, un ensemble d’une originalité féconde, offrant aux lectrices et aux lecteurs différents niveaux de lecture et de profondeur de compréhension.

Les ouvrages ici proposés permettent, inlassablement, d’éprouver des émotions, de vivre des sentiments qui s’altèrent au fil des lectures, s’enrichissent et s’affinent, amusent ou questionnent, interpellant, suggérant sans cesse la participation active de celles et ceux qui les parcourent.

Un mystère se dévoile, une zone d’ombre s’éclaire, et la poésie, miroir de l’âme, s’installe en nous, tout en délicatesse et en lumière.

Sylviane Rigolet

1. Dix petites souris, Colin Thibert et Haydé Ardalan, La Joie de Lire, 2022
Album, dès 2 ans

Marceline et ses copines, dix petites souris très différentes les unes des autres, décident avec enthousiasme de partir en vacances à Paris. Cependant, le périple n'est pas de tout repos! Page après page, différentes embûches se dressent sur le chemin de ces amies: la pluie, un bruit, un puits... Qui parviendra donc à rejoindre la capitale?

Dix petites souris, signé Colin Thibert et illustré par Haydé, est un petit album plein de malice. Dynamique et humoristique, l'histoire invite les petits lecteurs à compter à rebours le nombre de souris restantes. Ainsi s'installe un suspense qui durera jusqu'au rebondissement final, aussi surprenant que drôle. L'album illustre à merveille la citation de Philippe Pollet-Villard: «Dans un voyage, ce n'est pas la destination qui compte mais toujours le chemin parcouru, et les détours surtout».

Avec ses rimes foisonnantes et les détails de l'illustration qui se révèlent à chaque nouvelle lecture, cette comptine mutine ravira aussi bien les oreilles que les yeux des enfants... et des adultes! (EP)

Ceci n'est pas de la poésie image 1
«Dix petites souris» (© La Joie de Lire)

2. Plic, plac, ploc, Etsuko Bushika et Kaori Moro, Didier Jeunesse, 2017
Album, dès 3 ans

Même dans un style épuré, caractéristique de beaucoup de publications japonaises pour l’enfance, cet album parvient à transmettre un message pétillant, coloré et presque bruissant! À chaque enfant qui apparaît, bien équipé pour marcher dans les rues par temps de pluie, les onomatopées qui accompagnent la chute des gouttes d’eau prennent la couleur des manteaux respectifs des personnages, tous souriants, qui se juxtaposent progressivement jusqu’à former un cortège joyeux. Cette queue leu leu bigarrée est animée par un même plaisir: jouer à sauter dans les flaques en éclaboussant jambes, bottes et copains! Au fil des pages (ou au fil des flaques!), le cortège de gais lurons s’agrandit et les petits promeneurs s’alignent par couleur, tout en nuances, dans une dynamique des traits absolument incroyable. La pluie tombe, les parapluies tournoient, et les petites jambes bottées mènent une danse endiablée. Entre alors un personnage tout de noir vêtu, qui pointe une autre destination pour y entraîner à sa suite les enfants colorés… qui découvrent alors, avec délice, une étendue de boue… fort prometteuse! Et la magie opère immédiatement: capuchons, manteaux, parapluies et bottes deviennent méconnaissables, noircis, englués de boue de la tête aux pieds. Un instant seulement, les visages perdent leurs sourires, surpris par cette métamorphose salissante… mais ô, combien plaisante. C’est alors que les sourires éclatent et les enfants s’expriment, à l’unisson: «Voilà, nous on aime bien ça!». La pluie tambourine, annonçant les festivités pour toutes ces petites «grenouilles», ravies!

Un hymne à l’enfance, aux plaisirs simples vécus en contact avec la nature, en ville comme à la campagne. Le texte tombe en gouttelettes de sons, en gouttes de mots, clair, précis, tambourinant avec ses rimes qui rebondissent gaiement dans la comptine finale.

Les illustrations éclatent de fraîcheur, renforcent les mouvements spontanés et universels des petits sautillant dans les flaques… de soleil. Un coup de cœur, inondé de bonheur! (SR)

3. Le carrousel des rêves, Elyssa Bejaoui et Chloé Malard, Kaléidoscope, 2023
Album, dès 2 ans

Connaissez-vous le carrousel qui emmène les enfants prêts à se coucher, accompagnés de leurs doudous, bien sûr, dans le monde merveilleux des rêves? À la nuit tombée, il suffit de présenter un petit trésor pour que le carrousel magique transporte les lectrices et les lecteurs vers des contrées fantastiques: une forêt enchantée, un océan mystérieux, ou peut-être même le pays des géants. Mais le manège a plus d'un tour dans son sac: sa musique douce et apaisante a le pouvoir de chasser les cauchemars. Ainsi, les enfants pourront tranquillement laisser leurs paupières s'alourdir et plonger dans un sommeil serein. Au petit jour, le carrousel aura disparu... Pas d'inquiétude, il reviendra dès que le soleil se recouchera!

Destiné aux tout-petits, l'album Le carrousel des rêves est un véritable trésor de douceur, tant au niveau du texte que des illustrations. Chaque page s'ouvre avec la même formule, «Connaissez-vous le carrousel», et offre de nombreuses rimes, invitant les parents à réciter ou même à chanter cette courte histoire. Les illustrations représentant le moment du coucher sont teintées de couleurs douces rappelant le crépuscule. Le monde des rêves, quant à lui, est pétillant et foisonne de détails. Ainsi, cet album offre une parenthèse magique et réconfortante, emplie de poésie et d'imagination, idéale pour accompagner les enfants au moment du coucher. (EP)

4. Comment on fait les bébés ours, Anne Herbauts, Esperluète, 2021
Album, dès 4 ans

Savez-vous comment on fait les bébés ours? Lorsque l’aube du printemps sonne la fin de l’hibernation, les ours recouvrent peu à peu la nature qui les environne, jusqu’à la rencontre amoureuse inévitable, qui unit les cœurs, comme les corps.

En suivant le fil amusant d’une comptine pour enfants «Marabout bout d’ficelle…», le lecteur suit les trajectoires individuelles de deux ours, en oscillant de l’un à l’autre au passage d’une sonorité à une autre de page en page, jusqu’à leur réunion «peau à peau» en fin d’ouvrage, laissant présager la venue future d’un ourson.

Les jeux de langue, les sonorités et le rythme, créés par la concaténation de la chansonnette, poétisent l’œuvre: des groupes de mots sont mis bout à bout, reliés par leurs sonorités première et finale généralement, formant une chaîne (circulaire ou infinie), et l’effet de ces répétitions sonores, que la lecture se fasse à soi ou à voix haute, suggère la forme rimée des vers de la poésie et leur construction strophique. À l’image d’un poème dont les vers seraient éparpillés d’une page à l’autre, cette comptine s’étend au fil des pages, faisant fi d’une typographie et d’une composition rigoureuses. Si la signifiance de ces groupes de mots reste peut-être à déterminer, au-delà d’un simple divertissement langagier et infantile, leur séparation d’une page à l’autre ralentit la chansonnette: les quatre premiers groupes de mots partagent la première page, avant que les suivants se succèdent à chaque nouvelle page. Dès «ours d’hiver» et jusqu’à «peau à peau», le rapport texte-image n’a de cesse d’évoquer la nature, la renaissance, le printemps, de façon simple et légère.

L’autrice-illustratrice Anne Herbauts emploie différentes techniques artistiques dans cet ouvrage. Peinture et collage, entre autres, donnent vie, par leurs couleurs douces, à l’existence paisible et distincte des deux ours, qui remplissent leur «ventre frimousse» de «mousses et sucs», qui s’avèrent «succulents»... L’évocation du renouveau de la nature et des relations a cela de poétique qu’elle pousse le lecteur à prendre son temps et à contempler les rayonnements du soleil, le bourgeonnement des fleurs ou encore le vol des oiseaux. Contrairement à la vitesse normalement soutenue de la comptine, cet album la met en suspens pour dépeindre la nature et l’amour. En outre, l’effet symétrique du livre, qui peut se lire dans un sens comme dans l’autre et qui suit les deux ours en parallèle avant de les réunir, s’apparente à la construction de vers poétiques, dont la symétrie peut se révéler tant dans la forme que dans le fond. Libre au lecteur de trouver l’enchaînement qui permettra de relier «peau à peau» à «marabout», pour recommencer inlassablement la lecture, comme s’il cherchait la continuité rimique d’un poème.

Cet ouvrage, simple en apparence, dévoile sa sensibilité poétique au grand jour, libérée par la corrélation entre texte et images, ainsi que leur potentiel évocateur. La comptine d’enfant prend ici un tournant poétique pertinent et universel: célébrons la naissance de l’amour au printemps! (MR)

Ceci n'est pas de la poésie image 2
«Plic, plac, ploc» (© Didier Jeunesse), «Le carrousel des rêves» (© Kaléidoscope) et «Comment on fait les bébés ours» (© Esperluète)

5. Après les vagues, Sandrine Kao, Grasset Jeunesse, 2022
Album, dès 4 ans

Le petit héros, une sorte de petit lapin bipède blanc aux oreilles noires, découvert dans Émerveillements (2019), est accompagné cette fois-ci d’un chat, semble-t-il, également bipède et de couleur blanche. Voguant en mer, les deux compères atteignent une île, à la découverte de laquelle ils se lancent. Partis en exploration, ils se perdent quelques temps. C’est alors que le petit héros fait des rencontres imprévues, avant de retrouver son acolyte. Dans la tempête, il faut rester solidaire, faire face à l’ennui, aux désaccords, à l’enfermement. Et puis quand vient l’éclaircie, tous les personnages s’apaisent, le calme se rétablit et la sérénité des liens aussi. Les rêves, précieux, reprennent alors leur souffle.

Avec beaucoup de tendresse, l’autrice-illustratrice Sandrine Kao met en exergue la force des relations visibles et invisibles qui nous unissent. Après les vagues, oscillant entre la bande dessinée et l’album, propose une réflexion sage et philosophique sur l’amour de soi et des autres. En découvrant la vie et le monde qui nous entourent, on regarde, on s’aventure, on se perd, on se manque, puis on se retrouve, on se dispute, on s’enferme, on attend, on s’apaise et on se retrouve enfin, on rêve, on continue… Les sous-titres qui surplombent chaque page – quelques double-pages parfois – suggèrent des sensations et des émotions au lecteur, avant même qu’il ne plonge dans la lecture. Ainsi, «Se perdre», «Belle étoile», «Se découvrir» «Manquer», «Les rêves» ou encore «Éclaircie» tissent la réflexion qui sous-tend l’ouvrage: il est important que «les bris de rêve gardent leur éclat», que l’on continue d’y croire. À ces éléments évocateurs s’ajoute la composition particulière de l’œuvre, puisque les phrases sont fragmentées d’une bulle à l’autre, voire en leur sein. De ce fait, la lecture, aussi bien à soi qu’à voix haute, poétise le récit. Rythmé et ralenti, le texte se poursuit comme un poème. La phrase suivante occupe par exemple quatre cases:

On ne sait pas où l’on va.
on se sent remués,
apeurés,
perdus.

La douceur poétique et rêveuse de l’ouvrage permet aussi de mettre en lumière «Les petites pousses» de nos existences, c’est-à-dire les petites graines que l’on fait pousser «quand on donne de soi, [car] on divise son temps». Comme le dit l’adage, «on récolte ce que l’on sème», ce qui s’attache aussi bien à l’amour, à l’amitié, qu’aux rêves que l’on poursuit. En suivant les deux petits héros, au gré de leurs émotions, le lecteur parcourt les siennes propres et s’acclimate des très belles illustrations colorées qui nourrissent sa réflexion et accroissent sa sagesse.

Sandrine Kao délivre un très bel ouvrage dont la poésie réchauffe les cœurs et alimente les rêves: «Qu’importe où l’on se couche, tant que le ciel brille d’étoiles. Qu’importe ce qui nous sépare, tant qu’on regarde les mêmes étoiles». (MR)

Ceci n'est pas de la poésie image 3
Couverture et images intérieures de «Après les vagues» (© Grasset Jeunesse)

6. Tout se transforme, Tony Durand, Motus, 2022
Album, dès 5 ans

Reprenant le célèbre principe d’Antoine Lavoisier selon lequel «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme», Tony Dutrand met en texte et en images un monde où tout se modifie sans cesse. L’arbre changé en table, le caillou métamorphosé en montagne, ou encore le glaçon qui était un iceberg, chaque objet ou concept naturel se rappelle de ce qu’il a été. Le changement est partout dans un monde où la vie est marquée par le mouvement perpétuel et la métamorphose. Le cycle de transformation évolue au fil des pages, personnifiant chaque concept ou objet qui se souvient alors de sa vie passée ou de sa vie à venir.

Sans surcharger les pages de termes poétiques complexes ou de longues phrases alambiquées, Tout se transforme propose avant tout une histoire au sujet poétique. L’appel des souvenirs, l’espoir du futur à venir, la constatation du temps qui passe, suffisent à imprégner le texte de poésie tout en se maintenant à la hauteur de l’enfant. Les objets et concepts prennent vie au fil des pages, invitant l’enfant dans ce monde qui ne cesse de se transformer. La goutte d’eau, la vague, la flaque, la musique, tous ont une vie qui leur est propre et qui ne cesse d’évoluer.

Le texte, sur la page de gauche, s’accompagne d’illustrations, sur la page de droite, réalisées à l’aide de découpages et de collages. Cette technique met en avant des détails tels que le grain du papier, les couleurs, ou encore de subtils effets de profondeur, renforçant la dimension poétique de l’histoire. La technique employée sert le message de l’auteur puisque le papier devient montgolfière, chien, ou encore tuyau d’arrosage, se changeant au fil des pages pour incarner de nouvelles vies.

Finalement, les fragments d’histoires peuvent être abordés de différentes manières, que ce soit de façon littérale par le petit enfant ou de façon plus philosophique et poétique par l’adulte. En soit, Tout se transforme est une invitation à penser et à méditer. Un album parfait pour une réflexion sur les œuvres empreintes de poésie sans en être véritablement. (VB)

Ceci n'est pas de la poésie image 4
Couverture et image intérieure de «Tout se transforme» (© Motus)

7. Je parle comme une rivière, Jordan Scott et Sydney Smith, Didier Jeunesse, 2021
Album, dès 5 ans

Chaque matin,
je me réveille
avec les bruits des mots
tout autour de moi.

«Ppp», c’est pour le pin
de l’autre côté de la fenêtre.

«CCC», pour le corbeau
croassant sur sa branche.

«Lll», pour la lune
qui disparaît quand vient
le matin.

Chaque matin, je me réveille
avec les bruits des mots
tout autour de moi.

Mais je n’arrive pas à les dire.

Dans ce magnifique album, la rivière est une allégorie pour évoquer un trouble de la parole, le bégaiement, dont souffre le jeune protagoniste-narrateur. Ce dernier entretient un rapport conflictuel avec l’expression orale. Il vit mal sa différence et, pour ne pas avoir à affronter les regards, il préfère se taire, tout simplement.

Ce que le jeune garçon redoute par-dessus tout, c’est de devoir s’exprimer face à ses petits camarades à l’école. C’est ce qui va se produire dans le livre, puisque l’enseignant demande à tous les enfants de la classe de décrire l’endroit qu’ils préfèrent au monde. Quand arrive le tour de notre jeune héros, aucun son ne parvient à sortir de sa bouche. La timidité et la honte le pétrifient et il n’a qu’une envie: rentrer se réfugier chez lui.

Son papa vient le chercher à la sortie de l’école et, lorsqu’il se rend compte que son fils a passé une mauvaise journée, il décide de l’emmener dans un endroit tranquille et paisible, au bord d’une rivière. En prenant comme exemple les mouvements de l’eau, il va permettre à son fils d’envisager la situation sous un autre angle, avec beaucoup plus de sérénité. Il lui fait comprendre que le bégaiement ne doit pas forcément être réduit à un handicap, mais qu’il peut être considéré comme une particularité qui fait partie intégrante de sa personnalité et dont il ne doit pas avoir honte.

Cet album est un immense coup de cœur! Les illustrations, réalisées avec un mélange d’aquarelle et de gouache, apportent un côté un peu liquide et flou, qui est tout à fait en adéquation avec la thématique de la rivière. La langue est très travaillée, avec des effets de répétition et des passages extrêmement symboliques et poétiques. Enfin, le sujet du bégaiement est bien amené et l’histoire, dans son ensemble, sonne tout à fait juste. (DT)

Ceci n'est pas de la poésie image 5
Couverture et image intérieure de «Je parle comme une rivière» (© Didier Jeunesse)

8. Tout au bord, Agnès de Lestrade et Valeria Docampo, Alice Jeunesse, 2014
Album, dès 5 ans

«Tout au bord de mon lit, il y a des morceaux de songes.»

En s’interrogeant sur ce qui l’entoure, l’ours bleu de Tout au bord propose une nouvelle manière de voir les choses à chaque observation qu’il fait. En abordant des thématiques comme le rêve, la mer, l’ennui, la tristesse ou encore l’altérité, il néologise sa perception. Son potentiel inventif et créateur n’a pas de limites, il troquera même sa couleur bleue contre du jaune!

Chaque propos s’ouvre «tout au bord…» d’une double page, où le texte apparaît comme une strophe équilibrée et harmonieuse, dans laquelle un ou deux mots sont mis en exergue, comme flottant sur un nuage blanc et suggérant ainsi sensations et émotions: il s’agit de la thématique considérée. Par exemple, lorsque l’ours bleu réfléchit à l’altérité, ce sont les mots «toi» et «l’autre côté» qui ressortent. À chaque pensée, les phrases sont scindées selon leurs syntagmes par des retours à la ligne. Chaque néologisme apparaît sur une double page non plus horizontale, mais verticale. L’orientation de la lecture s’innove, il faut tourner le livre: un nouveau mot pour une nouvelle considération, à l’instar de «j’écrilivrerai» ou encore «je m’enlarmerai». L’absence de rimes n’amenuise pas pour autant le sentiment poétique qui émane de cet album, eu égard notamment à l’écriture et aux illustrations très évocatrices. La plume d’Agnès de Lestrade entraîne le lecteur dans l’esprit de l’ours bleu: avec douceur, le texte pose des mots sur une observation anodine, que le lecteur s’est probablement déjà faite. L’ouverture «tout au bord…» et le néologisme «demain, je…» se réitèrent à chaque considération et cet effet de répétition poétise autant qu’il fait chanter le texte. De concert, les illustrations rêveuses de Valeria Docampo mettent l’accent sur l’imagination et proposent une mise en scène de l’ours bleu dans ses pensées, puis en figurant ses néologismes, dans ses nouvelles façons de voir les choses. La couleur bleue, d’abord omniprésente, atteste l’apaisement et le repos dans lequel se trouve l’ours, mais aussi la froideur du silence et de l’ennui. Les légères touches de jaune, symbole de lumière et de dynamisme, agrémentent la lecture et témoignent du caractère stimulant des pensées du personnage. Le renversement final d’une couleur froide à une couleur chaude célèbre la vie et le mouvement, en d’autres termes le pouvoir à la fois poétique et créateur de l’imagination: l’ours bleu est devenu jaune, nourri par ses pensées contemplatives, ce qui s’incarne dans le dernier (faux) néologisme «Demain, j’inventerai» qui se lit à l’horizontale – et non à la verticale, comme les autres innovations langagières.

Agnès de Lestrade et Valeria Docampo signent un album tout en poésie, tant dans l’écriture inventive que dans les illustrations songeuses et suggestives. En définitive, tout au bord du monde, il y a le royaume de l’imagination…! (MR)

Ceci n'est pas de la poésie image 6
Couverture et image intérieure de «Tout au bord» (© Alice Jeunesse)

9. Sans le A, Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo, Kaléidoscope, 2012
Album, dès 6 ans

Voici 26 double-pages, pour sourire et réfléchir, regard amusé, esprit non muselé, dans une logique métalinguistique sans hic! Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo forment, ici encore, une paire qui nous donne de l’air. Elle nous mène jusqu’à une mine qui nous offre une manne pour avoir bonne mine! Avec des traits de génie, sans le trés de trésor, on découvre de l’or, de l’or en barre pour qui en aurait marre de se noyer dans une mare de mots sans sens…

Sans élever la voix, l’œuvre nous montre la voie avec des dessins qui explicitent si bien leur dessein: jouer avec la langue sans que l’on tangue! Originalité, origine et génialité, les mots sont ici tout sauf des sots: leur suite se déroule comme sur un parchemin, pour que tout roule, sans que rien ne déboule, sur le chemin, pour interrompre l’abécédaire de nos premiers apprentissages et que sa loi, ma foi, devienne le roi de l’écriture du Franc qui sait! (SR)

Ceci n'est pas de la poésie image 7
Couverture et image intérieure de «Sans le A» (© Kaléidoscope)

10. Achète achète achète, David Dumortier et Anastassia Elias, Motus, 2016
Album, dès 6 ans

«Achète achète». A travers cette ritournelle répétée à chaque page, David Dumortier verbalise l’injonction à la consommation pour mieux la détourner. Ainsi, les billets poétiques qui composent cet album sont reproduits en taille réduite à la fin de celui-ci pour être découpés et rangés dans un porte-monnaie, lui aussi à découper. Grâce à cette monnaie poétique, le lecteur est amené à découvrir la richesse du monde qui l’entoure, mais aussi celle du langage dans chaque double page.

Le jeu sur les expressions, la polysémie et l’humour omniprésents invitent à une (re)lecture active, ludique et gratifiante. Les images poétiques, souvent contrastées, même parfois absurdes, sont autant d’invitations à s’inventer un monde à soi où tout est possible: il ne s’agit plus de consommer des choses toutes faites, mais bien de s’imaginer des choses à inventer. Cet éloge de l’imaginaire est également magistralement porté par Anastassia Elias dans de très belles illustrations, presque oniriques, où les couleurs complémentaires contrastent harmonieusement.

Un appel poétique à ne pas succomber aux sirènes de la consommation, mais surtout une invitation originale à chercher la véritable richesse – celle qui ne s’achète pas. (CC)

11. Sucrer les fraises, Odile Hennebert, CotCotCot Editions, 2023
Album, dès 6 ans

Sucrer les fraises propose une douce rencontre entre le monde de l’enfance et celui de la vieillesse en dressant de brefs portraits de nos aînés vivant dans une maison de repos. Avec chaque résident anonyme est apporté un fragment de vie brossé sur le moment de manière spontanée. Des bribes de conversations entendues, des habitudes soulignées, des rencontres appréciées, tous ces moments qui remplissent les journées de ces habitants révèlent de façon unique les vies de ceux qui sont parfois isolés, voire oubliés.  

L’album s’ouvre sur une illustration qui met en scène une enfant mangeant des fraises à côté d’un jeune arbre. L’histoire sera ensuite rythmée par le fil rouge de cette enfant et de cet arbre qui grandissent ensemble au fil des pages. Enfant, adolescente, adulte, puis âgée, le récit suit, à côté d’autres fragments de vie, l’évolution de cette femme qui finira par s’éteindre à la fin de l’histoire, laissant sur la dernière page le vieil arbre seul au côté des fraises toujours présentes.

Le texte se présente sous la forme de courtes phrases déposées sur le papier blanc et accompagnées d’illustrations aux traits fins et noirs. La présence du rouge vient donner vie à ces objets du quotidien (vêtements, confiture, fraises, gâteau) qui meublent désormais la vie des résidents. La poésie se retrouve également dans les sonorités transportées par les mots qui riment entre eux: «Elle dit que, quand elle met son pull bleu, ça fait changer la couleur de ses yeux». 

Paradoxalement, l’album souligne à la fois la lenteur du temps qui passe et la fugacité des moments chéris: «Les journées ressemblent à une éternité qui passe à toute vitesse». Odile Hennebert décrit de manière extrêmement douce et poétique les émotions de ces personnes qui pourraient être nos grands-parents ou nos parents: la solitude inévitable face à ceux qui s’éteignent, le manque de temps, la peur d’être oublié, la nostalgie du temps qui passe, la présence des enfants et petits-enfants dont l’empressement détonne avec le calme et la fatigue des aînés.

Finalement, comme le rappelle la quatrième de couverture de l’album, «Pour petits et grands», la tendresse de cet ouvrage sera appréciée par ses jeunes lecteurs, tout comme par ses lecteurs plus âgés. Sucrer les fraises est un texte d’une accueillante douceur, qui rend poétiques des fragments de vie uniques. (VB)

Ceci n'est pas de la poésie image 8
«Achète achète achète» (© Motus) et «Sucrer les fraises» (© CotCotCot Editions)

12. Mes grands-parents sont timbrés!, Philippe Besnier et Lynda Corazza, Rouergue, 2010
Album, dès 6 ans  

Cet album produit, pour notre plus grand ravissement, des ambiguïtés à l’effet comique garanti! En effet, chaque double-page crée un quiproquo entre l’interprétation littérale et l’interprétation littéraire d’une expression linguistique courante en langage quotidien. Sur les pages de gauche, texte et illustration situent la scène en la décrivant. Mais la page de droite, elle, va représenter la compréhension que s’en fait le protagoniste enfant… L’illustrateur dépeint donc les éléments de la situation en respectant le sens premier des mots employés dans le texte de droite. Ainsi, tout l’album est constitué par la régularité de sa présentation: à gauche, des gros phylactères de dialogue – sortant de la bouche des personnages adultes – et à droite, des bulles de pensée accrochées à la tête du personnage enfantin. Cette alternance constante entre les deux types de bulles établit un jeu de ping-pong entre l’expression métaphorique et la non compréhension métalinguistique du jeune héros. De cette confusion entre interprétation littérale – caractéristique des jeunes enfants ou de certains autres porteurs de traits autistiques – et interprétation littéraire – qui se construit au fil des ans, du développement du métalangage et des lectures – résulte un effet comique certain. En effet, il s’agit ici d’un humour élaboré émanant de deux narrations qui se contredisent: la narration textuelle et la narration visuelle! Cette contradiction entre texte et image met la jeune héroïne – ici la petite fille – dans une situation d’incompréhension totale où seule l’absurdité des messages échangés entre ses grands-parents lui saute aux yeux et l’interpelle, elle qui les trouve alors vraiment «timbrés»! Les fonds des pages sont de couleur différente à chaque fois qu’un enchaînement de situations burlesques d’un même thème se termine. Mais à la fin de l’album, il y a un dernier renversement cocasse et d’un effet comique vraiment très réussi: la petite fille et son jeune frère utilisent eux aussi des expressions qu’ils interprètent… chacun à leur manière!

Une perle, à mettre dans les mains des écoliers… ou peut-être et surtout dans celles de leurs enseignant·e·s, pour faciliter l’accès à ce genre de métalangage humoristique! (SR)

A voir aussi, par le même auteur et la même illustratrice: Mes parents sont marteaux.

Ceci n'est pas de la poésie image 9
Couverture et image intérieure de «Mes grands-parents sont timbrés!» (© Rouergue)

13. La piquante douceur de la joue de papa et autres exquis oxymores, Alice Brière-Haquet et Sylvie Serprix, Motus, 2019
Album, dès 6 ans

Oxymore: «Figure de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires» (Le Petit Robert)

Avec cette figure de style, l’autrice Alice Brière-Haquet et l’illustratrice Sylvie Serprix nous proposent un album tout en oppositions et en jeux de mots et d’images. Les deux artistes ont en effet l’habitude de jouer avec les mots de la langue française et leurs significations, comme dans Le ballon de Zébulon ou À quoi rêve un pissenlit pour l’autrice ou, plus récemment, avec De drôles de choses pour l’illustratrice.

Ainsi, avec «la petitesse des grandes vacances», le sac d’école devient une planche de surf, dont les fermoirs sont des tongs et les feuilles qui en sortent, les voiles des bateaux. Plus loin, des mains de sables s’évertuent à protéger «la fragile forteresse d’un château de bord de mer», attaquée par des vagues, elles aussi en forme de mains. Chaque oxymore possède son propre univers visuel, ses couleurs et ses motifs qui se déclinent sur une double-page. La figure de style est transposée aux illustrations, avec des jeux d’ombre ou de perspective, celles-ci offrant une interprétation différente de ce que suggère le texte, comme lorsqu’un voleur s’empare de pièces d’or qui se trouvent dans «le gris plein d’or des nuages d’automne».

De nombreuses références aux cinq sens poussent les lecteur·rice·s à se remémorer ces impressions paradoxales, comme «le parfum frais et fané des grands-mères adorées». Cet exemple illustre également le recours aux rimes, assonances et allitérations qui parsèment le texte, comme dans le titre, déjà: «exquis oxymore».

Cet album aux différentes approches poétiques (visuelles, textuelles ou sensorielles) laisse libre cours à l’imagination et à l’envie de créer soi-même de nouveaux oxymores. Et la dernière saynète de nous rassurer, avec une idée séduisante: «la fin infinie d’un livre qu’on peut relire». (MA)

Ceci n'est pas de la poésie image 10
Couverture et image intérieure de «La piquante douceur de la joue de papa et autres exquis oxymores» (© Motus)

14. Voyage à Poubelle-Plage, Elisabeth Brami et Bernard Jeunet, Seuil Jeunesse, 2022 (réédition)
Album, dès 7 ans

Un message écologique fort salutaire, original et poétique qui rime ici avec climatique! Pour soutenir ce thème et le texte qui alertent, et même inquiètent, les images, grâce aux incroyables sculptures en papier de Bernard Jeunet, s’installent dans un décor ainsi conçu en 3D, en leur donnant tellement de relief… Une mise en valeur fort originale du texte par l’image et de l’image par les mots forts qui, longtemps après la lecture, riment encore dans nos oreilles… et dans nos yeux abasourdis par l’ampleur des dégâts photographiés sur les plages! Alors, rimes et illustrations font circuler le lecteur et la lectrice entre détritus et gestes salvateurs, menaces de mort et mains solidaires, couleurs sombres et visages radieux, car impliqués dans des actes responsables. Les ambiances ainsi créées alternent entre noirceur de pollution et bleu du ciel, lourdeur des déchets et légèreté de l’entraide, peur pour l’avenir de la planète et espoir d’une jeunesse consciente et déterminée à mettre tout en œuvre pour la sauver, pour se sauver du naufrage hérité… Un vocabulaire précis qui engage notre compréhension pour étayer un message qui demande notre engagement proactif et notre soutien urgent.

Un livre comme une bouée à la mer, un SOS, un appel impératif à agir, chacun, chacune, avec des gestes simples, à notre portée, mais absolument nécessaires autant que pressants.

Une œuvre aux images fortes – comme celle de cette tête de poupée, décapitée, posée sur un bout de bois – des pages pleines de détails marquants, choquants même, et surtout des mains unies pour redonner l’espoir de vie. (SR)

Ceci n'est pas de la poésie image 11
Couverture et image intérieure de «Voyage à Poubelle-Plage» (© Seuil Jeunesse)

15. Homophonie, Karine Naccache et Serge Bloch, La Joie de Lire, 2020
Recueil, dès 9 ans

25 fables aux titres accrocheurs composent ce recueil dédié aux homophones: «Mots à maux», «Le mythe de la mite», «Il était trois fois», pour n'en citer que quelques-uns. Chaque fable met à l’honneur un duo, un trio ou un groupe d’homophones. Les choix sont originaux et présentent des termes que l’on associe moins souvent à l’apprentissage classique des homophones, par exemple tribu/tribut, flan/flanc ou chaos/cahot/KO. Chaque partie débute en rappelant le sens des différents termes de manière à éviter toute confusion, mais toujours de manière originale et humoristique. Place ensuite à un feu d’artifice langagier! Karine Naccache joue avec les mots, les graphies, les similitudes et les dissemblances. Des réflexions sur la langue et les mots, ainsi que des moyens mnémotechniques, se glissent au fil des pages. Le texte, avec ses sonorités recherchées, sa verve et ses marques d’oralité, s’apprécie aussi bien en silence que scandé, tant il fait penser à du slam. Au milieu de ce tumulte lexical, les illustrations de Serge Bloch, douces, colorées, enfantines même, offrent de petites oasis de calme, permettant ainsi au lecteur de reprendre sa respiration et sa concentration.

Les auteurs réussissent ainsi un tour de force: rendre attrayant un sujet parfois abordé de manière austère et souvent enseigné de manière rigoureuse et méthodique. Cet ouvrage dégage une sensation de liberté et d’effervescence, bien loin de l'apprentissage conventionnel de l'orthographe tel qu'on peut l'imaginer. Original, intelligent et plein d’humour, ce recueil ravira aussi bien les écoliers que les amoureux de la langue française. (EP)

Ceci n'est pas de la poésie image 12
Couverture et image intérieure de «Homophonie» (© La Joie de Lire)

16. La fleur perdue du chaman de K., Davide Morosinotto, L’École des loisirs, 2011
Roman, dès 11 ans

Lima, décembre 1941. Le docteur Clarke et son ami, le guide Miguel Castillo, partent en expédition dans la forêt amazonienne à la recherche de la fleur perdue du chaman de K, aux vertus curatives exceptionnelles.

Mai 1986. El Rato et Laila retrouvent par hasard le journal du docteur Clarke dans la bibliothèque de l’hôpital où El Rato a grandi et où il a rencontré Laila, atteinte d’une maladie incurable. Sur la trace des aventuriers, ils se lancent dans un voyage initiatique – notamment pour le jeune garçon qui n’a jamais quitté l’enceinte de l’hôpital – pour tenter de retrouver cette fleur et espérer sauver Laila. Les rencontres, les aventures et les dangers vont finalement les conduire au cœur de la forêt amazonienne, à la découverte des esprits qui l’habitent et qui pourront, peut-être, leur venir en aide.

Les nombreuses péripéties, l’originalité des personnages et la description colorée et vivante des paysages de la cordillère des Andes et de l’Amazonie, ainsi que de l’ambiance des villes de Lima, Cuzco ou Aguas Calientes, témoignent de l’inventivité et de la qualité de la plume de l’auteur italien Davide Morosinotto qui nous offre cet épais roman de quelque 500 pages, écrit à la première personne. La narration est prise en charge tour à tour par les différents protagonistes et laisse même la parole à des personnages secondaires rencontrés brièvement au cours du voyage. Chaque narrateur possède son propre symbole zoomorphe stylisé – chauve-souris, libellule, jaguar, dauphin… –, placé en en-tête de chapitre et dont le sens sera dévoilé à la fin du récit. Et c’est là une autre force de ce livre: de nombreux éléments ne se comprennent qu’au dénouement de l’histoire, ou lors d’une deuxième lecture, dévoilant un niveau de sens supplémentaire, délivré notamment par la typographie et les illustrations.

Le jeu des typographies et des illustrations est d’ailleurs omniprésent dans le livre. Bousculée, interpellée, étonnée par tout ce qu’elle vit, Laila enregistre les paysages sonores qu’elle découvre à l’aide de son walkman. Cet univers sonore est exprimé dans le texte par une police différente en petites vagues ou au moyen d’un empilement de mots. Autre exemple avec les calligrammes qui apparaissent au fil des pages, illustrant une rivière, la trajectoire d’un avion ou exprimant les doutes des protagonistes de manière poétique. Les apartés dans le monde des esprits sont eux racontés sur des pages noires, en contraste avec le monde physique des pages blanches. Le texte est également impacté par la maladie de Laila: il convulse sous ses crises d’épilepsie et, lorsque la vision périphérique de la jeune fille se détériore, les bords du texte perdent en netteté.

La mise en page innovante permet ainsi d’ancrer le récit dans les sentiments et les sensations des personnages, tout en agrémentant de manière poétique et visuelle l’objet-livre. La fleur perdue, les esprits et l’amour qui se mêlent au récit permettent quant à eux de proposer une réalité plus onirique à un monde parfois trop brutal, qui ne cessera de rattraper Laila et El Rato dans leur quête. (MA)

17. On a supermarché sur la lune, Sébastien Joanniez, La Joie de Lire, 2022
Roman, dès 13 ans

Avec On a supermarché sur la lune, Sébastien Joanniez propose la chronique d’une adolescence «banale», bien loin du sensationnalisme de certains romans, vers lequel il est facile de tomber. L’histoire se résume en quelques mots: lors de sa dernière année au collège, Rosa tient un journal intime. Elle y note tout ce qu’elle vit et, plus important encore, ce qu’elle ressent: tourbillon émotionnel du premier amour, impression d’étrangeté vis-à-vis de sa famille, incertitude quant à son avenir et à celui de la planète... Le récit se construit à travers une grande pluralité de styles: à côté de la narration en prose de certains événement marquants (comme la tentative de suicide d’une camarade de collège ou la fugue de la petite amie de Rosa), on trouve de longs dialogues (des extraits de conversations entre Rosa et ses amis ou ses parents), des réflexions et des pensées intimes ou encore des fragments de poèmes et des paroles de chansons. Bizarrement, il se dégage de ce pot-pourri narratif une grande cohérence, tant le tout est habilement agencé.

Voilà un roman dynamique et innovant, capable de dépeindre l'adolescence avec justesse et sensibilité! La langue est extrêmement savoureuse (avec des accélérations et des pauses, des phrases hachées et d’autres qui se prolongent à l’envi, des images fortes et poétiques) et se déguste page après page. Un ouvrage que l'on peut très bien lire dans sa tête, mais qui gagne encore en beauté et en poésie si on le déclame à voix haute. (DT)

18. Les vrais champions dansent dans le blizzard, Kwame Alexander et Dawud Anyabwile, Albin Michel Jeunesse, 2019
Roman, dès 13 ans

Eté 1988. Charlie Bell a treize ans et, comme tous ses amis, il aime le basketball, Michael Jackson, jouer au flipper, lire des comic books et désire ardemment des baskets Air Jordan. Mais, depuis quelques mois, Charlie Bell n’est plus exactement comme ses amis. Son père, qu’il adorait, est brutalement décédé d’une crise cardiaque devant ses yeux. Alors, il s’est renfermé sur lui-même, refusant même de jouer au basketball. Le temps d’un été riche en péripéties, il retrouvera pourtant goût à la vie, grâce à ses amis Skinny et CJ, à sa famille et à sa passion pour le basketball, qui lui permettront de rebondir sur le terrain et dans la vie!

Ce roman en vers libres, préquelle de Frères, du même auteur, raconte l’histoire de Charlie, star du basket et père de Josh et Jordan, à un tourant de sa vie. Kwame Alexander y évoque avec authenticité le passage entre l’enfance et l’adolescence, via une narration à la première personne, l’omniprésence des dialogues et un langage oralisé, mais également en intégrant des planches de bande dessinée à son récit, nous plongeant ainsi dans l’imaginaire du narrateur. Chaque aventure de Charlie a des allures d’épopée, et l’humour n’est jamais loin, malgré l’omniprésence du thème du deuil. Ainsi, cet ouvrage ne relève pas uniquement du roman d’apprentissage, mais il offre avant tout une leçon de résilience, doublée d’une plongée dans les années quatre-vingt, qui ravira tous les nostalgiques.

Récit touchant et foisonnant, porté par un langage poétique remarquable dans le travail des rimes et du rythme, Les vrais champions dansent dans le blizzard est un livre idéal pour entrer dans la lecture en général, mais aussi dans la poésie. (CC)

Ceci n'est pas de la poésie image 13
«La fleur perdue du chaman de K.» (© L'École des loisirs), «On a supermarché sur la lune» (© La Joie de Lire) et «Les vrais champions dansent dans le blizzard» (© Albin Michel Jeunesse)

19. Sables mouvants, Marion Canevascini, Antipodes, 2022
Bande dessinée, dès 14 ans

C’est autant le talent artistique que l’écriture brillante et sensible de Marion Canevascini qui aspirent complètement le lecteur au cœur de cette bande dessinée monochrome, où l’on assiste au voyage intérieur et intime vers l’enfance. En adoptant la vision de l’enfant, marquée par l’absence du père, le récit se déploie avec émotions et infuse subtilement les dessins très minutieux et évocateurs, illustrant autant la vie quotidienne, les souvenirs, la solitude, que la quête de soi. Dans son évolution à travers huit chapitres, la narratrice tâche de se (re)construire, en affrontant les différentes étapes du deuil jusqu’à l’acceptation, aboutissant à son épanouissement.

Force est de constater que le rapport texte-image est très puissant. Ombres et terrains vagues de l’enfance incarnent la douloureuse et incompréhensible absence paternelle. Le noir fait peser les secrets des adultes sur l’enfant, préservé – ou privé – de la vérité. Certes sombres, les illustrations donnent pleinement vie aux souvenirs, au quotidien sans saveur en apparence, mais aussi à la nature. Les dessins donnent corps au texte, autant que celui-ci les figure en retour: le trait comme la plume de l’autrice-illustratrice s’attachent à retracer les épreuves du deuil. Si cet ouvrage ne semble pas poétique au premier abord, il s’avère que sa composition et les recours à la métaphore orientent la création vers une œuvre poétique. En effet, les fréquents retours à la ligne, qui scandent les phrases en leur sein et qui rappellent visuellement les vers de la poésie, révèlent le langage poétique de cet ouvrage. Pour n’en donner qu’un exemple:

Alors j’ai regardé
d’abord s’éloigner,
puis mourir,
cette présence
si mince, 
si fragile:
l’idée de mon père.

Le recours à la métaphore poétise également le récit, tant dans sa sonorité que dans sa visualisation mentale, notamment: «Mes larmes ont / dessiné des rivières / dans le paysage / où il repose». Le rythme créé par cette composition particulière suggère des sensations et provoque des émotions. Aborder la thématique complexe du deuil à la lumière de procédés poétiques, ou du moins poétisants, offre une lecture aérienne et la puissance des évocations permet d’amener (à) la résilience à tous points de vue. Magnifiquement accompagnée de dessins réalistes et tellement détaillés, la sensibilité poétique de cette écriture mène à suivre l’évolution de la narratrice quant au deuil et à sa propre identité, comme un envol, une libération puissante «… dans la lumière». À l’image délicate d’une chenille devenue papillon, les dessins attestent le développement de la protagoniste: petite fille au début, elle devient une femme et l’illustration de nu signe sa liberté.

Marion Canevascini nous gratifie là d’une œuvre au potentiel poétique débordant, aussi bien par la douceur et la pudeur de son écriture que par la beauté et la finesse de son trait. Une véritable ode à l’importance du deuil dans la construction de soi, qui fait réfléchir l’adolescent au même titre que l’adulte. (MR)

20. Inséparables, Sarah Crossan, Rageot, 2015
Roman, dès 15 ans

Tipi et Grace – nommées d’après les célèbres héroïnes hitchcockiennes – sont deux jumelles pas comme les autres. Ce sont des sœurs siamoises. Leur quotidien bascule le jour où elles doivent entrer au lycée, alors qu’elles avaient depuis toujours été scolarisées à domicile. Ce nouvel environnement se révèle vite moins agressif que prévu, grâce à Yasmine et Jon, deux adolescents avec qui les jumelles formeront bientôt un groupe soudé et joyeux. Elles y découvriront l’amitié et, pour Grace, l’amour. Toutefois, une famille qui se délite et l’état de santé de Grace jettent une ombre à ce nouveau tableau. Bientôt, les jumelles se retrouvent face au choix qu’elles n’auraient jamais voulu prendre: réaliser une opération pour être séparées, ou rester ensemble…

Ce roman en vers libres réussit à nous captiver par sa narration à la première personne qui nous plonge dans l’expérience de Grace, la narratrice, sans jamais tomber dans le pathos. Au contraire, le ton toujours juste fait bien souvent naviguer le lecteur entre rire et larmes. Le traitement des personnages est particulièrement réussi: loin d’être édulcorés, ils sont touchants d’humanité. Malgré la complexité du sujet, l’autrice réussi à instiller de la légèreté dans le récit tout en éduquant le lecteur. En effet, bien qu’il s’agisse d’une œuvre de fiction, Sarah Crossan s’est abondamment documentée sur cette thématique, via des témoignages et des entretiens avec des médecins spécialisés. La structure du roman contribue également à cette légèreté, car la succession des courts poèmes en vers libres rend la lecture très rapide, faisant écho à la fugacité des expériences juvéniles de Grace et Tippi.

Un récit bouleversant d’humanité, porté par des personnages attachants, qui allie le meilleur de la poésie et du roman. «Une histoire qui raconte ce que c’est d’être Deux / Une histoire qui raconte ce que c’est d’être Une». (CC)

Ceci n'est pas de la poésie image 14
Couverture et image intérieure de «Sables mouvants » (© Antipodes) et «Inséparables» (© Rageot

Les rédacteurs: Manon André (MA), Virginie Bays (VB), Cécile Cachelin (CC), Manon Reber (MR), Elise Prêtre (EP), Sylviane Rigolet (SR), Damien Tornincasa (DT)


Image de vignette: image intérieure de l'album Tout au bord d'Agnès de Lestrade et Valeria Docampo (© Alice Jeunesse)


Version imprimable de l'article (PDF)