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Les contes classiques de nos jours: quelques réappropriations contemporaines

Après le succès remarquable d'une première sélection d'ouvrages revisitant les contes traditionnels, Ricochet vous propose une nouvelle bibliographie commentée composée de titres récents (publiés depuis 2018). Un florilège de réécritures et réinterprétations qui font la part belle à l'humour, s'intéressent à des sujets de société actuels (la condition féminine, l'écologie, l'utilisation des écrans...) et présentent vos personnages préférés sous un nouveau jour!

Bibliographie commentée Contes
Ricochet
5 avril 2023

Quelques renversements humoristiques ou quand la morale se fait la malle...

1. Une fin de loup, de Jérôme Camil, Alice Jeunesse, 2019
Album, dès 4 ans

Des moutons, une prairie, tout se passe bien. Quand tout à coup surgit le loup, prêt à venir troubler cette douce quiétude. Vraiment? Eh non! Problème, le prédateur est aux abonnés absents, ce qui pousse un mouton à aller le chercher… dans sa loge! L’histoire a commencé et a besoin de son antagoniste, ou plutôt les histoires, car le mouton est vite rejoint par le Petit Chaperon rouge et les trois petits cochons, qui attendent tous le loup. Mais celui-ci en a marre de jouer les méchants…

L’album s’ouvre sur une scène regroupant divers clichés devenus presque incontournables: le locus amoenus de la verdoyante prairie où les moutons duveteux se confondent avec les nuages immaculés, où les ovins expriment leur candeur en jouant à saute-mouton (un jeu ordinaire pour eux!) et incarnent la douceur, la gentillesse et l’innocence, ce qu’un dessin d’un animal ouvrant de grands yeux ronds mouillés vient confirmer. Dans ce scénario idyllique, le loup quant à lui ne peut qu’être sempiternellement grand et méchant. Le lecteur ne s’y laisse toutefois pas prendre: face à tant de stéréotypes, on sent que l’album va se jouer de ceux-ci. Et en effet, quelques pages plus loin, tout bascule alors que l’on comprend que tout ceci n’est qu’une vaste mascarade, un spectacle. Lorsque tout est trop clairement défini, si une situation manque de nuances, alors il y a anguille sous roche, cela ne peut pas refléter la réalité.

Le format horizontal de l’album donne d’ailleurs l’impression au lecteur de se tenir devant une scène de théâtre, le texte faisant office de discours du metteur en scène, qui plante le décor et dirige les acteurs. Quel bonheur alors de voir le loup résister, vouloir sortir du moule qui lui est assigné, car on aurait presque de la peine pour lui en réalisant qu’il tient (littéralement) toujours le même rôle dans toutes les histoires. L’album nous invite ainsi à casser les habitudes et les préjugés. Mais est-ce réellement le cas? N’est-ce pas un nouveau subterfuge du loup (ou de l’auteur!) pour arriver à ses… fins? Ingénieux et original, cet album est un trésor d’humour métatextuel très efficace! (AG)

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(©Alice Jeunesse)

2. Le grand méchant loup et ses 14 loupiots, de Christine Naumann-Villemin et David B. Draper, Mijade, 2019
Album, dès 4 ans

Ce jour-là, l’histoire connue des trois petits cochons aurait dû se passer sans encombre. Mais c’était sans compter les responsabilités paternelles du grand méchant loup! Eh oui, ce cher grand méchant loup est papa… de 14 loupiots!
L’école des louveteaux étant fermée et Maman Loup partie travailler semble-t-il (on appréciera la mise en avant de l’égalité des genres et la prise en charge des enfants par le père), Papa Loup est obligé de garder ses petits et de les emmener avec lui au «travail», qui n’est autre qu’attaquer les trois petits cochons, chacun dans leur maison, comme dans le conte classique. Détourné et réécrit avec beaucoup d’humour, ce nouveau conte fait découvrir au lecteur une facette insoupçonnée du fameux grand méchant loup, en tant que père, et surtout les imprévus et le comique de situation provoqués par ses louveteaux. Connu pour être terrorisant et déterminé, le grand méchant loup semble avoir bien changé…

Même si les loupiots ont «promis, zuré!», comme le crie la petite Loupiotte, de rester sages, Papa Loup a du fil à retordre pour mener à bien son travail… En effet, Loupiotte se trouve, bien malgré elle, responsable des échecs successifs de Papa Loup. D’abord, ses cris avertissent le premier cochon qui parvient à quitter sa maison de paille. Bousculée ensuite par ses frères, Loupiotte pleure, ce qui permet aux deux cochons de la maison de bois de prendre leurs jambes à leur cou… après avoir dépanné Papa Loup en pansements! Ce dernier, épuisé et dépité, s’endort avant même de souffler contre la maison en briques, dans laquelle les trois petits cochons sont retranchés. Comment ceux-ci vont-ils finalement s’en sortir? Papa Loup parviendra-t-il à ses fins? Grâce aux réactions imprévisibles de Loupiotte, le lecteur ne sera pas déçu de découvrir le dénouement de cette histoire.

Cette adaptation humoristique réunit petits et grands pour un moment convivial d’échanges et de partage. Les jeux de mots et de langue de Christine Naumann-Villemin ironisent et dédramatisent pleinement la menace qui pèse sur les trois petits cochons, au même titre que les illustrations de David B. Draper. Très colorées, celles-ci créent une atmosphère chaleureuse, rassurante et familiale. Le lecteur se plaira à observer (et compter pourquoi pas) les loupiots, la forêt et ses secrets. L’expressivité de Papa Loup, de ses louveteaux, comme des trois cochons, attise le comique et trahit le désespoir de Papa Loup, qui, pourtant, avait averti ses petits: «C’est sérieux, le travail de Papa!». En voilà une belle réinterprétation comique, fou rire garanti pour petits et grands! (MR)

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(©Mijade)

3. Nadège et les sept petits hommes, d'Olivier Dupin et Séverine Duchesne, Frimousse, 2022
Album, dès 5 ans

Le nom «Blanche-Neige» fait tiquer le narrateur. Non, vraiment, il convient d’effectuer quelques petites modifications. Ainsi, voici l’histoire de Nadège qui se retrouve à devoir échapper à sa belle-mère, la reine, complètement accro aux photos qu’elle poste sur Bastagram. Les abonnés ont en effet osé trouver Nadège jolie, ce qui déclenche la fureur de la reine Kim-Ka.

Détournements sur détournements, actualisation et modernisation: voilà les ingrédients de cet album qui propose une réécriture moderne du conte traditionnel. Au cas où les jeunes lecteurs auraient oublié le texte d’origine, il est agréable d’ouvrir le livre en découvrant en préambule la véritable version. Une fois le bagage culturel en place dans les esprits, les conditions sont optimales pour savourer les retournements et la parodie. Le parallèle avec la vie moderne est bien mené, avec un soupçon de critiques des coutumes actuelles, qui pimente intelligemment la lecture. Aussi, les situations étonnantes de la version d’antan sont pointées du doigt: pourquoi en effet effectuer toutes les tâches ménagères en échange du logis? Du début à la fin, l’humour est ainsi omniprésent et les jeunes lecteurs apprécieront certainement cet album qui devient la lecture idéale pour s’amuser avec Blanche-Neige! (DM)

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(©Frimousse)

4. Les Contes palpitants des 7 ours nains, d'Émile Bravo, Seuil Jeunesse, 2022
Bande dessinée, dès 6 ans

Dans une trame humoristiquement embrouillée, se mêle une pléthore de héros et d'héroïnes (princes, princesses, animaux, monstres, etc.) issus des contes traditionnels des frères Grimm et de Perrault notamment, personnages ayant la particularité d'être singulièrement déjantés. Émile Bravo nous plonge dans un univers qui ne nous est pas inconnu, mais qui a néanmoins tendance à nous dérouter par ses surprenantes références volontairement incohérentes, bien que tout à fait comiques. Lorsque s'invitent dans le récit un prince qui se fait appeler Boucle d'Or, une famille de sept ours – et non trois – qui ne cesse de vivre des péripéties nuisant à sa tranquillité, des princes transformés en oiseaux ou en monstres et non en crapauds, une fée marraine qui en a assez du comportement irrespectueux des hommes et qui les transforme en cochons, ou un loup plus courtois et inoffensif que menaçant... c'est la confusion totale!

Dans cette reconfiguration originale d'une multitude de contes qui s'entremêlent les uns aux autres et les uns dans les autres, Émile Bravo tourne en dérision, sous le format de la bande dessinée, les contes traditionnels les plus célèbres, questionnant notamment les stéréotypes liés au genre, avec par exemple, dans le conte intitulé «Mais qui veut la peau des ours nains?», une Blanche-Neige qui décide de ne plus réaliser les tâches ménagères dans la maison des sept ours nains, pour devenir enfin la princesse qu'elle estime mériter être, ou encore les remarques très amusantes des ours nains quelque peu naïfs qui ne comprennent pas toujours pourquoi les héros et héroïnes qui les entourent n'agissent pas conformément à ceux des contes classiques: «– Alors, [Boucle d'Or] il faut que vous [embrassiez Blanche-Neige]. – L'embrasser? Mais pourquoi? – Parce que ça réveille, il paraît. – Je ne vais pas embrasser cette fille! Je la connais même pas! – Mais tous les princes font ça!»

Voici une superbe réécriture des contes traditionnels dans laquelle les illustrations et le texte collaborent merveilleusement bien, dans un ensemble dynamique et très amusant, tant pour les petits lecteurs que pour les grands! (SH)

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(©Seuil Jeunesse)

Cet aperçu vous a plu ? Voici d'autres suggestions humoristiques:
Le plat du loup plat, de Michel van Zeveren, Pastel, 2021 (Album, dès 3 ans)
Le grand méchant chelou, de Nathalie Vessié-Hodges, L'atelier du poisson soluble, 2020 (Album, dès 4 ans)
Chapeau rond rouge et compagnie: 4 contes détournés, de Geoffroy de Pennart, Kaléidoscope, 2022 (Recueil, dès 4 ans)
Le petit Poupouce, d'Olivier Dupin et Séverine Duchesne, Frimousse, 2021 (Album, dès 6 ans)

 

Les contes aujourd'hui? Entre dénonciations et problématiques sociétales, économiques et écologiques

5. Rouge dans la ville, de Marie Voigt, Kaléidoscope, 2018
Album, dès 3 ans

Déclarée suffisamment grande par sa maman, la petite Rouge doit se rendre en ville chez sa grand-mère pour lui apporter un gâteau. Accompagnée de son chien Woody, Rouge s'engouffre dans cette effrayante et gigantesque ville qui se dresse devant elle. Face à l'agitation enfiévrée des voitures, aux nombreux passants absorbés par leur portable et aux publicités qui la submergent, Rouge finit par s'égarer... Heureusement, elle peut compter sur son fidèle ami Woody, qui l'aide à retrouver son chemin jusque dans les bras de sa grand-mère.

À la manière d'un Petit Chaperon rouge moderne, Rouge dans la ville transporte le conte traditionnel vers des problématiques actuelles telles que la surconsommation, le capitalisme, ou encore la surexposition aux publicités. Le grand méchant loup, figure emblématique des contes classiques, se réincarne en ville effrayante. Les bâtiments, hérissés de poils noirs et d'oreilles pointues, envahissent les pages à mesure que Rouge progresse dans les ruelles. Submergée par cette frénésie économique de consommation, Rouge est avalée par la ville, faisant ainsi écho au Petit Chaperon rouge, elle aussi engloutie par le grand méchant loup. Rouge dans la ville reprend également le fameux dialogue du conte traditionnel entre le loup et le Petit Chaperon rouge, l'adaptant aux nouvelles thématiques économiques: «“Ô Ville, comme tu as de beaux jouets!” “C'est pour mieux t'éblouir mon enfant.” “Ô Ville, comme tes nouvelles sont graves!” “C'est pour mieux t'inquiéter mon enfant.” “Ô Ville, comme ta nourriture est alléchante!” “C'est pour mieux t'engraisser, mon enfant.”»

Côté illustrations, des nuances de noir et de gris prédominent tandis que des touches éparses de rouge viennent éclairer le chemin de la petite fille (la cape de Rouge, les fleurs en forme de cœur). La majorité des pages dissimule le dessin d'un loup, qu'il soit représenté à travers un bâtiment ou illustré tel quel, rendant la lecture ludique pour l'enfant qui s'amusera à repérer tous les loups cachés. (VB)

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(©Kaléidoscope)

6. Pendant que le loup y est, d'Olivier Dupin et Quentin Zuttion, Éditions lapin, 2022
Album, dès 5 ans

En visite chez sa grand-mère, une petite fille s’étonne de voir un loup gratter à la porte. Ce dernier s’invite dans la maison de l'aïeule, qui ne dit rien, apeurée par ses yeux rouges flamboyants. Il n’est pas le bienvenu, mais prend ses aises et beaucoup de place. Plus il grandit, plus la grand-mère maigrit et se fatigue. Alors que la situation semble s’apaiser et être sous contrôle, d’autres loups pénètrent brusquement dans la maison. Un jour, la petite fille découvre que sa grand-mère porte un foulard. En colère contre les loups, la jeune fille est pourtant impuissante: elle n’y peut rien, il n’y a rien à faire. Un jour, la grand-mère s’absente avec les loups et la petite fille la retrouve quelques temps après, débarrassée de ces bêtes sauvages, mais avec une imposante cicatrice. Petit à petit, la grand-mère retrouve ses forces. Les griffures des loups dans la chambre rappellent leur passage, même si la vie reprend son cours.

Le pull à capuche rouge de la petite fille, les personnages de la grand-mère et du loup suivent les traces du Petit Chaperon rouge: en plus de ne jamais quitter sa capuche rouge, il arrive que la petite fille amène «un panier et quelques galettes», ce qui rappelle clairement le conte classique. Par ailleurs, la maison de la grand-mère se trouve visiblement au milieu de la forêt. À cela s’ajoute le déguisement du loup, installé sur le lit avec un bonnet de nuit: là encore, les indices du conte original se laissent entrevoir et la ruse déguisée du loup pour abuser du Petit Chaperon et de sa grand-mère réapparaît dans la mémoire du lecteur. Or, ce n’est pas le loup au sens propre qui veut ici engloutir la grand-mère, mais, plus cruellement encore, la maladie. Olivier Dupin choisit en effet de réécrire Le Petit Chaperon rouge dans un but précis: à travers la figure du grand méchant loup, l’auteur métaphorise le cancer. Imprévisible, éprouvant et omniprésent, le loup s’immisce dans le quotidien de la grand-mère, qu’il opprime un peu plus chaque jour, à mesure qu’il grandit. L’injustice ressentie par la petite fille est évidemment légitime, mais «les loups arrivent comme ça, on ne sait pas toujours pourquoi», comme la maladie.
En passant par une adaptation du Petit Chaperon rouge et l’image du loup, l’auteur aborde une thématique particulièrement lourde, pour permettre aux jeunes lecteurs de mieux comprendre et s’identifier. L’écriture d’Olivier Dupin est simple et directe, même s’il a recours à une parabole. Les illustrations de Quentin Zuttion, tantôt douces tantôt sombres et même parfois effrayantes, servent le projet du livre et manifestent la place exponentielle que peut occuper la maladie. La forte expressivité des visages incarne pleinement les difficultés de faire face à la maladie. Enfin, le dossier pédagogique en fin d’ouvrage apporte un nouvel éclairage et offre quelques réponses à d’éventuelles questions.

Cette réécriture du Petit Chaperon rouge, sombre, mais intelligente et utile pour un propos actuel et toujours pertinent à amener auprès des jeunes, est à lire, à relire et à transmettre autour de soi. (MR)

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(©Éditions lapin)

7. Le dernier des loups, de Mini Grey, Rue du Monde, 2020
Album, dès 5 ans

Que ferait Chaperon Rouge dans les forêts d’aujourd’hui, qui ne résonnent plus des hurlements de loups et à la grandeur désormais réduite? L’auteure-illustratrice Mini Grey propose ici de revisiter le conte populaire en y soulevant une préoccupation écologique. 

Avec sa chapka sur la tête et un en-cas dans son sac, Petite Rouge est bien décidée à attraper un loup, même si cela fait longtemps que l’espèce semble avoir disparu. Rouge se plonge courageusement dans la forêt environnante, s’y enfonçant de plus en plus profondément jusqu'à ce qu'elle tombe devant une porte creusée dans un grand arbre. C'est l’entrée de la maison du dernier loup du pays, qui y vit en compagnie de ses colocataires, le dernier lynx et le dernier ours. Autour d’un thé, les animaux évoquent avec mélancolie le bon vieux temps où la forêt aux proportions généreuses était riche de gibier et d’abeilles. De retour chez elle, Rouge prendra soin de planter des glands ramassés lors de son expédition: son geste en faveur d’une planète plus accueillante envers toutes les espèces qui la peuplent.

Avec des personnages aux traits sympathiques, un travail illustratif dynamique qui se voit détaillé d’allusions écologiques (comme le «loup» que Rouge pense attraper, mais qui s’avère être un triste sac poubelle), l’album sera lu avec plaisir par de petits lecteurs, qui comprendront aisément la morale différente du conte originel. Plantons des arbres!  (NT)

8. Peau d'âne & la princesse qui-pue-du-bec, de Stéphane Botti et Aurélie Grand, Magnard Jeunesse, 2020
Roman, dès 9 ans

Même si elle sait déjà lire et compter, Peau d’Âne est assignée à l’école par l’autorité de sa marraine fée, mais surtout par le décret royal. À reculons, la jeune fille intègre l’école des Princesses, où elle fait la rencontre de Blanche-Neige et de Raiponce, qui deviennent ses amies, mais aussi de la Belle au bois dormant, Cendrillon et bien d’autres encore… Si la rentrée se passe bien, mal en prenne à Peau d’Âne d’avoir voulu tirer Cendrillon des griffes moqueuses de la Princesse aux Boucles-Parfaites: la narratrice devient son nouveau bouc-émissaire. Malgré sa témérité, Peau d’Âne peine à faire face à sa harceleuse et souffre de voir ses amies happées par le camp ennemi. Finalement, grâce à ses tontons princes charmants, Étienne et Paco, Peau d’Âne trouve le courage de mettre fin à son calvaire. En tenant tête à la princesse-tyran et en incriminant son affreuse haleine (sa mauvaise personne intérieure), elle est acclamée par les autres princesses.

L’univers des contes est omniprésent dans ce roman, d’abord par le titre bien sûr, ensuite par les personnages: à ceux énoncés ci-avant, peuvent être ajoutés Shéhérazade, La Princesse au Petit Pois, le Petit Chaperon Rouge ou encore le Petit Poucet. Du reste, le nom de la maîtresse, madame L’Oye, rappelle sans conteste Les Contes de ma mère l’Oye de Charles Perrault, d’autant plus qu’elle est âgée et qu’elle aime raconter les histoires du recueil «Contes de petites filles» (p.21), où le lecteur découvre un monde inversé: si le monde des contes de fées est la normalité, notre monde réel devient difforme, avec ses villes et ses héroïnes intelligentes et malignes. Par ailleurs, le directeur de l’école n’est autre que monsieur Grimm, dont la référence est évidemment explicite. Les tontons princes charmants, qui semblent former un couple, modernisent la réécriture et l’actualisent. Enfin, le miroir de la vérité de Blanche-Neige constitue la clé du dénouement du récit, poursuivant ce processus de réécriture, dont le dernier chapitre s’intitule d’ailleurs «Où on apprend que Peau d’Âne vécut heureuse et eut beaucoup d’amies». À l’évidence, cette formule reprend l’énoncé traditionnel.
Au-delà de ces éléments tirés des contes classiques, Peau d’Âne reste la vedette de son histoire et son propre conte est mis en lumière dès le début: «plus tard, c’est écrit dans les contes, je deviendrai une vraie princesse, et même une reine» (p.11). Concernant sa peau d’animal, elle confesse que c’est: «un cadeau un peu magique qui est censé m’aider à grandir et à devenir une formidable princesse…» (p.44). Sans connaître encore la raison terrible de ce déguisement, elle sait qu’elle sera l’héroïne du conte Peau d’Âne, dans lequel elle devra porter cette «peau très lourde pour une adolescente en pleine croissance. C’est pour ça que je m’entraîne dès maintenant» (p.123). Malgré l’écart humoristique avec le conte original, ce roman peut, dès lors, faire office de prologue, du moins permet-il d’apprendre au lecteur ce qui est advenu avant le conte classique.

En réunissant ces princesses de contes de fées, Stéphane Botti place la diversité en toile de fond de son roman. Son écriture, certes teintée d’humour, met un point d’honneur à sensibiliser le lecteur à la problématique du harcèlement, tout en faisant triompher l’amitié et le courage. La lecture est accompagnée en second plan des illustrations très expressives d’Aurélie Grand. En définitive, il s’agit là d’une très belle réécriture de Peau d’Âne et d'autres contes classiques, qui permet au jeune lecteur de s’identifier à bien des égards aux héros et héroïnes, (re)placés à sa hauteur. (MR)

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(©Rue du monde, ©Magnard Jeunesse)

9. Le loup et les 7 chevrettes d'internet, d'Alice Chaa et PrincessH, Éditions lapin, 2021
Album, dès 9 ans

Mettre en garde les lecteur·rice·s (en particulier les jeunes femmes) contre les dangers qui les guettent: voici une des fonctions premières des contes traditionnels. Certaines réécritures contemporaines à destination des enfants développent également cette dimension préventive. C'est le cas de Le Loup et les 7 chevrettes d'Internet (inspiré de Le Loup et les sept chevreaux popularisé par les frères Grimm) qui dénonce les risques liés à l'exposition sur les réseaux sociaux.

Ici, comme souvent, le loup fait figure de prédateur. Désœuvré et affamé, l'animal tue le temps derrière son écran d'ordinateur: il découvre alors les «sept biquettes starlettes du net», toutes plus appétissantes les unes que les autres. Il se met en tête de les rencontrer en chair et en os... afin de les dévorer! Ses deux premières tentatives échouent lamentablement. Pour son troisième essai, il se fait passer pour Jean-Kevin, un bouc séduisant dont il a récupéré les photographies dans un magazine. Bingo! Les sept chevrettes débarquent illico-presto. Le loup va se régaler! À moins que les séduisantes comparses ne cachent également un secret...

Avec ses illustrations hilarantes (mention spéciale pour les postures improbables adoptées par le loup, qui se tortille dans tous les sens) et son texte savoureux (qui joue avec les mots finissant en «-ette», comme «chevrettes», «gambettes», «pâquerettes»...), le livre permet d'aborder un sujet sérieux et des problématiques très actuelles en toute légèreté. Sans stigmatiser, il pousse les jeunes à réfléchir sur leur utilisation d'Internet et des applications et à se questionner sur l'identité et les intentions de celles et ceux avec qui ils entrent en contact virtuellement.

Utile et agréable! (DT)

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(©Éditions lapin)

Cet aperçu vous a plu ? Voici d'autres suggestions qui ont trait à des problématiques contemporaines: 
Les trois (autres) petits cochons, d'Alice Brière-Haquet et Juliette Lagrange, Little Urban, 2019 (Album, dès 6 ans)
Le vilain petit canard, d'Héloïse Chouraki, Arnaud Valois et Olivier Tallec, Gallimard Jeunesse, 2019 (Album, dès 7 ans)
La véritable histoire de Blanche-Neige qui n'a pas croqué la pomme, de Côme d'Onnio, Amaterra, 2022 (Roman, dès 10 ans)
Adieu Blanche-Neige, de Beatrice Alemagna, La partie, 2021 (Album, dès 10 ans)
Glace, de Christine Féret-Fleury, Scrineo, 2021 (Roman, dès 14 ans)

 

Des morales universelles pour servir un propos actuel: condition féminine et déconstruction des stéréotypes de genre

10. Red Lili, d'Olivier Dupin et Hervé Le Goff, Gautier-Languereau, 2022
Album, dès 3 ans

Parée de ses santiags, de son Stetson rouge et de ses revolvers, Red Lili s’élance dans la chaleur cuisante du Far West pour apporter un brownie à sa grand-mère, Granny. En chemin, elle rencontre le très très affreux Mad Wolf, un bandit qui sème la terreur à Coyote City. Ce dernier lui propose alors une course jusque chez Granny, qui se terminera par un affrontement au lasso que la petite Red Lili remportera sans trembler!

Olivier Dupin et Hervé Le Goff proposent une réécriture humoristique et détournée du conte traditionnel Le Petit Chaperon rouge. En effet, l’habituelle jeune fille au chaperon rouge sans défense laisse place à une cowgirl armée et déterminée à faire régner la loi. Face au grand méchant loup, Red Lili n’est pas impressionnée, montrant ainsi son courage et sa force. Les jeunes filles ne sont pas toujours faibles et sans défenses! Intelligente, Red Lili ne se laisse pas duper par le loup caché dans le lit de Granny et le fait fuir à l’aide de son lasso et de sa témérité. La traditionnelle naïveté du Petit Chaperon rouge est remplacée ici par une assurance surprenante et un discernement sans faille.

Le charme de l’ambiance Far West et la personnalité explosive de Red Lili déconstruisent les stéréotypes féminins de manière humoristique et habile. Avec Red Lili, les grands méchants loups, aussi affreux et brigands soient-ils, n’ont qu’à bien se tenir! (VB)

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(©Gautier-Languereau)

11. Barbichette, de Claire Renaud et Héloïse Solt, Sarbacane, 2020
Album, dès 4 ans

Barbichette est la fille du tristement célèbre Barbe Bleue, qui lui a laissé un héritage tout à fait particulier: «un poil unique, long, frisé et bleu pétrole» sur le menton! La jeune fille s’en amuse, elle le tourne quand elle réfléchit, elle se chatouille avec, elle l’utilise même comme fil dentaire ou pour faire de la musique. Si Barbichette a appris à vivre avec son poil bleu, sa mère, quant à elle, ne le voit pas d’un si bon œil. La jeune fille est en âge d’entrer dans le milieu mondain, c’est pourquoi la reine veut organiser un bal en son honneur. Cependant, horrifiée par cet «appendice pileux bleu», elle convoque les meilleurs barbiers du royaume pour débarrasser sa fille d’un tel handicap. Les barbiers Rasibus, Couparas et Attila échouent malheureusement, poussant la reine à faire confectionner une énorme collerette sur la robe de bal de Barbichette. Ce faisant, son poil, son menton et même sa bouche disparaissent sous ce costume extravagant. Dans la salle de bal, manque de pot, Barbichette se prend littéralement les pieds dans le tapis et fait voler sa collerette, dévoilant à tous sa différence. Pointée du doigt, moquée, effrayée, Barbichette s’enfuit. Elle peut finalement compter sur le barbier Attila, qui la ramène au château, prêt à rétablir l’honneur de la princesse: persuasif, pour ne pas dire menaçant, Attila obtient des compliments de la part des invités concernant le joli poil bleu de Barbichette, ainsi rassurée et consolée. L’histoire pourrait s’arrêter là, mais Barbichette fait la rencontre d’un jeune homme atypique, le prince Dan, fils de Peau d’Âne, qui a également hérité d’une marque distinctive particulière…

La référence à La Barbe Bleue est explicite dès la couverture, sur laquelle Barbichette apparaît entre deux pans de la longue barbe bleue du personnage éponyme, dont on voit partiellement le visage, seulement de son nez à sa barbe. Ce portrait se retrouve d’ailleurs dans les pages de l’album, sous forme de tableau. L’ouverture du récit, «Il était une fois», introduit la lecture d’un conte, où la parenté entre Barbichette et Barbe Bleue apparaît rapidement: «D’où venait ce poil étrange? De son père, le terrible, le sanglant, le méchant Barbe Bleue, dont elle était la fille». Comme «son père n’était plus de ce monde», le lecteur comprend que ce récit intervient après l’histoire de Barbe Bleue, s’inscrivant dans sa lignée. Cela s’enracine encore à l’aune de la reine, présentée comme «la dernière femme de Barbe [B]leue». En outre, à l’entrée de la salle de bal, est annoncée «la princesse Barbichette, fille de l’illustre Barbe Bleue et de sa septième épouse». L’écart humoristique de ce récit n’empêche pas le livre Barbichette de se présenter comme l’épilogue de La Barbe Bleue, ou comme une continuation possible du moins, s’agissant de sa descendance.

L’écriture comique, légère et détonante, ainsi que les jeux de langue de Claire Renaud s’allient parfaitement aux illustrations colorées et pleines de détails amusants d’Héloïse Solt, qui livrent ensemble une réécriture de La Barbe Bleue en rendant le lecteur attentif aux notions de différence, de tolérance, d’acceptation et d’affirmation de soi. Quel excellent remaniement de La Barbe Bleue que ce Barbichette, un moment poilant assuré! (MR)

12. Blanche-Neige et les 77 nains, de Davide Cali et Raphaëlle Barbanègre, Tom'poche, 2022
Album, dès 4 ans

Dans cette revisite de conte drôle et bigarrée, Davide Cali et Raphaëlle Barbanègre jouent la carte de l'hyperbole afin de faire réfléchir les jeunes lecteur·rice·s (et les adultes qui les accompagnent!) à la place des femmes dans le foyer et à la répartition des tâches ménagères.

Ici, comme dans l'histoire des frères Grimm, Blanche-Neige trouve refuge et protection auprès des nains. À la différence près qu'ils ne sont pas 7, ni même 17, mais bel et bien 77 et répondent aux noms amusants – mais ô combien difficiles à retenir! – de Patchouli, Scrofule, Croustade ou encore Boustifaille. En échange du gîte, Blanche-Neige accepte de donner «un petit coup de main de temps en temps pour le ménage». Lessive, toilettage des barbes, lecture de soixante-dix-sept histoires du soir, préparation des repas à la chaîne: la jeune femme se retrouve à faire absolument tout dans la maison sans qu'un seul de ses turbulents colocataires ne daigne lever le petit doigt pour l'aider.

Trop, c'est trop! La princesse finit par prendre la poudre d'escampette et s'accorder un repos bien mérité, grâce aux pommes empoisonnées de la sorcière...

Publié en 2016 par Talents Hauts (dont le catalogue comporte principalement «des livres qui bousculent les idées reçues») et réédité en format souple par Tom'poche en 2022, cet album, aux illustrations pleines de punch et de mordant, est un bon support pour une première approche de l'égalité hommes-femmes. Par quelques traits simples et expressifs, Raphaëlle Barbanègre représente efficacement les différentes émotions qui animent Blanche-Neige (la peur, l'étonnement, la fatigue, l'exaspération, la colère...); émotions que même les plus petit·e·s parviendront aisément à décrypter. Quant au texte, il met en exergue certains mots (par l'utilisation des majuscules) fournissant ainsi des indications aux adultes pour une lecture à voix haute dynamique et captivante. (DT)

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(©Sarbacane, ©Tom'poche)

13. La petite rouge courroux, de Raphaële Frier et Victoria Dorche, Sarbacane, 2021
Album, dès 5 ans

Un matin, la petite Rouge aux cheveux flamboyants se voit obligée de mitonner une galette au beurre pour sa grand-mère. Alors qu’elle s’offusque que son frère se tourne les pouces, ses parents lui répondent qu’il sera chargé du transport. Car c’est bien connu, la forêt est trop dangereuse pour une fille: il y a le loup! Écarlate de rage devant cette inégalité, Rouge exécutera la tâche mais suivra discrètement son frère dans les bois. Comme il se doit, alors qu’elle vire sur un autre chemin, elle rencontre le Loup...

Renversement du Chaperon Rouge, l’album se distingue par sa touche de rébellion féministe tout à fait contemporaine. La naïveté du personnage originel fait place au courage réjouissant d’une Rouge guerrière et maligne, en phase avec la nature qui guidera ses pas à travers l’incertitude de la forêt. Le retournement de situation lors du dialogue entre l’héroïne intrépide et le loup ne manquera pas de plaire aux jeunes lectrices et lecteurs, tant les réponses de Rouge reflètent l’affirmation d’une enfance vivante et bien dans ses bottes. Dépeinte positivement en tant que force motrice du changement, la colère de Rouge, provoquée par les injustices envers son genre, lui sera salvatrice. Du coté illustratif, la générosité des couleurs éclatantes et l’authenticité du trait s’allient avec talent à la force du message.

Sourcils froncés et arc bandé, La petite rouge courroux nous emporte dans ce magnifique conte: un coup de cœur! (NT)

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(©Sarbacane)

14. #Balance ton loup, de Marie Wilmer et Julie Mellan, D'Orbestier - Rêves bleus, 2019
Album, dès 6 ans

Blanche Neige en a ras le bol de tout faire pour les 7 nains. Le ménage, la cuisine, la lessive… c’est décidé, les corvées c’est fini! Avant de s’en aller, elle donne rendez-vous aux autres princesses chez Mère-Grand pour le goûter. Très vite, ses ami·e·s se rallient à sa cause: Cendrillon en a plus qu’assez de son mari infidèle, Anne et sa sœur s’échappent des griffes de Barbe Bleue, le Petit Chaperon rouge est excédé par le loup caché dans le lit de sa grand-mère et le Petit Poucet s’arme de son lance-pierre. Ensemble, ils se rebellent et font fuir les oppresseurs! Les nains devront se débrouiller tout seuls, les sorcières trouver d’autres victimes à empoisonner et les princes d’autres princesses à harceler.

#Balance ton loup est un album qui s’amuse à déconstruire les clichés sexistes sur les princesses. Blanche-Neige n’est pas affublée d’une robe mais d’un pantalon et d’un blouson en cuir, Cendrillon troque ses escarpins de verre pour des baskets, et le Petit Chaperon rouge préfère porter une salopette rouge. Attendre passivement au château pendant que le Prince s’en va sur son cheval blanc, ce n’est pas au goût de tout le monde... À travers des héroïnes au caractère fort et à la volonté de fer, Marie Wilmer et Julie Mellan dénoncent le machisme implicitement montré par les comportements des princes et autres figures masculines des contes traditionnels: «Au diable corvées et inégalités! Il est grand temps de s’émanciper!»

Cet album réunit de nombreux personnages des contes traditionnels afin de les faire interagir et évoluer ensemble dans une nouvelle perspective moderne et émancipatrice. En regroupant les princesses, l’album met en avant la solidarité féminine. Mais pas que! En effet, certaines figures masculines telles que le Petit Poucet ou Jack et son haricot viennent prêter main-forte aux héroïnes. Finalement, ce qui compte c’est l’entraide!

Inclusif, l’album met également en scène des personnages racisés et déconstruit les stéréotypes de genre, notamment à travers le personnage du Petit Poucet qui demande à devenir lui aussi une princesse à la fin du récit. (VB)

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(©D'Orbestier – Rêves bleus)

15. L'invincible Petit Chaperon rouge: conte d'un nouveau genre, de Wallace West, Circonflexe, 2022
Album, dès 6 ans

Lucas Vermillon raffole de sa cape rouge offerte par sa Mamou chérie. Quand il la porte, le petit garçon, surnommé «Petit Chaperon», se sent comme un feu d’artifice! Alors que, ainsi vêtu, il apporte des muffins à sa grand-mère, le loup croise son chemin. Et pour l’animal des bois, la tenue du Petit Chaperon ne convient pas: non, non et non, impossible pour un garçon de porter froufrous et volants. Petit Chaperon a beau l’envoyer promener, le loup persiste: les capes, c’est pour les filles. Le garçon ne cède pas, ne comprend pas que sa tenue provoque un si grand débat et finit par avoir le dernier mot.

Ce retournement du conte classique met malicieusement en avant la question des vêtements et des supposées règles concernant le genre. Ce garçon qui porte une cape, et en est fier, provoque le loup qui étale toute la panoplie des arguments habituels de ceux qui aiment que la conformité aux règles du passé soit d’actualité. Bien menée, l’histoire se lit avec légèreté grâce à l’humour introduit au sein des scènes. En outre, la prédominance du rose et du bleu contribue bien à poursuivre le débat grâce aux illustrations. Voilà une réécriture grandement originale qui invite les jeunes lecteurs à réfléchir à l’importance de savoir affirmer leurs choix. L’invincible Petit Chaperon rouge est ainsi l’album idéal pour amorcer une discussion sur le genre et les combats à mener pour l’égalité. Et pour le lire, chacun s’habillera comme bon lui semblera! (DM)

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(©Circonflexe)

16. Amour bleu, de Raphaële Frier et Kam, Éditions du Pourquoi Pas, 2022
Album, dès 14 ans

Amour bleu est une réécriture modernisée du célèbre conte La Barbe Bleue de Charles Perrault. À première vue, la trame de l'histoire ne s'écarte pas du conte traditionnel, si ce n'est dans sa temporalité. En effet, Amour bleu reprend l'histoire de Barbe Bleue pour la transporter dans une autre époque, celle des téléphones portables, des soirées mondaines à la musique branchée, des «meubles vintage» et des caméras de surveillance. L'héroïne, anonyme, tombe éperdument amoureuse d'un bel homme à la barbe bleue réputé pour être fortuné et pour organiser d'incroyables fêtes au sein de son énorme domaine. Très vite séduite par sa richesse et sa présence charismatique, la jeune femme décide de vivre chez cet homme. Comme dans le conte de Perrault, l'héroïne se retrouve seule avec les clés du domaine, notamment celles d'un cabinet interdit qu'elle finit par ouvrir, cédant à sa curiosité. À la vue de nombreux corps de femmes gisant mortes sur le sol, l'héroïne prend peur et comprend à qui elle a affaire: un meurtrier. La jeune femme parvient néanmoins à s'échapper sur une barque, poursuivie férocement par Barbe Bleue, avant d'atteindre la police et de faire sa déposition.

À l'heure où les féminicides sont plus que jamais pointés du doigt, Raphaël Frier raconte avec subtilité comment s'installent l'emprise et la manipulation sentimentale entre un homme et une femme. Mettant en scène un Barbe Bleue aux allures modernes (ses lunettes rondes et sa longue barbe turquoise lui donnent des airs de hipster), l'auteur souligne que derrière un homme apprécié de tous peut se cacher en réalité un terrible prédateur. Le texte délivre toutefois deux messages d'espoir à la fin du récit, puisque la jeune femme dénonce Barbe Bleue, brisant ainsi le cycle meurtrier, et déclare s'être reconstruite malgré l'horreur qu'elle a vécue.

Côté illustrations, Kam transmet un véritable sentiment de malaise à travers des visages aux traits droits et des détails dévoilant l'omniprésence de Barbe Bleue. En effet, l'illustrateur parsème les pages de nombreux portraits de Barbe Bleue (innombrables tableaux le représentant, buissons taillés à son effigie, statue de son visage), révélant ainsi son caractère narcissique et obsédé. Déjà, la première de couverture, représentant l'héroïne qui repose paisiblement dans cette imposante barbe bleue tandis que les yeux jaunes du prédateur l'observent attentivement, suscite ce sentiment de malaise et d'oppression retranscrit tout au long de l'histoire grâce aux illustrations de Kam et au texte de Raphaël Frier.

Amour bleu propose une réécriture d'un conte classique sous forme de bande dessinée, élargissant ainsi le public cible aux adolescents qui peuvent alors être alertés des dangers de la séduction et de l'emprise sentimentale. Tous les contes ne se terminent pas par un heureux mariage, certains amours peuvent se révéler être toxiques... (VB)

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(©Éditions du Pourquoi Pas)

Cet aperçu vous a plu ? Voici d'autres suggestions en lien avec le féminisme et les stéréotypes de genre: 
Notre Boucle d'Or, d'Adrien Albert, L'École des loisirs, 2020 (Album, dès 3 ans)
La princesse au (presque) petit pois, d'Ève-Marie Lobriaut et Alice "Zaza" Turquois, Glénat Jeunesse, 2020 (Album, dès 5 ans)
Tu ne me briseras pas, de Camille Versi, Scrineo, 2021 (Roman, dès 15 ans)

 

Quand un récit hors-norme s'amuse des codes du conte traditionnel...

Pour terminer ce parcours de quelques réécritures de contes classiques, Ricochet vous propose de découvrir une histoire aux allures modernes, qui s'ancre à bien des égards dans le modèle du conte.

Il était une forme, de Gazhole et Cruschiform, Maison Georges (Grains de Sel), 2021
Album, dès 7 ans

Il était une fois un royaume sur lequel régnaient un roi et une reine très exigeants, qui toléraient uniquement les sujets faits de lignes droites et d’angles pointus. Tous deux étaient issus d’une grande lignée, mais ils eurent le malheur de n’avoir que des fils dont les formes n’étaient pas acceptables. Ils tentèrent tout pour les faire devenir droits, mais rien n’y fit. Après plusieurs années de désespoir, le roi et la reine eurent l’immense bonheur d’avoir un enfant qui correspondait à leurs attentes: Triangle, une fille parfaitement équilatérale. À sa majorité, son père décida de la marier. Il organisa pour ce faire un grand bal auquel furent conviés les sujets du royaume et de nombreux prétendants possibles, mais aucun ne semblait trouver grâce aux yeux de Triangle. C'était sans compter sur l'arrivée improbable de Jules Labascule, un personnage sans le moindre angle...

Cet album reprend tous les codes et mécanismes du conte classique: un royaume, un roi et une reine, des enfants qu’on veut mettre à mort et que finalement on sauve en les emmenant dans la forêt, une princesse à marier, différents prétendants, des obstacles à son bonheur, et une fin heureuse. La temporalité est celle du passé, avec l’usage du passé simple et de l’imparfait, le récit est rimé et on retrouve même le traditionnel «Il était une fois» en ouverture du récit, qui devient Il était une forme en titre de l’album, comme une sorte de clin d’œil qui annonce la revisite originale, drôle et moderne du conte par les deux créateurs.

Celle-ci se manifeste sous différents aspects. Au niveau de la forme tout d’abord. Chaque personnage est ainsi représenté par une figure géométrique différente, mais toujours emblématique. Chaque forme est de plus associée à une seule couleur, vive, qui a aussi son importance. L’album alterne la représentation des figures géométriques avec des éléments de décor qui sont eux réalisés en noir et blanc et qui rappellent les gravures anciennes des livres de contes. Les auteurs s’amusent avec les formes, notamment dans les associations que pourraient donner le couple formé par Triangle avec chacun de ses prétendants, puis finalement avec Jules Labascule. Ils jouent également avec plusieurs polices d’écriture de différentes tailles, qui mettent en évidence des moments-clés de l’intrigue. Les créateurs prennent en outre des libertés avec la forme dès les premières pages de l’album, puisque le texte commence en effet avant la page de titre, en une sorte de préambule, et se poursuit aussi après le mot FIN, où l’on découvre encore une planche de l’histoire juste avant les remerciements et crédits. Il y a ainsi non seulement des éléments de revisite du conte classique, mais également un jeu avec le cadre matériel de l’album, qui est déjà une façon d’amener une des thématiques du livre, le fait de ne pas entrer dans le cadre, ou de sortir du cadre… La revisite du conte classique s’exprime également au niveau du fond. Ainsi, on constate un inversement de l’importance de la descendance entre la fille et les garçons: ces derniers ne correspondant pas aux attentes et aux critères de perfection de leurs parents, c’est en leur fille unique que ceux-ci placent tous leurs espoirs d’une lignée parfaitement droite. On trouve aussi d’autres thématiques intéressantes et actuelles dans ce texte: la différence, la difficulté de trouver sa place dans sa famille et son environnement, l’affirmation de soi ou encore l’affranchissement vis-à-vis des désirs de ses parents.

Tous ces éléments font de cet album un texte très riche, avec plusieurs niveaux de lecture, qui ravira petits et grands lecteurs. (CF)

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(©Maison Georges (Grains de Sel))

La genèse d'une telle œuvre vous intrigue? Découvrez sans plus attendre l'interview des auteurs.


Les rédacteurs: Virginie Bays (VB), Christine Fontana (CF), Amandine Gaschang (AG), Samy Hachemane (SH), Déborah Mirabel (DM), Manon Reber (MR), Nicole Tharin (NT), Damien Tornincasa (DT).