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La nature dans les albums: un parcours entre formes et poétiques d’un thème toujours actuel

Océans infinis et déserts suggestifs, forêts luxuriantes et montagnes majestueuses, chênes aux branches longues et robustes et prairies verdoyantes qui regorgent de fleurs et d’insectes travailleurs, trous microscopiques dans les feuilles de salade et terriers labyrinthiques dans le sous-sol: le rapport entre les êtres humains et la nature, dans ses différentes teintes et déclinaisons, est depuis toujours un des domaines les plus étudiés de la littérature jeunesse et, surtout, un des sujets préférés des enfants.

Nature vignette albums jeunesse
Chiara Montani*
16 février 2022

Cet article a initialement été publié en italien dans la revue suisse Il Folletto (2/2020). Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation de la directrice de publication de la revue. Pour en savoir plus sur Il Folletto, lire l’article dédié sur Ricochet.


Parmi les albums les plus importants qui abordent cette thématique, nombreux sont ceux qui tendent à relier les enfants à la nature et à les plonger dans ses formes kaléidoscopiques. Ce type d'ouvrage doit autant à la tradition du romantisme du XIXe siècle, qu’aux études de Charles Darwin, et présente une critique plutôt évidente du monde moderne construit par les adultes. Ce sont des histoires qui reconnaissent à la nature, plus ou moins intacte, un rôle éducatif fondamental pour les enfants. Dans certains de ces albums, le cycle naturel de la vie revêt une importance particulière. Il entraine en effet des transformations continues et étonnantes et il transmet au lecteur l’image d’une nature constamment en mouvement et pas statique du tout: de l’arbre qui change de couleur et d’aspect au gré des saisons, aux fruits qui germent, mûrissent et enfin se détériorent et retournent à la terre pour la nourrir, en passant par les animaux diurnes et nocturnes qui, grâce à leur présence alternée, influencent profondément leurs habitats respectifs.

D’autres ouvrages profitent aussi du dispositif illustratif pour développer une poétique fondée sur l’observation de la nature, en passant du général au particulier et inversement, comme une sorte de zoom, qui pousse par conséquent le jeune lecteur à exercer son regard et à élargir (et à rétrécir) son champ visuel. C’est une approche très fructueuse qui permet à l’enfant d’acquérir une meilleure conscience de sa place dans le monde et de commencer à comprendre les processus infinis et complexes que la nature met en œuvre chaque jour. Ainsi, un bourgeon timide qui sort de terre, le sillage presque imperceptible d’un escargot ou, au contraire, la force puissante d’une mer démontée font partie intégrante d’une expérience littéraire formatrice de grande envergure.

Dans les paragraphes suivants, les aspects les plus importants du thème pluridimensionnel de la nature seront abordés, sans prétendre à l’exhaustivité, à travers un parcours qui en souligne l’incontestable importance dans le vaste univers des albums.

Gerda Muller et la nature: un binôme incontournable
La représentation du concept de nature constitue le noyau thématique de l’extraordinaire production littéraire de l’autrice néerlandaise Gerda Muller. Née en 1926 à Naarden, elle se forme à l’École d’arts décoratifs d’Amsterdam et à l’école Estienne de Paris pour ensuite entreprendre un parcours créatif original et prolifique centré sur la réalisation d’albums jeunesse et enrichi par de brillantes collaborations avec des revues spécialisées. Sa démarche artistique unique invite à s’arrêter et à se laisser bercer par la tranquillité d’un monde vivant et silencieux: les histoires de Gerda Muller ne sont pas des aventures riches en adrénaline, mais des moments tendres et subtiles de rencontre entre les enfants et la nature, où chaque élément, des animaux de la forêt aux arbres séculaires, est rendu avec une délicatesse candide et une grande minutie. Parmi ses ouvrages publiés en France, certaines expriment très bien cette approche remarquable. Devine qui fait quoi: une promenade invisible, publié par L’École des loisirs, est un des livres les plus célèbres de l’autrice. Le livre ne comporte pas de texte et le lecteur n’a qu’à suivre les traces d’un enfant qui sort de sa maison pour s’aventurer dans un paysage enneigé. L’amour de Gerda Muller pour la nature intacte, pour les espaces ouverts et pour l’insouciance de l’enfance transparaît de façon évidente et transmet un fort sentiment de légèreté et le désir de découvrir le monde qui s’ouvre en grand dès le seuil de la maison. Mon arbre, publié par L’École des loisirs, a comme protagoniste trois enfants (Benjamin, Caroline et Robin) face à des aventures inoubliables à l’ombre d’un chêne séculaire érigé au milieu d’une clairière dans la forêt. Les magnifiques illustrations de cet arbre enchantent et accompagnent le lecteur à travers les couleurs et les atmosphères des saisons, en racontant de façon immédiate et jamais didactique les nombreux mystères de la nature. Ça pousse comment? et La fête des fruits, tous deux publiés par L’École des loisirs, sont deux albums connexes qui ont pour protagoniste Sophie, une petite fille de la ville qui rejoint ses grands-parents à la campagne pendant les vacances. Là-bas, grâce à son grand-père Grand-Jean, Sophie découvre que les fruits et les légumes poussent dans le jardin (et non sur les étals du marché) et qu’il faut les semer, les arroser et les repiquer pour obtenir une bonne récolte. Dans chacun de ses ouvrages, le talent de l’autrice ressort avec force dans sa capacité à exprimer avec légèreté et authenticité la merveilleuse union entre l’être humain, encore enfant, et la nature.

Gerda Muller
Couvertures de «Devine qui fait quoi: une promenade invisible», «Mon arbre», «Ça pousse comment?» (©L’École des loisirs)

La nature comme protagoniste entre allégorie et réflexions existentielles
La nature est souvent présente dans les albums comme simple fond sur lequel se déroulent des aventures mémorables et c’est seulement dans quelques cas, significatifs, qu’il devient le protagoniste incontesté du récit et le moteur des actions des personnages, une source d’inspiration et de réflexion sur soi et sur la réalité environnante. C’est justement la nature qui pousse l’enfant qui s’ennuie au centre de Un grand jour de rien de Beatrice Alemagna (Albin Michel Jeunesse) à sortir en plein air dans la campagne, sous la pluie, sans vraiment savoir quoi faire. Cette fenêtre sur le monde extérieur se révèle une occasion précieuse de vivre une aventure inattendue dans la forêt, qui lui ouvrira un horizon extraordinaire pour grandir. Un autre exemple de ce genre est le superbe Ma cabane de Loïc Froissart, édité au Rouergue. Il s’agit d’un album très élégant qui raconte, avec fraîcheur, le plaisir de respirer à pleins poumons et de se plonger dans la nature sauvage et régénératrice. La Joie de Lire publie Diapason de Laëtitia Devernay, une interprétation fantastique et allégorique du concept selon lequel dans la nature rien ne meurt, mais tout se transforme: au toucher magique d’un petit directeur d’orchestre, les feuilles des arbres d’une forêt prennent vie, elles planent dans le ciel comme si elles étaient des plumes et donnent ensemble naissance à une nuée d’oiseaux qui s’envole. L’équilibre et l’harmonie, deux caractéristiques typiques du monde naturel, font de cet album un objet fascinant et de grande valeur. L’ouvrage de Laëtitia Devernay n’est sûrement pas le seul où la nature protagoniste se prête à des métaphores intrigantes. M comme la mer de Joanna Concejo (éditions Format, traduit par Margot Carlier), un album caractérisé par des illustrations d’un raffinement extrême, exploite la nature pour affronter les difficultés liées à l’adolescence et au fait de grandir: M est un jeune garçon qui, à la vue de la mer, éprouve pour la première fois une série d’émotions complexes qui soulève en lui de nombreuses questions importantes. Dans cet ouvrage, ainsi que dans ceux mentionnés précédemment, la nature acquiert une épaisseur existentielle évidente et ses manifestations concrètes – la mer, la forêt, la campagne – se présentent comme des entités qui interagissent avec les êtres humains et qui influencent l’âme.

Allégorie
Couvertures de «Un grand jour de rien», «Ma cabane», «M comme la mer» (©Albin Michel Jeunesse, ©Rouergue, ©Format)

La nature dans le paysage urbain
Le lien entre les humains et la nature ne se développe pas qu’entre terres, mers et campagnes paisibles, mais il peut aussi prendre forme dans les espaces urbains, grâce au vert qui envahit littéralement la ville, souvent avec l’aide précieuse d’un ou plusieurs enfants. Un exemple parfait de ce genre est Le jardin voyageur de Peter Brown, publié par NordSud et traduit par Martine Desbureaux, une invitation intelligente au Guerrilla Gardening qui s’inspire de l’affaire de la ligne ferroviaire aérienne High Line à New York, abandonnée en 1980, sur les voies de laquelle des arbres et des fleurs sauvages ont poussé. Au centre du livre, Liam, un enfant curieux qui découvre des petites plantes entre les traverses des rails et qui s’efforce d’en prendre soin avec l’aide d’autres petits jardiniers comme lui. De la même manière, Le petit jardinier extraordinaire de Sam Boughton, publié par Gallimard jeunesse, traduit par Catherine Gibert, et caractérisé par un usage savant de pastels et de collages, raconte l’histoire de Joe, qui grâce à un simple pépin de pomme et à sa persévérance admirable pourra faire naître un jardin merveilleux dans sa ville. Célèbre pour ses magnifiques illustrations orientalisantes, Le dernier arbre du tchèque Štěpán Zavřel (Bilboquet) enquête un autre aspect de ce thème, la lutte éternelle entre le pouvoir salvateur de l’enfance et la tendance à l’autodestruction du monde adulte. Les habitants d’une petite ville au centre d’une immense forêt, poussés par un avide désir de richesse, décident d’abattre tous les arbres. Seule l’intervention de deux enfants, sauvera la forêt de l’aveuglement des adultes. Chacun de ces ouvrages représente, par des styles et des esthétiques différentes, une invitation à une plus grande sensibilité environnementale dans la construction de paysages urbains plus sains et à même de garantir un avenir décent aux nouvelles générations.

Paysage urbain
Couvertures de «Le jardin voyageur», «Le petit jardinier extraordinaire» (©NordSud, ©Gallimard Jeunesse)

Durabilité et sauvegarde de la planète dans les albums
Ces dernières années, les maisons d’édition jeunesse ont prêté de plus en plus attention à la question environnementale et au thème du développement humain durable à travers la réalisation d’une série d’albums très intéressants. Un exemple retentissant de ce type de livres est Nautilus’ Traum [Le rêve du Nautilus] de David Almond et Dieter Wiesmüller (Tulipan Verlag). Il s’agit d’un album aliénant qui met le lecteur face à un scénario post-apocalyptique: la hausse du niveau des mers a bouleversé notre civilisation, les monuments architecturaux sont les seules reliques du passé. Nautilus, dauphins, requins et cachalots s’interrogent sur la disparition de l’humanité et sa vocation destructrice dans un album avec une touche fortement mélancolique. Une si jolie Terre de Satoe Tone, publié aux éditions Balivernes, propose des ambiances assez différentes tout en avançant un message très similaire relatif à l’importance de la sauvegarde de la nature. Une famille nombreuse de pingouins parcourt tous les coins de la planète à la recherche d’un endroit où vivre, mais elle est découragée par la dévastation qui règne partout et décide donc d’aller jusque sur la Lune. À cette distance, s’apercevant de la beauté de la Terre, les pingouins choisissent de rentrer et de s’engager pour la sauver. Demain, il fera beau de Rosie Eve (traduit par la maison d’édition Saltimbanque) traite aussi du thème délicat des changements climatiques et de la dérive dangereuse de notre monde. L’histoire est celle d’un petit ours polaire à la recherche de sa maman qui s’est perdue, qui doit affronter les difficultés de la survie dans un Arctique méconnaissable et irrémédiablement dissout. Un ouvrage original, entre dessin et photographie, Was wird aus uns? Nachdenken über die Natur [Que deviendrons-nous? Réflexions sur la nature] de Antje Damm: l’autrice pose au jeune lecteur plus de soixante questions qui constituent la base pour de longues et profondes conversations, dans une succession de photographies fascinantes. Grâce à leur capacité à faire réfléchir et à représenter un lieu de rencontre dans lequel petits et grands peuvent échanger, ce genre d’albums peut être considéré, à juste titre, comme un patrimoine essentiel pour la croissance et le développement de la pensée critique.

Durabilité
Couvertures de «Nautilus' Traum», «Une si jolie Terre», «Demain, il fera beau» (©Tulipan Verlag, ©Balivernes, ©Saltimbanque)

Avant de terminer ce tour d’horizon des différentes catégories d’albums qui abordent les différentes facettes de la nature, il faut également citer brièvement certains titres qui correspondent à un courant hybride, à mi-chemin entre l’album et le documentaire, très en vogue ces dernières années. Quelques exemples: Un arbre, une histoire: et autres histoires vraies d’arbres de Cécile Benoist et Charlotte Gastaut (Actes Sud Junior) qui enquête sur la relation qui lie depuis toujours l’être humain aux arbres; la Drôle d’encyclopédie végétale de Adrienne Barman (La Joie de Lire), qui décrit plus de sept cents plantes et espèces végétales sous un angle original; et, enfin, Qu’est-ce qu’un fleuve? de Monika Vaicenavi (Cambourakis, traduit par Catherine Renaud), qui accompagne le lecteur à la découverte des fleuves et de leurs innombrables particularités.

Cet excursus sur le thème de la nature dans les albums a mis en évidence la richesse des points de vue offerts par des auteurs et des autrices du monde entier, dont les sensibilités et les poétiques sont souvent très éloignées les unes des autres. En outre, il était important de souligner comment les enfants d’aujourd’hui sont ceux qui, dans un futur proche, devront faire face à des défis environnementaux  très importants et sérieux: un bagage de lectures solides et stimulantes constitue certainement la base idéale pour cultiver un bon état d’esprit et pour pouvoir interagir avec la nature avec toute l’intelligence et tout le jugement que notre très belle et fragile Terre nécessite.


*CHIARA MONTANI, experte en littérature jeunesse et passionnée de romans graphiques, est née à Brescia en 1987 et a obtenu son diplôme en Lettres grâce à un mémoire sur les mécanismes de la transposition cinématographique. Depuis 2011, elle est libraire à la Libreria dei Ragazzi de Brescia. Elle tient le blog Balene Orchi Elefantesse, dédié aux albums et aux bandes dessinées pour enfants.

Traduction et adaptation du texte depuis l'italien: Federico Talarico et Myriam Héritier

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Illustration d'auteur

Gerda Muller

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