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Le monde occidental n'est pas encore représenté dans toutes ses couleurs

Les héros blancs restent la norme de nos albums. Mais – heureusement – les choses évoluent, comme l'explique la jeune chercheuse Elodie Malanda à Ricochet.

Dominique Petre
24 juin 2021

La diversité en soi est une chose extrêmement positive puisque source d'enrichissement. Comment se fait-il, dès lors, qu'un manque de diversité continue à régner dans notre monde et dans nos livres pour enfants? Afin de poursuivre la réflexion entamée avec la sélection, par Mistikrak!, de livres offrant une représentation positive de personnages noirs, Dominique Petre a interrogé Elodie Malanda, spécialiste de la question de la diversité raciale. La jeune chercheuse luxembourgeoise en littérature jeunesse apporte son éclairage sur des problématiques actuellement sensibles et souligne les grands progrès réalisés ces dernières années.

Elodie Malanda
Elodie Malanda lors du colloque de REIYL (Researchers Exploring Inclusive Youth Literature) à Glasgow en 2019 (© REIYL); cherchez en vain le baobab ou ce qui reste encore une exception, à savoir une famille noire dans un environnement suisse: les sœurs Mbiya et Kabibi de Belotie Nkashama, illustrées par Amélie Buri (© Bethstory); un roman qui, selon Elodie Malanda, réussit à éviter les pièges de la bonne intention: «Bienvenue à Goma», d'Isabelle Collombat (© Le Rouergue).

Dominique Petre: Vous avez soutenu une thèse sur l'image de l'Afrique dans les romans jeunesse, sous-titrée Les pièges de la bonne intention[1]. Pourquoi ce sous-titre?
Elodie Malanda:
Beaucoup d'autrices et auteurs désiraient faire passer un message antiraciste, sensibiliser le public occidental aux problèmes de l'Afrique ou faire mieux connaître des pays et des cultures. Malgré ces intentions louables, l'imaginaire colonialiste restait très présent, un peu comme s'il était entré dans le livre par la porte de derrière. Il y avait souvent une discrépance entre le message affiché, par exemple «nous sommes tous égaux peu importe la couleur de notre peau», et le message transmis par l'histoire, par exemple «un enfant blanc arrive en Afrique et trouve une solution pour sauver 1) les animaux sauvages ou 2) les Africains en danger». Même dans des romans défendant une intention anticolonialiste qui condamnaient le racisme au niveau discursif, une idéologie raciale avec l'Européen supérieur à l'Africain restait entérinée au niveau narratif. Cela dit, j'ai travaillé sur les romans parus entre 1991 et 2010. Heureusement, les choses sont lentement en train de changer.

Dans votre thèse, il est question de romans. Qu'en est-il de la représentation de l'Afrique subsaharienne dans les albums francophones?
Je me souviens de la réflexion d'une bibliothécaire de la BnF (Bibliothèque nationale de France) à qui j'avais confié mon souhait d'étudier les albums sur l'Afrique. Elle m'avait alors répondu: «Vous en aurez vite marre de travailler sur les baobabs». Et effectivement, une grande partie des albums sur l'Afrique subsaharienne parlent de la faune et de la flore, et d'une Afrique lointaine et originelle. Beaucoup sont des recueils de contes, c'est donc normal qu'il s'agisse d'une Afrique rêvée. Le problème est qu'ils soient beaucoup plus nombreux que les albums racontant des histoires qui se déroulent sur le continent africain «réel». Dans l'Afrique des albums français, il y a largement plus de lions et de zèbres que d'écoliers ivoiriens ou de réparateurs de portables brazzavillois. On est en plein dans ce que l'écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie appelle «le danger d'une histoire unique»[2]. Si on retrouve partout la même image, celle-ci finit par être entérinée dans la tête des lecteurs·lectrices. Un garçon auquel j'expliquais qu'il y avait eu une guerre au Congo m'a demandé s'il s'agissait d'une guerre entre les animaux. Quand je lui ai répondu qu'il s'agissait bien d'une guerre entre êtres humains, il a voulu savoir s'ils se battaient avec des arcs et des flèches. Heureusement, il existe des albums montrant une autre image du continent, comme ceux d'Alain Serge Dzotap, de Christian Epanya et de Véronique Vernette. J'ai même trouvé un album qui se moque de cette éternelle narration du continent africain comme terre des bêtes sauvages. Dans La petite fille qui voulait voir des éléphants, une fillette part en Côte d'Ivoire et est très déçue de ne pas y trouver de pachydermes… Il m'a beaucoup fait rire!

Elode Malanda
Un succès éditorial (plus de 24 000 exemplaires vendus!) qui raconte l'Afrique d'aujourd'hui (© Syros); un recueil de contes d'Afrique avec un (très beau) baobab (© Père Castor); Elodie Malanda avec une de ses recommandations, Frisettes en fête (© Elodie Malanda).

Et qu'en est-il de la présence – ou de l'absence – des enfants non blancs qui vivent dans le monde occidental? Cette diversité existe-t-elle dans les albums du marché jeunesse francophone?
Oui et non. Le monde occidental n'est pas encore représenté dans toutes ses couleurs, même si de grands progrès ont été réalisés ces dernières années. On trouve un certain nombre d'albums avec des personnages noirs, mais les personnages d'origine asiatique, maghrébine ou les Roms sont encore trop absents. Ce qui frappe, c'est que les albums représentent souvent une famille métissée, un parent noir, un parent blanc et des enfants entre les deux. Les histoires avec des personnages non blancs se déroulent principalement en classe ou au sport, dans ce que l'on appelle «la réalité partagée». Pour trouver un album qui présente une famille entièrement noire dans son intimité, il faut chercher longuement… C'est tout un pan du quotidien des enfants occidentaux issus de la diversité qui est encore absent de la littérature jeunesse. Soit la diversité est le sujet du livre, soit elle est effacée. De plus en plus d'autrices et illustratrices européennes noires publient pour les enfants. Mais leurs albums sont la plupart du temps auto-édités et difficiles à trouver.

Regrettable pour les jeunes non blancs qui n'ont pas l'effet miroir et pour les jeunes blancs à qui l’on ferme cette fenêtre sur un horizon qu'ils connaissent mal…
Exactement! Je rêve d'albums dans lesquels le quotidien de ces enfants serait raconté de manière naturelle, sans que leur manière de vivre ou leur religion ne devienne le thème principal. La famille du personnage principal fêterait l'Aïd à la fin du ramadan, mangerait avec des baguettes ou enlèverait ses chaussures à l'entrée de son appartement et ce ne serait pas thématisé car absolument normal pour elle. Un livre comme Planet Omar de Zanib Mian, une sorte de Journal d'un dégonflé avec un Londonien d'origine pakistanaise en guise de héros. Ce livre a été traduit en allemand mais pas en français, sans doute n'est-il pas assez laïque: la mère d'Omar porte le voile et plusieurs épisodes se passent à la mosquée. La religiosité de la famille d'Omar n'est pas le sujet central du livre mais fait naturellement partie du quotidien du jeune protagoniste Londonien.

Une polémique actuelle concerne le droit d'écrire des histoires d'une culture autre que la sienne. Timothée de Fombelle, un écrivain blanc, a ainsi publié le premier volet d'une trilogie sur l'esclavage et son abolition, Alma (T. 1). Le vent se lève. Un fait qui a, semble-t-il, contrarié son éditeur anglo-saxon. Qu'en dites-vous?
Timothée de Fombelle a le droit d'écrire Alma, et d'ailleurs il l'a fait. Mais un éditeur anglo-saxon a parfaitement le droit de ne pas traduire le roman. La vraie question est sans doute: comment se fait-il que ce soit Timothée de Fombelle qui ait raconté cette histoire? Car le problème de l'absence de diversité dans la littérature jeunesse est aussi un problème d'absence de diversité des voix: pourquoi y a-t-il si peu d'autrices et auteurs «racisé·e·s»? Pourquoi ont-elles et ils tellement de mal à se faire publier? Où sont les éditrices, éditeurs, personnes participants à des jurys pour des sélections ou des prix issu·e·s de la diversité? Je pense que nous nous trouvons dans une phase critique. Lorsque les voix se seront diversifiées, que les histoires viendront des perspectives les plus diverses, la polémique disparaîtra d'elle-même: tout le monde pourra parler de tout.

Elodie Malanda
«Planet Omar», sorte de «Journal d'un dégonflé» dans un cadre musulmo-londonien, n'existe pas en français (© Hodder Children's Books); un écrivain blanc, Timothée de Fombelle, écrit l'histoire d'une esclave noire: la superbe couverture d'«Alma (T. 1). Le vent se lève», signée François Place (© Gallimard Jeunesse).

Et que faudrait-il faire selon vous pour assurer une plus large diversité des voix?
Donner une chance à ces autrices et auteurs qui ont du potentiel mais qui se voient obligé·e·s de s'auto-éditer, se privant ainsi de conseils et de fonds qui leur permettraient, dans certains cas, d'aboutir à un album de plus grande qualité et d'accéder surtout à une plus large diffusion. D'autre part, les éditrices et éditeurs doivent cesser de penser qu'un livre écrit par une personne noire ne s'adresse qu'aux personnes noires, que c'est un produit de niche. Tant qu'on sera d'avis, en Europe, que des lectrices et lecteurs blancs ne peuvent pas s'identifier avec des protagonistes noirs ou d'origine asiatique, le problème subsistera. Curieusement, personne ne semble s'inquiéter du public racisé qui n'a pas d'autre choix que de s'identifier à des personnages blancs.

Elodie Malanda
Un album anti-clichés qui a fait rire Elodie Malanda (© L'atelier du poisson soluble); le père de Fifi Brindacier, «roi des mers du Sud» (© Hachette Livre); un docteur de couleur, celui de Léo et Popi (© Bayard).

Autre épineuse question, peut-on encore lire ou laisser lire des classiques comme Babar, Fifi Brindacier ou Tintin aux enfants même s'ils transmettent des représentations raciales d'une époque révolue?
C'est une question sensible. Personnellement, j'adore l'héroïne imaginée par Astrid Lindgren, mais je reste convaincue que quand Tintin est au Congo ou Fifi Brindacier chez son père «roi des mers du Sud», ces livres véhiculent un imaginaire colonialiste et déshumanisant des noirs. Quand on me dit que les enfants ne s'en rendent pas compte, je réponds que c'est justement cela le problème. Moi-même j'ai beaucoup lu enfant et ce n'est qu'en écrivant ma thèse que je me suis rendue compte que des livres racistes avaient fait partie de ma construction. Comme si on m'avait malgré moi persuadée que les blancs valaient mieux que les noirs. Pour donner un exemple concret: si j'ai rendez-vous chez un médecin que je ne connais pas et que je me retrouve face à une personne noire, j'aurai une réaction spontanée de surprise. Un comble, pour quelqu'un qui a été, du côté congolais de sa famille, entourée de personnes érudites.

Mais les choses ne sont-elles pas en train de changer et d'évoluer dans la bonne direction?
Absolument! Ces dernières années, un vent nouveau souffle, du moins sur la France. Un Salon du livre jeunesse afro-caribéen a vu le jour, l'association Diveka promeut les livres qui font la part belle à la diversité, il existe une librairie en ligne, «Les enfants du bruit et de l'odeur»[3], ainsi que de nombreux blogs, des activistes font pression sur les maisons d'édition. On a eu une grande chance d'avoir Laura Nsafou, qui a écrit Comme un million de papillons noirs, édité aux éditions Bilibok[4] grâce à un financement participatif. L'histoire est inspirée par une citation de l'écrivaine afro-américaine Toni Morrison et raconte comment la jeune Adé apprend à aimer ses cheveux crépus. L'écho médiatique énorme a permis de porter le débat de manque de diversité raciale au-delà des communautés d'activistes. En outre, le succès du livre a prouvé qu'il y avait une vraie demande. Sous le nom de Mrs Roots, Laura Nsafou publie un blog. De nombreuses femmes issues de la diversité ont, comme elle, pris la parole, notamment dans des blogs et des podcasts. C'est grâce à leur incessant travail qu'aujourd'hui les lignes bougent. Je leur en suis très reconnaissante: grâce à elles, ma nièce verra dans ses livres des petites filles qui lui ressemblent.


Des albums qu'Elodie Malanda a aimés (et qui n'étaient pas dans la sélection de Mistikrak!)

Les cheveux, un thème politique:
Comme un million de papillons noirs, Laura Nsafou, Barbara Brun, Cambourakis, 2018.
Frisettes en fête, bell hooks, Chris Rashka, Points de suspension, 2001.

Des personnages noirs:
Julian est une sirène, Jessica Love, L'école des loisirs (Pastel), 2020.
Le souci de Calie, Tom Percival, Scholastic, 2019.

Mia contre le monstre terrible, Nadia Shireen, Nathan, 2019.

Des familles métissées:
Maman, papa, comment vous vous êtes rencontrés?, Thierry Lenain, Stéphanie Marchal, Père Castor, 2019.
Mon hamster à roulettes, Rémi Courgeon, Bayard Jeunesse, 2018.

Un bébé… et moi alors?, Kidi Bebey, Anne Wilsdorf, Bayard Jeunesse, 2010.

Une ode à la résilience:
Invaincus, Kwame Alexander, Kadir Nelson, Scholastic, 2021.

Pour terminer, quelques albums auto-édités (et les sites pour se les procurer):
Cali c'est moi, Marion Bond, Queen Mama, Books color the world, 2020.
Mbiya et Kabibi: je veux le même!, Belotie Nkashama, Amélie Buri, Bethstory, 2020.

Petit cœur: tu es..., N. D. Dembele, Naomi Amevinya, MMI, 2020.

Elodie Malanga
Un million de papillons noirs qui font bouger les lignes (© Cambourakis); un poème illustré coup de poing (© Scholastic); un nouveau bébé dans une famille métissée (© Kidi Bebey): trois des douze conseils de lecture d'Elodie Malanda.

[1] Elodie Malanda, L'Afrique dans les romans pour la jeunesse en France et en Allemagne, 1991-2010. Les pièges de la bonne intention, Honoré Champion, 2019.
[2] L'écrivaine nigériane explique ce concept dans un «TED Talk» sous-titré en français, disponible ici.
[3] Dénommée ainsi en réaction au discours prononcé par Jacques Chirac, le 19 juin 1991, à Orléans. Il y dépeignait «l'immigré» comme étant un envahisseur «bruyant et odorant».
[4] Bilibok a entretemps déposé son bilan et l'album a été réédité par Cambourakis.


Image de vignette: image intérieure de Julian est une sirène (© L'école des loisirs)