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Dans la lunette de Ricochet: prix Nobel et livre jeunesse

Dans l’univers très fermé des prix Nobel, rares sont les lauréats qui gravitent autour du livre jeunesse. Pourtant, cette année, on assiste à une petite révolution. L’astronome Didier Queloz et l’écrivaine Olga Tokarczuk, qui ont reçu respectivement le Nobel de physique et de littérature, comptent tous deux une publication jeunesse à leur actif.   

Dans la lunette de Ricochet: prix Nobel et littérature jeunesse
Damien Tornincasa
29 octobre 2019

Prix Nobel, le Big Bang
L’histoire de cette distinction internationale est indissociable de celle son initiateur, le chimiste suédois Alfred Nobel. Le scientifique, qui a déposé pas moins de 355 brevets au cours de sa vie, est avant tout célèbre pour avoir inventé la dynamite. En 1895, peu de temps avant sa mort, Alfred Nobel – qui n’a ni femme ni enfant – modifie son testament et décide de léguer une grande partie sa fortune à la création d’un prix qui portera son nom et récompensera des personnes «ayant apporté le plus grand bénéfice à l’humanité». Cinq disciplines sont concernées: la médecine (ou physiologie), la chimie, la paix (ou diplomatie), la physique et la littérature. Il faudra attendre 1968 pour que l’économie rejoigne le rang des domaines primés. Les premiers prix Nobel sont décernés en 1901. La tradition veut que la cérémonie se tienne chaque année le 10 décembre, date-anniversaire de la mort d’Alfred Nobel. Parmi les lauréats célébrissimes, on citera Nelson Mandela et Mère Teresa (tous deux Nobel de la paix); Marie Curie (première femme à obtenir un prix Nobel et seule femme à  en posséder deux à ce jour) ou encore Jean-Paul Sartre qui, fidèle à lui-même, refuse le prix Nobel de littérature en 1964.

Olga Tokarczuk: après l’éclipse…
A propos de littérature d’ailleurs, deux éléments sautent aux yeux lorsqu’on parcourt la longue liste des lauréats de ce Nobel-ci. Premièrement, la proportion de femmes est tristement faible: en quasiment 120 ans d’existence (avec tout de même quelques creux en temps de guerre), le Nobel n’a récompensé que 15 plumes féminines, dont Nelly Sachs, Toni Morrison ou encore Alice Munro. Ensuite, peu nombreux sont les lauréats qui ont publié des livres à destination des enfants et des jeunes. Parmi les jolies exceptions, il y a, bien sûr, Patrick Modiano (Nobel 2014 de littérature) qui a signé, à côté de son œuvre pour les adultes, un magnifique livre jeunesse intitulé Catherine Certitude. De même, Jean-Marie Gustave Le Clézio (Nobel 2008 de littérature) a écrit plusieurs titres jeunesse, comme Balaabilou dont une réédition est parue en mai 2019 chez Gallimard Jeunesse.

Modiano Le Clézio
Deux Nobel de littérature ayant publié pour la jeunesse: Patrick Modiano et Jean-Marie Gustave Le Clézio (© Gallimard Jeunesse)

La personne qui a reçu le prix Nobel de littérature 2018 cumule ces deux spécificités: Olga Tokarczuk est UNE auteure (peut-être même l’auteure polonaise contemporaine la plus connue et traduite à travers le monde) et a publié aussi bien en littérature générale qu’en jeunesse. Mais on ne s’arrête pas là au niveau des singularités: la distinction a été attribuée à l’écrivaine il y a quelques semaines seulement, soit avec une année de retard. L’édition 2018 avait été en effet été reportée (à cause d’un scandale impliquant l’époux d’une académicienne suédoise), chose qui n’était plus survenue depuis la Seconde Guerre mondiale. Le prix Nobel s’est certes fait attendre, mais la principale intéressée, elle, ne s’attendait pas à être distinguée de la sorte. Olga Tokarczuk a appris sa nobélisation quelque part sur l’autoroute entre Berlin et Bielefed, où elle se rendait à l’occasion d’une rencontre littéraire dans le cadre d’une tournée en Allemagne. «Je n’y étais absolument pas préparée, je n’avais pas la bonne tenue, j’étais stupéfaite», confiera-t-elle aux journalistes lors de la conférence de presse d’ouverture de la Foire du livre de Francfort. Et l’écrivaine de préciser: «La nouvelle est arrivée avant moi à Bielefeld où m’attendaient une foule de gens ainsi que le maire de la ville qui portait son collier doré des grandes occasions. J’ai eu droit à un accueil exceptionnel et j’ai pensé que mes livres avaient tissé un lien entre tous ces gens. C’est formidable que la littérature soit capable d’une telle prouesse». Sa gaieté ne l’empêche pas de garder les pieds sur terre et son discours se teinte d’inquiétude lorsqu’elle évoque son pays: «Je ne suis pas enthousiaste de la situation politique en Pologne mais, paradoxalement, ce n’est pas si grave pour la littérature: les auteurs n’ont besoin que d’un ordinateur pour écrire et les maisons d’édition polonaises sont des entreprises privées. Je suis davantage préoccupée pour les théâtres et les autres institutions publiques de la vie culturelle».

Olga Tokarczuk
Olga Tokarczuk lors de la conférence de presse de la Foire du livre de Francfort, entre le directeur de l'événement et sa traductrice (@ Dominique Petre)

Devant son ordinateur, l’auteure a construit une œuvre remarquable qui comprend de nombreux romans traitant de sujets très éclectiques; des recueils de nouvelles; des poèmes; des essais. En un mot, elle a le goût de l’expérimentation et ne craint pas de varier les contenus et les formats…
«Format», c’est justement le nom de la maison d’édition qui a publié le premier album jeunesse d’Olga Tokarczuk, d’abord en polonais en 2017 puis dans une traduction française en 2018 (sans céder les droits à un éditeur étranger). Le livre, qui s’intitule Une âme égarée (Zgubiona dusza en langue originale), se présente comme un bref conte philosophique sur la difficulté que nous avons à prendre notre temps. C’est l’histoire d’un homme qui, emporté dans la frénésie de son existence, finit par égarer son âme (incapable de suivre la folle cadence de son propriétaire) et par oublier jusqu’à son prénom. Le diagnostic d’un vieux et sage médecin que le protagoniste consulte est sans appel: «Il faut vous chercher une place et vous y asseoir tranquillement pour attendre votre âme. […] Je ne vois pas d’autre remède pour vous». Le texte poétique et un brin mélancolique est magnifié par les illustrations de Joanna Concejo. Réalisées dans un style résolument old school sur les pages vieillies d’un cahier à carreaux, ces dernières tantôt complètent le récit d’Olga, tantôt donnent un éclairage nouveau – presque allégorique – à l’histoire. Ce qui est certain, c’est qu’elles font l’éloge de la lenteur. Bancs sur lesquels attendre et se reposer; tables de café où s’arrêter un instant pour rêvasser; plantes grandissant à leur rythme au fil des ans: autant d’éléments qui parcourent les pages de cet album réalisé à quatre mains et à deux âmes, pas égarées du tout!

Âme égarée, Tokarczuk et Concejo
Florilège d'illustrations tirées de l'album «Une âme égarée» d'Olga Tokarczuk et Joanna Concejo (© Format)

Didier Queloz: la tête dans les étoiles
Quittons la métaphysique pour se tourner vers la physique. Cette année, le prix Nobel du domaine est allé à trois chercheurs: le Canadien James Peebles pour ses travaux sur la cosmologie et les astrophysiciens suisses Michel Mayor et Didier Queloz pour avoir été les premiers à détecter une planète en orbite autour d’une étoile différente du Soleil, la fameuse 51 Pegasi b. Leur découverte date de 1995 mais – éloge volontaire de la lenteur ou non – il aura fallu attendre près de 25 ans pour qu’elle soit récompensée de la plus belle manière qui soit!
L’astrophysique: un secteur qui peut sembler à des années-lumière du livre jeunesse, et pourtant! Il y a quelques années, Didier Queloz a écrit sur ce sujet un ouvrage de vulgarisation scientifique à destination des jeunes dès 12 ans. Le documentaire, intitulé Planètes extrasolaires (2010) est paru à l’OSL (Œuvre suisse des lectures pour la jeunesse), une maison d’édition suisse qui publie dans toutes les langues nationales et qui a à cœur de promouvoir des auteurs et artistes «locaux». Contactée après l’annonce des lauréats du Nobel de physique, Regula Malin, la directrice de l’OSL, s’est confiée à Ricochet: «C’est une fierté pour l'OSL de compter Didier Queloz parmi nos auteurs depuis 2010. Cette publication en langue originale française (avec traduction allemande) montre que l’OSL a un très bon nez pour les sujets d'actualité. Même une édition en anglais est prévue.»

Didier Queloz OSL
La publication jeunesse de Didier Queloz en français et allemand (© OSL)

En une cinquantaine de pages, l’ouvrage fait efficacement le tour de la question des exoplanètes. En guise d’introduction au sujet, l’auteur donne des détails historiques en présentant les tout premiers astronomes et leur vision du cosmos. Puis, une partie est consacrée à la description de notre système solaire ainsi qu’à la formation et la composition des planètes. Enfin, une dernière partie, la plus dense, est consacrée aux planètes se trouvant hors de notre système solaire et à la manière dont celles-ci ont été et sont encore découvertes. L’ouvrage se conclut sur un chapitre aussi passionnant que mystérieux: la recherche de vies extraterrestres et d’autres civilisations à travers l’univers. Affaire à suivre.

Planètes extrasolaires Queloz
Doubles-pages intérieures de «Planètes extrasolaires» de Didier Queloz (© OSL)

En attendant, les prix Nobel d’Olga Tokarczuk et de Didier Queloz font l’effet de deux étoiles filantes dans le ciel de la littérature jeunesse. On se surprend à les observer, sourire aux lèvres, et à formuler toutes sortes de vœux silencieux pour l’avenir!


Merci à Dominique Petre et Emilija Cirjanic pour les compléments d'informations.


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