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C’est la Belgique la plus forte

La littérature jeunesse de Belgique 2

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Dominique Petre
9 novembre 2022

Comment se fait-il que tant de talents en littérature jeunesse soient sortis d’un si petit pays? Dominique Petre a mené volle petrol [1] une enquête-sondage entièrement subjective.


A comme Jeanne Ashbé, B comme Anne Brouillard, C comme Kitty Crowther ou Anne Crahay, D comme Claude K. Dubois ou Dominique Descamps... Devant la facilité à trouver des créatrices belges d’album belge pour chaque lettre de l’alphabet, on peut légitimement s’interroger. Sont-ce les étroites frontières réelles du pays qui font éclater celles de la créativité dans la tête des habitant·e·s? Avant de passer à une enquête totalement subjective (le passeport de la rédactrice est estampillé noir-jaune-rouge), quelques précisions s’imposent. Dans cet article, il ne sera question que d’artistes qui publient en français alors que la Belgique est un pays trilingue et que d’albums sauf exception (merci Deborah Danblon). Donc d’une Belgique encore plus petite que la Belgique. Et comme en football, il sera moins question de pédigrée que d’appartenance à une équipe: Mario Ramos avait des racines portugaises, Anne Brouillard et Kitty Crowther sont en partie suédoises… Ce qui n’empêche nullement ces trois auteurs·trices d’être parmi les Belges les plus souvent cité·e·s dans ce papier.

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Le plus fort, c’est sans doute lui: l’auteur illustrateur belge de génie Mario Ramos. Muriel Limbosch du «Wolf» a choisi de lire «Un ouragan dans la barbe» de Noelia Diaz Iglesias au loup «Freddy». (©Pastel, ©Le Wolf, ©CFC Éditions)

1. La directrice du centre «Le Wolf» Muriel Limbosch
Est-ce justement ce mélange qui réussit si bien aux albums belges? Voilà la thèse de Muriel Limbosch, aux commandes du «Wolf», la maison de la littérature jeunesse installée à deux pas de la Grand-Place de Bruxelles. «Mélanges de cultures, de langues, d’influences, de sources d’inspiration», explique la directrice du «lieu magique dédié aux enfants et aux grands noms de la littérature de jeunesse». «Nous sommes des «zinnekes», comme on dit chez nous, et cette diversité «produit» du singulier. Des pigeons voyageurs curieux de l’ailleurs. C’est cela notre secret, le melting-pot!» conclut Muriel Limbosch. Son conseil de lecture? Un objet entre l’album jeunesse et la BD, le premier livre de la jeune étudiante Noelia Diaz Iglesias paru aux éditions CFC, Un ouragan dans ma barbe.

2. La critique littéraire (française) Sophie Van der Linden
«Étonnamment, chaleur est le premier mot qui me vient lorsque je pense aux albums belges», observe la critique littéraire – française – qui a fait de l’album sa spécialité. «Chaleur des textures et des couleurs sur la page, chaleur des lumières représentées, chaleur de l’amitié. Une grande chaleur humaine, sensible et attentive». L’image associée? «Celle d’Anne Brouillard, dans Les Îles, quand Véronika et Killiok attendent leurs amis. Ils sont assis sur un banc et regardent les lumières de la ville. Nous, spectateurs, voyons par leurs yeux», poursuit Sophie Van der Linden, avant de conclure: «Il me semble qu’une telle image ne peut exister que dans un album belge».

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Dans l’album «Les Îles» d’Anne Brouillard, une vignette typiquement belge (c’est une Française qui l’affirme). Figure bruxelloise incontournable de la littérature jeunesse, le cofondateur de la Fondation Battieuw-Schmidt Luc Battieuw conseille de lire «C’est moi le plus beau» de Mario Ramos. (©Pastel, ©Pastel, ©Luc Battieuw privé)

3. Le cofondateur d’une fondation Luc Battieuw
«Si la Belgique regorge de talents, c’est aussi grâce à la qualité des nombreuses écoles d'illustrations et de graphisme», souligne Luc Battieuw, cofondateur de la Fondation Battieuw-Schmidt qui entend conserver et promouvoir l’illustration et le texte pour la jeunesse. «La Cambre où les premiers talents ont émergé comme Elisabeth Ivanovsky, l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles d’où est sortie Monique Martin-Gabrielle Vincent, mais aussi les sections d’illustrations de Saint-Luc à Liège, à Bruxelles, à Gand, à Tournai… qui ont découlé de l’école belgo-française de BD». L’ex-directeur du centre de littérature jeunesse de Bruxelles affirme: «C’est cette qualité de l’enseignement qui a permis de produire des artistes comme Josse Goffin, Benoît Jacques, Mario Ramos, Anne Herbauts, David Merveille ou Kitty Crowther». Mais Luc Battieuw souligne également le rôle du monde de l'édition: «la tradition a débuté avec Casterman, Dessain et la presse catholique. Elle s’est poursuivie avec Pastel, Mijade et Alice jeunesse mais aussi avec Versant Sud, À pas de loups, Esperluète et Cotcotcot». Le conseil de lecture du Belge Luc Battieuw: C’est moi le plus beau de Mario Ramos.

4. La journaliste Laurence Bertels
Journaliste, notamment pour le quotidien La libre Belgique, Laurence Bertels souligne la grande culture de l’image du pays. «Après les clairs-obscurs des peintres flamands et la ligne claire ou floue des bédéistes auxquels Hergé a ouvert une voie royale, les illustrateurs jeunesse belges ont inventé des livres pour enfants tendres et décomplexés qui leur valent une solide réputation». Elle cite Gabrielle Vincent «écolo et reine de la récup' avant l'heure avec ses Ernest et Célestine», Marcel Marlier «et sa Martine connue dans le monde entier», et «le génial Mario Ramos». Mais impossible de s’arrêter là: «les brumes d'Anne Brouillard, la poésie du quotidien d'Anne Herbauts, l'originalité de Marine Schneider, l'humour de Michel Van Zeveren, l'immense tendresse de Jeanne Ashbé, l'engagement de Catherine Pineur...», poursuit Laurence Bertels qui finit par choisir, comme conseil de lecture, «le prix Nobel» (entendez Prix Astrid Lindgren) belge Kitty Crowther. «Une immense artiste dont j'aime tous les albums», précise la journaliste. «Mais si je devais n’en citer qu’un, ce serait Mère Méduse. Un beau livre sur la liberté, la honte, la position de la femme et de la mère».     

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Martine connue dans le monde entier monte-t-elle dans un avion de la Sabena? Un album de Marine Schneider et une illustration issue du conseil de lecture de la journaliste Laurence Bertels: «Mère Méduse» de Kitty Crowther. (©Casterman, ©Cambourakis, ©Pastel)

5. L’universitaire Michel Defourny
Docteur en histoire et littératures orientales, maître de conférences de l’Université de Liège, Michel Defourny dit qu’il est passé du mythe au conte et du conte à l’album pour enfants. En 2014, il s’était déjà penché sur la spécificité de la Belgique dans sa préface au répertoire (http://www.litteraturedejeunesse.cfwb.be/index.php?id=repertoire) qui recensait les auteurs·trices et illustrateurs·trices actif·ve·s en littérature de jeunesse à Bruxelles et en Wallonie. Ce qu’il affirmait alors paraît toujours vrai aujourd’hui: «Si les auteurs et illustrateurs belges francophones rencontrent pareil succès, c’est parce qu’ils ont placé l’enfant destinataire au centre de leur création, sans pour autant négliger la recherche plastique. Ils racontent des histoires qui répondent à ses besoins affectifs, à son désir de grandir dans l’autonomie, à son insatiable curiosité. Des histoires qui font peur, des histoires absurdes qui font rire, des histoires qui dérangent, des histoires qui posent des questions sans donner de réponses toutes faites, des histoires mystérieuses ou énigmatiques, des histoires de complicité avec les «autres».».

6. La libraire Deborah Danblon
Elle est, comme Obélix, tombée dans la potion quand elle était petite: sa mère Tamara Danblon est l’autrice de Petite abeille, une série que les Belges d’un certain âge (hem hem) connaissent. «Pour œuvrer régulièrement avec d’autres pays de la francophonie», explique la libraire qui intervient régulièrement dans l’émission «la librairie francophone», entre autres sur France Inter, «je suis forcée de remarquer qu’une des tristes spécificités de notre Belgique est de manquer de chauvinisme. Quand la notoriété s’installe, c’est souvent parce que la consécration s’est faite hors de nos frontières, au point même qu’ensuite, on ignore la nationalité belge d’origine». Alors, comment se fait-il que la littérature jeunesse échappe à cette logique et produit pléthore de talents? «J’aurais bien une petite idée à ce sujet, voire deux», répond Deborah Danblon. «La première est que le monde de la littérature jeunesse étant historiquement moins sous les feux de la rampe que celui de la littérature pour les grands, elle a permis à des talents d’émerger en étant plus préservés du regard de la critique. La seconde serait que parmi nos créateurs à succès, il y a énormément d’illustrateurs. Or nous les Belges avons souvent préféré nous exprimer par le visuel que par les mots. Nous sommes donc surreprésentés dans le domaine des arts plastiques», conclut la libraire. Parce qu’elle a l’esprit de contradiction, Deborah Danblon ne recommande pas des albums, mais «l’ensemble de l’œuvre déjà bien fournie» de Marie Colot et de Thomas Lavachery.

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Petite abeille s’ennuie, mais pas la libraire Deborah Danblon ni l’éditrice Odile Josselin avec leurs recommandations. (©Dupuis, ©Deborah Danblon privé, ©Odile Josselin privé)

7. L’éditrice – française installée en Belgique – Odile Josselin
«Cette perception de la création belge de l’extérieur est très intéressante et en même temps surprenante», observe Odile Josselin, «mais je peux m’y associer puisque je suis moi-même Française et que j’ai travaillé dans une maison d’édition française avant de venir chez Pastel». «Les influences graphiques vont des grands Maîtres de la peinture et notamment des Flamands à la bande dessinée omniprésente dans toutes les familles», remarque l’éditrice, avant de préciser: «Ce n’était pas le cas en France, il y a quelques décennies. Cela a, je pense, développé un goût pour les histoires, un certain humour et le rapport assez modeste à la création qui définit aussi la littérature jeunesse». Odile Josselin ajoute: «Il y a sans doute un sens de la «vérité» et du «mystère» particulier ici», avant de donner son conseil de lecture, un album «maison» de Catherine Pineur, T’es pas mort! sorti le 5 octobre 2022. «J’ai choisi ce livre pour son titre et son parti pris graphique qui nous réveillent!», explique l’éditrice de chez Pastel.

8. L’attachée à la diffusion internationale Silvie Philippart du Foye
Les ingrédients de la recette belge qui «prend» sont, selon Silvie Philippart du Foye, «un savant dosage d’écoles d’art renommées, de surréalisme et d’acculturation belge». La qualité des écoles d’art et la spécificité de la Belgique comme carrefour des cultures et des langues ont déjà été évoquées. Mais l’attachée à la diffusion internationale des littératures belges francophones attire l’attention sur le surréalisme belge: «on se joue des mots et des images. Le lien texte-image est exploré et analysé sous toutes ses coutures. Le livre se fait objet et œuvre d’art: formidable terrain de jeu, il questionne le «savoir-dire». La capacité d’émerveillement et de plaisir sont sans cesse titillées» explique Silvie Philippart du Foye, avant de conseiller Je ne suis pas un oiseau, un album d’Anne Herbauts paru aux éditions Esperluète. 

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Silvie Philippart de Foye conseille un album d’Anne Herbauts. D’autres succès belges: un album de l’inclassable Benoît Jacques, un prix allemand de littérature jeunesse pour Claude K. Dubois et son traducteur Tobias Scheffel pour «Akim court» en 2014 et une mention spéciale à Bologne signée Bernadette Gervais. (©Silvie Philippart du Foye privé, ©Benoît Jacques, ©Dominique Petre, ©Éditions Les Grandes Personnes)

Si la taille de la Belgique peut paraître ridicule, celle du talent de ses créateurs et créatrices impressionne. Leur renommée, aussi en dehors de leur pays, donnerait le tournis aux boules pourtant solidement arrimées de l’Atomium. «La Belgique est un plaisir et doit le rester», affirmaient les humoristes des «Snuls» à la fin des années 80. En littérature jeunesse, 35 ans plus tard, c’est toujours vrai. Lisez le belge!


[1] Locution belge qui signifie à toute vitesse


Image de vignette: C’est moi le plus fort de Mario Ramos (©Pastel)


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