Aller au contenu principal

Rechercher un article ou une interview

Date

Entre qualité littéraire et dialogue interculturel. Le Prix franco-allemand pour la littérature de jeunesse

Littérature jeunesse, langues et langages 5

Image vignette
Isabelle Enderlein
27 novembre 2019

«Bücher bauen Brücken» – Les livres construisent des ponts: tel est le credo du salon européen du livre de jeunesse qui, tous les ans en septembre, réunit à Sarrebruck des auteurs, des éditeurs et des lecteurs de littérature jeunesse venus de toute l’Europe.

En 2013, la fondatrice de ce salon, Yvonne Rech, a souhaité mettre sur pied un prix de littérature jeunesse qui soit à la hauteur de cet ambitieux adage. Avec le soutien de la Fondation pour la Coopération Culturelle Franco-Allemande, elle a ainsi créé le Prix franco-allemand pour la littérature de jeunesse qui, depuis lors, est décerné chaque année.

Dès sa première édition, ce prix a poursuivi de front deux objectifs: récompenser des auteurs français et allemands remarquables et jeter des ponts littéraires.


Logo Prix franco-allemand

Récompenser des auteurs français et allemands remarquables…

Il se comprend tout d’abord comme un prix littéraire classique, au sens où il vise à récompenser des œuvres issues de la production contemporaine française et allemande dans le domaine de l’édition jeunesse. En la matière, quatre catégories sont distinguées, qui alternent d’une année sur l’autre: l’album, le livre documentaire, le roman enfant (7-12 ans), et le roman adolescent (12+). L’accent est ostensiblement mis sur la qualité littéraire des ouvrages.

Le travail de sélection, qui se déroule à Sarrebruck, est dévolu à un jury composé de dix membres, cinq francophones et cinq germanophones, tous experts à des titres divers de la littérature jeunesse et familiers des problématiques franco-allemandes. Nommés par le Ministre-Président du Land de Sarre et par l’Ambassadeur de France à Berlin, ils sont chargés d’établir une sélection de six œuvres françaises et de six œuvres allemandes parmi les livres envoyés par les éditeurs des deux pays. Au cours de cette première étape, les jurys francophone et germanophone siègent séparément. Une fois la short list établie et présentée au grand public, une seconde séance de travail est organisée, toujours dans la capitale sarroise, au cours de laquelle les membres du jury choisissent, en séance plénière cette fois, les deux lauréats. La cérémonie de remise du prix réunit les douze auteurs (et le cas échéant illustrateurs) distingués par la short list. Une récompense de 6000 euros est prévue pour chacun des deux lauréats, français et allemand.

Lauréats 2019
Les lauréats 2019: Rébecca Dautremer pour «Les riches heures de Jacomius Gainsborough» (©Sarbacane) et Hannah Brückner pour «Mein fantastisches Baumhaus» (©Jacoby & Stuart)

...Et jeter des ponts littéraires

Mais la singularité du Prix franco-allemand pour la littérature de jeunesse réside sans doute dans sa deuxième dimension. En mettant en avant une œuvre actuelle non encore parue outre-Rhin, condition sine qua non de l’éligibilité d’un titre, il souhaite en effet favoriser la découverte, par les jeunes lecteurs du pays partenaire, d’un monde étranger, voire étrange, et d’une littérature autre. De ce point de vue, le Prix franco-allemand se pense comme un vecteur d’échanges littéraires et de dialogue interculturel. C’est la raison pour laquelle il prévoit, en sus des dotations attribuées aux auteurs lauréats, une aide de 2000 euros à la traduction des ouvrages primés dans la langue partenaire, aide destinée aux éditeurs achetant les droits de ces ouvrages.

Des marchés relativement hermétiques

Favoriser les échanges entre la France et l’Allemagne se révèle d’autant plus crucial que les marchés de littérature jeunesse des deux pays sont relativement peu perméables l’un à l’autre. Si quelques auteurs ont passé la frontière avec succès (citons, parmi bien d’autres, Ole Könnecke, Philipp Waechter et Wolf Erlbruch dans le domaine de l’album, Erich Kästner, Michael Ende et Cornelia Funke dans celui du roman), on ne trouve néanmoins aucune traduction provenant de l’allemand parmi les 50 meilleures ventes en France en 2017-2018 dans le secteur jeunesse. D’ailleurs, les traductions allemandes pèsent peu au regard de la prédominance anglo-saxonne: si la France traduit relativement beaucoup de littérature jeunesse étrangère comparativement à ses voisins européens, c’est l’anglais qui se taille, de très loin, la part du lion (74% des traductions jeunesse en 2017-2018).

Il faut d’ailleurs reconnaître que les deux marchés sont assez différents. Certes, le comportement de lecture des enfants et des adolescents est globalement le même en France et en Allemagne: même souci d’amener la jeunesse à la lecture, même concurrence du livre par les nouveaux médias, même tendance à la segmentation des marchés, etc. Néanmoins, ces similarités dans la structure économique et sociale des deux mondes éditoriaux ne sauraient occulter le fait que par ailleurs, le livre jeunesse recouvre des réalités et charrie des affects parfois fort différents de l’un et de l’autre côté du Rhin. Car le livre jeunesse, en particulier celui dédié à la petite enfance et aux premières lectures (les romans destinés aux adolescents sont beaucoup plus proches), reflète de manière privilégiée les différences de valeurs, d’organisation de vie et de vision de l’enfance qui prédominent en France et en Allemagne.

Dans le domaine de l’album, cela se manifeste par une relative réticence allemande à confronter l’enfant à un univers brutal et à des esthétiques jugées irréalistes – en d’autres termes, à un monde qui ne serait pas «kindgerecht», adapté aux besoins des enfants. Davantage qu’en France, on veille à ne pas submerger l’enfant d’émotions qui, parce qu’il ne les maîtrise pas encore, risqueraient de le brusquer. On est dès lors attentifs aux «périodes sensibles» avant de proposer un livre. En regard, la production française semble davantage se soucier d’éveiller son enfant à un graphisme abstrait et audacieux, ainsi qu’à un formalisme plus grand de la langue et des images.

Le contraste est encore plus saisissant dans le domaine du roman enfant. Ce dernier est d’abord bien plus dense en Allemagne qu’en France – la forte tradition de la lecture à haute voix outre-Rhin, laquelle s’explique aussi par les journées d’école moins longues, n’est sans doute pas étrangère à cette tendance. Par ailleurs, le roman allemand est tributaire d’une vision de l’enfant plus idéalisée; l’enfance y apparaît comme un monde à part, précieux et créatif, par opposition au monde dévoyé des adultes qui, manquant de temps, sont mus par les impératifs d’efficacité et de confort matériel. La production allemande contemporaine manifeste ainsi le désir nostalgique d’un monde qui serait plus soucieux des besoins naturels des enfants (se mouvoir librement, exprimer ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent vraiment, par-delà les attentes que les adultes projettent sur eux, etc.), ainsi que la mauvaise conscience collective portant sur la vie que l’on impose à nos enfants et qui, justement, nie ces besoins.

Quelques tendances dans le roman enfant contemporain en Allemagne

Cela se manifeste clairement dans les tendances actuelles du roman enfant en Allemagne.

On y pointe ainsi souvent du doigt l’inadaptation du monde des adultes, hanté par le spectre de la réussite, de l’argent, de la raison et de la maîtrise du temps (Hilfe, ich will hier raus! – [Au secours, je veux sortir de là!], de Salah Naoura, sélectionné en 2014; Frerk, Du Zwerg! – [Frerk, espèce de nain!], de Finn-Ole Heinrich, Anton hat Zeit – [Anton n’est pas pressé], de Meike Haberstock, Rotkäppchen muss weinen, de Beate Teresa Hannika, traduit en français sous le titre Le cri du petit chaperon rouge).

Rotkäppchen
«Rotkäppchen muss weinen», de Beate Teresa Hannika (© Fischer Verlag), traduit en français sous le titre «Le cri du petit chaperon rouge» (© Alice Jeunesse)

Par ailleurs, il fait souvent contrepoids à cet état de fait, soit en traçant un espace de liberté absolue des enfants qui met les adultes entre parenthèses (Die Schattenband legt los! – [La bande de l’ombre], de Frank M. Reifenberg, sélectionné en 2014, Tschick de Wolfgang Herrndorf, traduit en français sous le titre Goodbye Berlin!, Kannawoniwasein – [Nanmécépapossible], de Martin Muser), soit en stylisant la relation privilégiée qu’entretient l’enfant avec une personne tierse (Das Jahr, als die Bienen kamen – [L’année des abeilles], de Petra Postert, sélectionné en 2018, Anna und Anna – [Anna et Anna], de Charlotte Inden, sélectionné en 2014, Mama Mutsch und mein Geheimnis – [Maman Mutsch et mon secret], de Frauke Angel, sélectionné en 2018, Salon Salami, de Benjamin Tienti, lauréat 2018).

Dernière tendance: une répartition genrée des rôles relativement forte. Les filles sont, avec une remarquable fréquence, campées comme particulièrement émancipées, culottées et souveraines, réactivant le type de la «freches Mädchen» (Die erstaunlichen Abenteuer der Maulina Schmitt, de Finn-Ole Heinrich, lauréat 2014 et traduit en français sous le titre La vie de Lara Schmitt, Paula und Lou, de Judith Allert, sélectionné en 2014, et l’écrasante majorité des séries pour filles plus commerciales). Inversement, les garçons ont une partition plus difficile à jouer: c’est leur difficulté à correspondre aux attentes liées à leur sexe qui est thématisée (comme dans Alles andere als normal – [Tout sauf normal], de Jörg Isemeyer, sélectionné en 2014).

Heinrich
«Die erstaunlichen Abenteuer der Maulina Schmitt», de Finn-Ole Heinrich (©Hanser), lauréat 2014, traduit en français sous le titre «La vie de Lara Schmitt» (©Thierry Magnier)

En regard, la France semble avoir une vision plus pragmatique du monde de l’enfance. Dans les nombreuses interviews où les éditeurs français exposent leur vision de la littérature de jeunesse, il est question de confronter l’enfant à ses angoisses, de lui montrer le monde tel qu’il va, de lui ouvrir, parfois assez directement, les yeux sur ses injustices et ses malheurs. L’enfant, en tout état de cause, n’y est pas avec la même constance perçu comme le dépositaire d’un rapport direct et naturel au monde, dépourvu de basses considérations logistiques et matérielles. Il est davantage considéré comme un futur adulte en puissance.

Le défi interculturel au cœur du Prix

Les divergences que nous venons de relever sont à l’origine de nombreux défis que le Prix franco-allemand, notamment lors des délibérations du jury, se propose justement de relever.

Un premier travail consiste pour le jury à définir précisément des catégories d’ouvrage et des tranches d’âge, lesquelles, on l’a vu, ne coïncident pas toujours. Ensuite, il lui faut tenter de relever les différences en termes d’horizon d’attente. Là où, dans un album, le jury français sera particulièrement sensible au travail d’intrication entre la poésie des mots et celle des images, le jury allemand s’accommodera plus facilement d’une appréciation différenciée du texte et des illustrations. Enfin, force est de constater que les jugements esthétiques sont colorés culturellement: des illustrations jugées délicieusement vintage ici sont considérées comme plates et dénuées de relief là-bas.

Ces difficultés inhérentes au travail de jury sont immensément fécondes: elles permettent de réinterroger nos valeurs, nos habitus de lecture, nos présupposés littéraires. En mettant en avant d’autres catégories d’ouvrage et d’autres logiques de marché, elles enrichissent le réel et le monde des possibles.

Par ailleurs, identifier les raisons profondes à l’origine du relatif hermétisme des deux cultures littéraires doit aider à dénouer les malentendus et les difficultés auxquels se heurtent les passeurs de littérature jeunesse entre les deux pays. Le Prix cherche ainsi à aiguiser l’œil des éditeurs pour ce qui fait peut-être défaut dans la production nationale. C’est là d’ailleurs tout le sens de la cérémonie de remise du Prix, qui fait se rencontrer les acteurs du livre des deux pays, auteurs, illustrateurs et éditeurs sélectionnés dans la short list, afin qu’ils puissent échanger non seulement entre eux sur leur métier et leur statut, mais aussi avec leurs jeunes lecteurs originaires des deux côtés du Rhin.

ZOOM SUR…

Le Prix suisse du livre jeunesse

Dans la même optique que le Prix franco-allemand pour la littérature de jeunesse, le nouveau Prix suisse du livre jeunesse, organisé conjointement par l’Institut suisse Jeunesse et Médias ISJM, l’Association suisse des libraires et éditeurs (SBVV) et les Journées Littéraires de Soleure, remplit un double objectif. D’une part, il compte récompenser chaque année une œuvre issue de la création suisse à destination des enfants ou de la jeunesse pour ses qualités esthétiques remarquables et innovantes. D’autre part, ce prix entend faire dialoguer les diverses aires linguistiques et culturelles de Suisse. Ainsi, le jury, composé de représentants des différentes régions, examine la vaste production suisse annuelle, qu’elle soit en langue allemande, italienne, française ou romanche. Le choix se fait en deux temps: tout d’abord, une liste de cinq finalistes est établie, puis le lauréat est choisi à l’intérieur de cette liste. Le prix est remis lors des Journées Littéraires de Soleure, qui se tiennent généralement au mois de mai.

Plus d’informations sur le site Internet de l’ISJM.


Note sur la traduction des titres des livres cités: la traduction officielle a été reprise dans le cas où les livres ont été traduits; dans les autres cas, il s'agit de traductions proposées par l'autrice de l'article. 


Version imprimable de l'article (PDF)