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Ces créateurs pour la jeunesse qui fleurissent en terre romande

La littérature jeunesse de Suisse romande reflète une grande richesse et diversité. C’est en suivant la métaphore filée de la forêt que Damien Tornincasa, responsable Ricochet (Institut suisse Jeunesse et Médias ISJM), nous présente le paysage littéraire jeunesse de Romandie et nous propose de découvrir cinq auteur·e·s et illustrateurs·trices dont l’œuvre encore peu fournie est prometteuse.

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Damien Tornincasa
23 avril 2019

Cet article a initialement été publié en italien dans la revue suisse Il Folletto (1/2019). Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation de son auteur et de la directrice de publication de la revue. Les images proviennent des différentes maisons d’édition. Pour en savoir plus sur Il Folletto, lire l’article dédié sur Ricochet.


Commencer par la forêt…

Paysage littéraire. En voilà une catachrèse qui s’emploie volontiers dans le domaine de la critique de livres. Et si nous filions la métaphore pour essayer d’imaginer à quoi ressemblerait la littérature jeunesse de Suisse romande si elle était vraiment un paysage?
Ce serait sans doute une forêt vue de loin. Au premier coup d’œil, on distinguerait les arbres séculaires, ceux qui étaient présents aux origines et qui s’élèvent dignement vers le ciel. Parmi les créateurs qui endossent ce rôle, nommons Rodolphe Töpffer, considéré comme l’un des pères fondateurs de la BD, ou encore Stéphanie Corinna Bille, l’une des premières Romandes à avoir créé, à côté de ses écrits pour adultes, une véritable œuvre pour les enfants[1].
Dans un deuxième temps, on apercevrait d’autres arbres, plus jeunes, mais aussi plus nombreux. Ce sont ces créateurs pour la jeunesse qui possèdent une vraie «patte» artistique et qui ont permis à un écosystème littéraire riche et diversifié de se développer en Suisse romande depuis la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. On pense à Etienne Delessert, Monique Félix, Albertine et Germano Zullo, Sylvie Neeman, Catherine Louis, Béatrice Poncelet, Anne Wilsdorf, Emmanuelle Houdart, Anne Crausaz, pour ne citer qu’eux.
Enfin, en observant attentivement, on verrait de jeunes pousses qui ont pris racine dans ce terreau romand et qui se mettent à fleurir. C’est cette dernière strate qui nous intéressera dans cet article. Il sera en effet question de «nouveaux» auteurs et illustrateurs dont l’œuvre, certes peu fournie pour l’heure, est prometteuse. Nous avons sélectionné (de manière assez subjective et sans prétendre à l’exhaustivité) cinq créateurs que nous vous proposons de découvrir à travers l’analyse d’un ou plusieurs de leurs livres.

Domestiquer la forêt? – Christoffer Ellegaard

On dit souvent que les Suisses ont l’obsession de la propreté et du rangement. Même si on ne connaît pas sa nationalité, Monsieur Toutenordre, le héros de l’album éponyme[2] de Christoffer Ellegaard (Les Fourmis rouges, 2018), incarne parfaitement ce cliché. Ce petit bonhomme au look rétro et bariolé vit dans une propriété dont il prend grand soin. A l’aide de ses appareils ménagers dernier cri, il frotte, époussète, lustre sans relâche, jusqu’à ce que sa villa resplendisse du sol au plafond. Puis il passe à l’entretien du jardin et de la piscine. Alors qu’il arrive au terme de son labeur, Monsieur Toutenordre aperçoit la forêt au fond de son jardin. Il y règne un tel désordre, que la frénésie de rangement de notre héros reprend de plus belle: il se met à ramasser les brindilles éparpillées, à lisser les feuilles d’un arbre ébouriffé, à bétonner le sol pour le rendre uniforme. Monsieur Toutenordre n’est pas peu fier du résultat, mais les animaux et les insectes de la forêt, eux, sont en colère: leur habitat a été saccagé! Prenant conscience de sa bévue, Monsieur Toutenordre s’attèle à redonner à la nature sa joyeuse pagaille et se fait ainsi une ribambelle d’amis.

Tout en ordre
«Tout en ordre» de Christoffer Ellegaard (© Les Fourmis rouges)

Graphiste et illustrateur genevois, Christoffer Ellegaard signe ici sa première publication jeunesse. L’album n’est pas passé inaperçu auprès des prescripteurs romands: un jury de professionnels du livre l’a placé parmi les cinq finalistes du prix Enfantaisie 2019[3], que des lecteurs de 7 à 9 ans auront la tâche de départager. C’est que, au-delà de ses illustrations pétillantes réalisées à la gouache et de son histoire un brin loufoque, ce livre possède une réelle profondeur et donne lieu à plusieurs niveaux de lecture. Ainsi, on peut y voir une évocation des thématiques de l’obsession et de la compulsion, qui ne sont pas étrangères à certains enfants. A l’image de Monsieur Toutenordre, il arrive que les enfants soient sujets à des obsessions liées à l’ordre, la symétrie ou la propreté. Afin de diminuer leur anxiété, ils mettent en place des rituels qu’ils ont du mal à évoquer en raison de leur nature irrationnelle[4]. Le livre de Christoffer Ellegaard, qui traite le sujet avec légèreté, peut donc être un outil précieux pour l’adulte désirant entrer en dialogue avec l’enfant.

Tout en ordre questionne aussi le rapport entre l’Homme et son environnement et montre que, à trop vouloir dompter la nature, on finit par la mettre en péril.

Un album qui prône l’art du lâcher-prise et le respect de l’environnement tout en jouant, à travers les illustrations, la carte de l’humour. Particulièrement réussies, les bouilles expressives des bestioles, plus drolatiques les unes que les autres, ne manqueront pas de faire rire les lecteurs en herbe.

Animaux rigolos – Adrienne Barman

Christoffer Ellegaard n’est pas le seul Romand à aimer dessiner les animaux de manière amusante. Adrienne Barman, illustratrice romande originaire du Tessin, excelle en la matière. On peut même dire que les animaux rigolos, c’est sa marque de fabrique. Déjà en 2007, alors qu’elle faisait ses premiers pas dans l’univers du livre jeunesse, elle nous avait régalés avec son abécédaire multilingue intitulé ABCXYZ (La Joie de lire, 2007). 26 lettres et autant de portraits d’animaux aux yeux globuleux et à la physionomie malicieuse composent cet album grand format à destination des tout-petits. Mais c’est surtout sa Drôle d’encyclopédie (La Joie de lire, 2013) qui a été saluée par la critique. Cet ouvrage, pour lequel Adrienne Barman a reçu le Prix suisse Jeunesse et Médias 2015, a nécessité près de trois ans de recherches. Sur 216 pages, il répertorie quelque 600 espèces animales, des plus familières aux plus exotiques. L’adjectif «drôle», qui figure dans le titre du livre, est polysémique. Il désigne bien sûr ce qui génère le rire, comme les animaux qu’Adrienne Barman représente avec des têtes amusantes et dans des postures parfois incongrues. Mais «drôle» est aussi un synonyme d’«inhabituel» ou «singulier» et, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce livre est singulier. Bien loin de l’image que l’on se fait généralement de l’encyclopédie – un livre sérieux à l’aspect un peu fade – le bestiaire d’Adrienne Barman, tout en proposant une foule d’informations documentaires, met un accent fort sur l’esthétisme et le côté ludique. Optant pour une classification fantaisiste, l’auteure regroupe les animaux en fonction de leur couleur, de leur comportement ou encore de leurs attributs physiques. Quelques catégories intéressantes: les longues langues (comme la girafe ou l’ours malais); les sauteurs (comme le kangourou gris ou la grenouille volante); ou les maîtres du camouflage (comme la sole ou le poisson-pierre).

Drôle d'encyclopédie
«Drôle d'encyclopédie» d'Adrienne Barman (© La Joie de lire)

Comme un poisson dans l’eau – Ronald Curchod

Les animaux sont, semble-t-il, une source intarissable d’inspiration pour les Romands. Qui dit «source», dit «eau»; et qui dit «eau», dit «poisson».

Le poisson, c’est justement le titre du dernier album jeunesse de Ronald Curchod (Rouergue, 2017). Graphiste de formation, ce Lausannois établi à Toulouse crée depuis de nombreuses années des affiches et des illustrations d’auteur. Son expérience des arts visuels est perceptible dans son œuvre pour la jeunesse, pourtant récente. Dans Le poisson, bien plus que les mots, employés avec une extrême parcimonie, ce sont les images qui détiennent la fonction narrative. Elles racontent l’histoire d’un jeune garçon qui découvre un énorme poisson au fond d’un plan d’eau et ne peut résister à l’envie de le défier: armé de sa canne à pêche, il attend que le monstre d’eau douce morde à l’hameçon. Qui remportera le duel?

Le poisson
«Le poisson» de Ronald Curchod (© Rouergue)

Les illustrations sont réalisées à l’acrylique dans des tonalités majoritairement froides et s’étalent toutes à fond perdu. Tel un cinéaste, Ronald Curchod joue avec les plans et les angles de vue: les scènes s’observent tantôt à travers les yeux du garçon, tantôt à travers ceux du poisson, mais il y a aussi des plans d’ensemble, des gros plans, du hors-champ, des vues en plongée et en contre-plongée, etc. Un album visuellement complexe, donc, mais maîtrisé de bout en bout.

Cette maîtrise de l’image n’a pas échappé au jury de la Biennale de l’illustration de Bratislava. Le précédent ouvrage de Ronald Curchod, intitulé La nuit quand je dors… (Rouergue, 2014), a reçu une Pomme d’or en 2015. Cet album sans texte explore l’univers du rêve (voire du cauchemar). Ses pages sont peuplées de créatures hybrides et étranges (un homme chauve-souris, une femme aux ailes de moineau, etc.), d’objets disproportionnés (des radis aussi hauts qu’une maison, des parapluies géants) et de scènes surréalistes. Clin d’œil au pays d’origine de l’auteur, l’ultime illustration, située sur la troisième de couverture, montre un coucou suisse qui chante. Cette image marque la fin du rêve et de la nuit, le début du jour.

Entre chien et loup – Nathalie Wyss

L’opposition entre nuit/jour, ombre/lumière: voici une des thématiques sur lesquelles est construit L’allumeur de réverbères (Oskar, 2018), le premier roman de Nathalie Wyss. L’histoire se déroule dans la ville de Luz, où vit Tobi. Son père est allumeur de réverbères, fonction aussi prestigieuse que délicate, et Tobi est destiné à lui succéder. C’est donc ensemble que, soir après soir, ils allument la moitié des réverbères de Luz. Oui, uniquement la moitié, car la ville est divisée en deux: seules les rues riches ont le privilège d’être éclairées; les rues pauvres doivent, elles, rester dans l’obscurité de la tombée de la nuit au début du jour. Cette injustice révolte Tobi et lorsqu’il rencontre Sidonie, une fillette des rues pauvres qui craint le noir plus que quiconque, il décide de tout mettre en œuvre pour faire changer les choses.

L’originalité du roman tient à deux aspects. Tout d’abord, Nathalie Wyss est parvenue à camper un univers très singulier que l'on pourrait croire tout droit sorti de l’imaginaire d’un enfant. L’atmosphère qui se dégage du roman n’est d’ailleurs pas sans rappeler Les désastreuses aventures des orphelins Baudelaire, de Lemony Snicket (Daniel Handler). Tout comme les personnages d’ailleurs: volontairement caricaturaux, parfois farfelus, ils n’en sont pas moins extrêmement attachants et participent pleinement à la construction de cet univers si singulier. Parmi les figures les plus marquantes, citons M. Luminet, l'inventeur excentrique, Mme Schôl qui n'a de cesse de pleurer son défunt mari, ou encore le terrifiant dirigeant de la ville, surnommé Gromicrout en raison des répugnantes croûtes qui peuplent son crâne dégarni.

La seconde particularité de L’allumeur de réverbères est la langue utilisée: elle est non seulement expressive (le livre est truffé de jeux de mots et de tournures amusantes et il réserve un rôle important à l’onomastique) mais aussi très vivante. Avec ses nombreux dialogues, discours directs et indirects, le roman accorde une grande place à l’oralité. Il se dégage de ce livre des notes de poésie, mais également une pointe de mystère et de fantastique.

L'allumeur de réverbères
«L'allumeur de réverbères» de Nathalie Wyss (© Oskar)

La vie dans les bois – Delphine Laurent

Le fantastique fait partie de la grande famille des littératures de l’imaginaire. Dans ses romans à destination des adolescents, Delphine Laurent se plaît justement à explorer les différents genres qui composent ces littératures de l’imaginaire, tout en ancrant ses récits dans des univers réalistes. Parcourons quelques-uns de ses livres dans un ordre antéchronologique. Avec Solar blast (SNAG Fiction, 2019), l’auteure s’aventure dans les territoires de la science-fiction en nous offrant un très beau roman d’anticipation. Il a pour point de départ une tempête solaire qui prive une bonne partie des habitants de la Terre d’électricité pendant plusieurs jours. On suit dès lors deux histoires en parallèle: celle de scientifiques de l’Agence spatiale européenne qui tentent de réparer les dégâts dus à ce phénomène naturel; celle des jumeaux Laly et Sam, deux adolescents qui se retrouvent coincés dans un village du nord du Québec, leur long-courrier à destination de Los Angeles ayant été contraint de se poser en urgence à l’approche de la catastrophe. Le lien du faucon (Oskar, 2017), s’inscrit, quant à lui, dans une veine fantastique. Alors que Mélissandre, adolescente strasbourgeoise, fait un stage d’été de fauconnerie au château de Kratzberg, elle tombe sur le carnet de Louis, un fauconnier du XVIIIe siècle. Chose étrange, cet antique carnet se remplit toujours plus chaque soir…

Enfin, avec le roman Nous sommes ceux du refuge (Oskar, 2016), Delphine Laurent signe à la fois une enquête policière et un roman à caractère dystopique. Lucie, adolescente sage et apparemment sans histoire, disparaît du jour au lendemain. Alors que l’inspecteur Muller tente de retrouver la fugueuse, Lucie fait, quant à elle, la découverte d’une société secrète. A la suite d’un accident qui lui fait perdre connaissance, elle est recueillie par un groupe d’individus vivant en autarcie dans ce qu’ils nomment le Refuge, un réseau de grottes souterraines dissimulées au cœur de la forêt. Lucie, qui a fui les mensonges entourant son existence, trouve dans les habitants du Refuge, à première vue simples, honnêtes et bienveillants, une nouvelle famille et le grand Amour. Or, même cette société «idéale» cache des travers. Aussi, lorsque Lucie doit choisir entre rester parmi ces habitants de la forêt ou les quitter à tout jamais, la décision n’est pas facile à prendre.

Les romans présentés mêlent donc le vraisemblable (avec des considérations scientifiques) et l’imaginaire, deux aspects qui rappellent la double casquette de Delphine Laurent, biologiste de formation et écrivaine par passion.

Delphine Laurent
«Solar blast» (© SNAG Fiction), «Le lien du faucon» (© Oskar) et «Nous sommes ceux du refuge» de Delphine Laurent (© Oskar)

Finir par la forêt…

Commencer et finir par la forêt: la boucle est bouclée et il convient désormais de conclure. Contrairement à la «selva oscura» qui marque le début des tribulations de Dante, la forêt de la littérature jeunesse de Suisse romande est bien plus accueillante. Certes plus proche, par sa taille, du bosquet que de la forêt amazonienne, elle n’en demeure pas moins, comme nous avons eu l’occasion de constater dans cet article, un vivier où se développe une création littéraire originale et variée tant dans ses formes que dans ses contenus.


[1] Von Stockar-Bridel, Denise, « La littérature pour la jeunesse », in Francillon, Roger, Histoire de la littérature en suisse romande, Carouge-Genève: Zoé, 2015.
[2] Le titre de l’album s’écrit en trois mots (Tout en ordre) alors que le nom du personnage est en un mot (Toutenordre).
[3] Le prix Enfantaisie est organisé par l’Institut suisse Jeunesse et Médias ISJM et Payot Libraire.
[4] Troubles obsessionnels compulsifs [en ligne], https://www.troubles-obsessionnels-compulsifs.com/toc-enfant-adolescent/introduction/ [consulté le 16.01.2019].

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