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Poésie pour l’enfance et la jeunesse

Quand littérature jeunesse rime avec poésie 2

Poésie pour l’enfance et la jeunesse
Christine Boutevin
29 mars 2023

On ne peut véritablement parler de «poésie pour l’enfance et la jeunesse» comme micro-champ littéraire avec des textes, des auteurs, des éditeurs, des illustrateurs, qu’à partir des années 1970. En effet, à ce moment-là s’élabore tout un corpus d’ouvrages à destination des enfants, sous l’impulsion de poètes pédagogues, directeurs de collections, souvent militants: Jacques Charpentreau, Jean-Hugues Malineau, Georges Jean…, désireux à la fois de diffuser via des anthologies des poèmes du patrimoine et de faire connaître les poètes contemporains qui n’écrivent pas que pour les enfants.


Les livres du patrimoine: anthologie et poème-album
L’anthologie est depuis très longtemps le mode de diffusion privilégié de la poésie auprès des enfants. Destiné aux adultes, parents, instituteurs, celles d’Armand Got ont connu un succès considérable. La Poèmeraie de 1925 aux années 1980, pour les petits, puis L’Arc en fleur, pour les plus grands, ont contribué à installer durablement les thèmes (nature, famille, animaux…) et les formes (ronde, fable, chanson, poème bref). Un grand nombre d’auteurs vivants y ont trouvé une place à côté de Victor Hugo ou de Guillaume Apollinaire dont les textes n’ont pas été écrits pour les jeunes lecteurs. En 1958, Jacques Charpentreau propose pour la première fois une anthologie illustrée destinée aux jeunes lecteurs, Poèmes d'aujourd'hui pour les enfants de maintenant (Editions Ouvrières); viennent, dans les années 1970-1980, les volumes des éditions de la Farandole, «Il était une fois…», dans un format d’album à l’italienne où l’illustration s’impose comme un signe de communication pour indiquer le lectorat enfantin. Alors que le format de poche, chez Gallimard jeunesse, «Folio junior poésie», avec des titres thématiques ou portant sur un seul auteur, chez Milan, «Milan poche junior», ou chez Hachette, connaît un succès remarquable, l’album peine à s’imposer dans le cas de l’anthologie.

Le renouvellement vient des éditions Rue du Monde à la fin des années 1990. Les anthologies d’Alain Serres et de Jean-Marie Henry feront date. Véritables manifestes de la poésie pour l’enfance et la jeunesse, les auteurs n’hésitent pas à faire le choix du plurilinguisme, de thèmes audacieux (guerre, discriminations), de formes variées, d’auteurs classiques, contemporains, connus, inconnus, anonymes. Ce renouvellement va de pair avec l’exploration d’une autre forme de livre visant à faire connaître les textes du patrimoine poétique mondial: le poème-album, un livre pour un seul poème. Reprenant une formule développée pour les comptines par Didier Jeunesse, les collections «Petits géants» et «Petits géants du monde» (14,5 x 14,5) visent à rendre accessibles de grand poètes (Victor Hugo, Jacques Prévert, Michel Butor, Raymond Queneau, Blaise Cendrars…) et des poètes du monde entier (japonais, chinois, arabes…) à des enfants de moins de sept ans. D’autres ont repris la formule depuis, Bulles de savon (Apollinaire, Le pont Mirabeau, 2013), Picquier jeunesse (Cheon Jeong-Cheol, Dans le jardin, la libellule est morte, 2010), proposant un accompagnement iconographique de très grande qualité. De fait, aujourd’hui les anthologies pour enfants intéressent autant le lecteur pour les poèmes que pour les illustrations. La part visuelle de ces livres, confiée à des artistes illustrateurs de renom, comme Zaü ou Laurent Corvaisier, ou à de jeunes artistes issus d’école d’art, constitue une plus-value importante.

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«Le pont Mirabeau» (© Bulles de savon) et «Dans le jardin, la libellule est morte» (© Picquier jeunesse)

La création contemporaine
Aujourd’hui, l’édition de livres de poèmes écrits pour les enfants est foisonnante du fait d’une histoire de près de 60 ans. Les pionniers, Maurice Carême, Jacqueline et Claude Held, Andrée Clair, ont été publiés dans la collection «Chanterime» créée par L’École des loisirs en 1966, dans un petit format d’album (19 X 20). Un modèle de poésie pour enfants s’y développe, présentant des thèmes liés à la culture scolaire (les animaux, les saisons), une versification régulière, la recherche d’une musicalité: usage de refrains, de répétitions, d’anaphores.

Dans les années 1970-1980, à la faveur des réformes scolaires qui dissocient clairement récitation et poésie et prônent la créativité, des poètes pédagogues comme Jacques Charpentreau, Georges Jean, Jean-Hugues Malineau vont orienter la production vers d’autres thèmes plus lyriques (l’enfance, le bonheur) et une écriture au second degré jouant de l’intertextualité et de l’humour. Jacques Charpentreau a tenu un rôle essentiel dans cette perspective. Directeur des collections «Enfance heureuse» aux éditions Ouvrières et «Fleurs d’encre» chez Hachette, il fait le choix de recueils d’auteurs vivants (Pierre Gamarra, Pierre Menanteau, Gisèle Prassinos, Pierre Coran…) qui vont devenir des classiques de l’école. Comme lui, Georges Jean est un militant de la poésie dont l’œuvre mêle création poétique où domine l’intérêt pour la langue, et réflexion théorique (Pour une pédagogie de l’imaginaire, Casterman, 1976).

Dans les années 1980, les innovateurs ne vont pas venir du monde éducatif mais de la sphère littéraire. Jean-François Manier pour les éditions Cheyne s’engage alors avec la collection «Poèmes pour grandir» à diffuser les meilleurs auteurs de poésie contemporaine auprès des enfants, mais pas exclusivement. Il fait alors appel à des poètes reconnus en littérature dite «générale» tels que Gérard Bocholier, Jean-Pascal Dubost, André Rochedy, dans une perspective de création essentiellement lyrique. Ce choix audacieux d’une voix sensible et authentique dans le champ de la poésie pour l’enfance et la jeunesse va de pair avec un parti pris iconographique non moins novateur. Jusqu’en 2010, Martine Mellinette, directrice de la collection, met en images presque tous les recueils, des ouvrages de format classique à la française pour le genre, avec un beau papier ivoire où elle varie les techniques d’illustration: terre, ombres, herbes tressées pour L’atelier des saisons de Philippe Mathy, journaux découpés pour Ici de Jean-Pierre Siméon, collages et dessins pour Ces gens qui sont des arbres de David Dumortier... La collection perdure depuis presque 40 ans à raison d’un volume par an. Aujourd’hui soucieuse d’offrir aux jeunes lecteurs comme aux adultes des poèmes ancrés dans un réel parfois douloureux, elle présente des volumes où une vision de l’enfant et de l’enfance en souffrance n’hésite pas à se révéler: David Dumortier, Mehdi met du rouge à lèvres, 2006; La Clarisse, 2000; Des oranges pour ma mère, 2010. S’impose aujourd’hui dans cette collection une écriture poétique en prose parfois narrative qui fait que le recueil se transforme en album-poème: Tania Tchénio, Regards fauves, 2019; Simon Martin, La fille de l’autocar, 2021.

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Quelques livres de la collection «Poèmes pour grandir»: «Ici» (© Cheyne), «Mehdi met du rouge à lèvres » (© Cheyne), «Regards fauves» (© Cheyne) et «La fille de l’autocar» (© Cheyne)

De nos jours, les petits éditeurs indépendants de poésie pour l’enfance et la jeunesse sont légion: Møtus, Rue du Monde, les Éditions du Jasmin, Le port a jauni, les Éditions Bruno Doucey… Souvent l’éditeur est aussi poète et défend au sein de sa structure une vision de la poésie. On peut noter le travail de François David pour Møtus qui accueille dans sa collection «Pommes pirates papillons» des poètes de renom comme Michel Besnier, Werner Lambersy, Jean-Claude Pirotte. Ces derniers interrogent dans un lyrisme critique et humaniste les valeurs de la société de consommation (Mon kdi n’est pas un kdo, 2008), les rêves des enfants (Le sous-marin de papier, 2017), les maux de notre planète (Il y a, 2016). Bruno Doucey a choisi, quant à lui, de créer une collection destinée à la jeunesse en 2019, «Poés’histoires». Les textes sont signés d’Yvon Le Men, Vénus Khoury-Ghata, Maram Al-Masri… qui disent clairement que la poésie n’est pas éloignée de la réalité, même cruelle, même insupportable, de notre monde contemporain: la guerre en Syrie dans La femme à sa fenêtre, les discriminations contre les tziganes dans Le tournesol est la fleur du Rom, dans des écritures exigeantes, soutenues par des illustrations qui dialoguent avec les poèmes sans jamais les écraser.

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«Le sous-marin de papier» (© Møtus), «Il y a» (© Møtus), «Le tournesol est la fleur du Rom» (© Bruno Doucey)

La traduction
«La poésie est intraduisible»: nous en convenons avec Roman Jacobson. Il s’agit donc toujours de réécrire, de recréer. Dans la production contemporaine en littérature de jeunesse, la poésie traduite n’est pas en reste. C’est le parti pris de la collection «Petits géants du monde» d’Alain Serres avec des poèmes de toutes les langues du monde entier et des textes en bilingue. Plus récemment, Le port a jauni a choisi l’édition de texte en français et en arabe. On trouve des poèmes traduits aussi bien dans les anthologies (Anthologie de la poésie russe pour enfants, CIRCE, 2000 et 2006, La poésie japonaise, Mango jeunesse, 2005; 101 fables du monde entier, Bayard jeunesse, 2003) que dans des recueils d’auteur: Edward van de Vendel, Super Gloupi, traduit du néerlandais par Christian Bruel (Être éditions, 2004), Minami Shinbô, Mes chats écrivent des haïkus, traduit du japonais par Brigitte Allioux (Picquier jeunesse, en 2017). À côté des livres de poèmes français, ces traductions constituent un enrichissement culturel. Elles révèlent que nous ne sommes pas si éloignés: comme en France, la poésie en langue étrangère privilégie le poème bref, le thème des animaux ou de la nature, les jeux langagiers. Ce corpus traduit donne également accès à un patrimoine littéraire au-delà de l’Hexagone. Dans ce domaine, les nonsens anglais d’Edward Lear (Poèmes sans queue ni tête, librement adapté par François David, Møtus, 2004; Bon appétit, traduit par Alain Serres, Rue du Monde, 2007), le travail sur la langue de Gianni Rodari en Italie (De la terre et du ciel: 89 poèmes, comptines et autres fabulettes, traduit par Jacqueline Held et Giulio Sforza, Rue du Monde, 2010) constituent un apport essentiel à notre poésie pour l’enfance et la jeunesse. Enfin, les volumes de poésie arabe (La poésie algérienne, Mango jeunesse, 2003) ou asiatique (Poèmes de Chine de l’époque dynastique des Tang, Seuil Jeunesse, 2009), bilingues et calligraphiés, révèlent un autre art et enrichissent considérablement le répertoire de poésie visuelle que l’on peut trouver dans les ouvrages français tels qu’Il était une fois les mots d’Yves Pinguilly (la Farandole, 1981), Le cagibi de MM. Fust et Gutenberg (L’École des loisirs, 2003) de Jean-François Bory ou Petites gouttes de poésie avec quelques poèmes sans gouttes de Pierre Albert-Birot (Møtus, 2017). Ils permettent également de compléter le corpus d’albums-poèmes où textes et images se font écho, s’entrelacent dans des œuvres multimodales réalisées à quatre mains comme celles de Bernard Friot avec Catherine Louis, Pour vivre (La Martinière jeunesse, 2005), ou avec Bruno Douin, Mon cœur a des dents (Milan, 2009).

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«La poésie japonaise» (© Mango jeunesse), «La poésie algérienne» (© Mango jeunesse), «Poèmes de Chine de l’époque dynastique des Tang» (© Seuil Jeunesse)

Christine Boutevin est maîtresse de conférences à la Faculté d’éducation de l’Université de Montpellier.


Pour approfondir
Boutevin, C. (2015). 50 ans de création poétique à destination des enfants. 50 ans de littérature pour la jeunesse: raconter hier pour préparer demain, Cahiers du CRILJ, n° 7, 25-34.
Boutevin, C. (2015). Le poème et son illustration dans le recueil contemporain pour la jeunesse. Dans C. Connan-Pintado et G. Béhotéguy (coord.), La littérature de jeunesse au présent. Genres littéraires en question(s), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, pp. 187-202.
Boutevin, C. (2017). Les livres de poèmes illustrés: production littéraire et lecture de quelques maitres en formation. Pratiques, 175-176. http://journals.openedition.org/pratiques/3596; DOI: 10.4000/pratiques.3596.
Boutevin, C. (2017). «Étranges, étrangers», la figure de l’exilé dans la poésie à destination des enfants et la question des valeurs. Klesis, n° 38, 2017, p. 107-121. Disponible sur Internet: http://www.revue-klesis.org/pdf/klesis-38-insularite-08-boutevin-etranges-etrangers-figure-exile-poesie-enfants-valeurs.pdf.
Boutevin, C. (2018). Livres de poème(s) et poème(s) en livres pour la jeunesse aujourd’hui. Pessac: Presses Universitaires de Bordeaux.
Boutevin, C. (2019). La traduction française de la poésie pour l’enfance. Cahiers Robinson, n° 46, pp. 57-68.
Boutevin, C. (2021). Adapter les calligrammes à un jeune public: un défi pour l’édition et la création contemporaines pour la jeunesse. Loxias Revue de littérature française et comparée http://revel.unice.fr/loxias/.
Boutevin, C. (2021). Vigueur du haïku dans la poésie pour l’enfance et la jeunesse: adaptation et/ou effets d’une scolarisation?. Le français aujourd'hui, 213, 31-40. https://doi.org/10.3917/lfa.213.0031.


Image de vignette: image intérieure de Le sous-marin de papier de Werner Lambersy et Aude Léonard (© Motus, collection «Pommes pirates papillons»)


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