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La grande dame de la littérature en couleur

Etienne Delessert
30 novembre 2011


Je crois que c’est à la Fiera de Bologne que nous nous sommes rencontrés pour la première fois, et j’ai été frappé par la manière amicale et chaleureuse dont Janine Despinette exprimait son enthousiasme pour les illustrations de livres pour enfants : elle connaissait la production du monde entier, savait établir des familles de pensée, et surtout vous donnait l’impression que vous aviez de l’importance dans un domaine qui, à l’époque, était en plein essor. Elle fut une des premières, avec François Mathey, le génial conservateur du Musée des Arts décoratifs du Louvre, à vouloir donner toute leur importance aux oeuvres graphiques, balayant du revers de la main la différence imposée par certains entre illustration et art pur.

«Il n'y a que de bonnes ou de mauvaises images, et bien souvent, me dit-elle, les illustrateurs et graphistes sont en bien meilleure prise avec les mouvements de notre société.» C’était probablement vers 1970, cela fait donc longtemps que nous nous connaissons.

Cette amitié a justifié, il y a trois ans, que j’accepte de prendre la présidence du CIELJ, et de mener depuis lors ce qui a été un rude combat pour renouveler le financement du site Ricochet- jeunes.org et en assurer l’indépendance en le transférant en Suisse, en partenariat avec une institution à but non lucratif, l’Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM). Malgré l’affection et le respect que nous nous portons mutuellement, ces trois années furent parfois chaotiques, et à plusieurs reprises le ton est monté lors de nos longues conversations téléphoniques intercontinentales : il m’est arrivé de raccrocher brutalement. «Nous sommes des montagnards, me dit-elle avec un petit rire pour excuser nos colères : rappelle-toi que je suis savoyarde.» J’ai décidé de ne pas insister aujourd’hui trop longuement sur le sort de l’Association Loisirs Jeunes et du CIELJ. Janine et Jean-Marie Despinette, son mari, furent parmi les membres créateurs de ces structures associatives, et les ont animées longtemps, en assumant leur présidence à certains moments. De 1951 à 1988, l'Association Loisirs Jeunes a publié un hebdomadaire d’information sur tout ce que Paris offrait en matière de loisirs culturels et éducatifs à l’attention des familles, et renseignait aussi les parents, les animateurs socio-culturels, les libraires, les enseignants et les bibliothécaires sur les multiples créations pour la jeunesse. Janine Despinette, dans cet hebdomadaire original, était la responsable des rubriques «Arts», «Expositions» et «Livres».

En 1988, Janine répondit à l’appel de ses amis de l'Institut International de la Marionnette, de Charleville-Mézières, pour y créer le CIELJ et essayer de mieux établir une relation entre l’art de la marionnette et la «littérature en couleur» (c'est elle qui inventa cette appellation), avec pour but d’attirer l’attention sur les interactions et les interactivités entre livres et spectacles. En 1992 fut créé le site Ricochet (Réseau International de Communication entre Chercheurs) avec le concours d’Henri Hudrisier, auteur de L’Iconothèque, et de son équipe de chercheurs de l’Université Paris 8.

Etienne Delessert : Comment ferais-tu un bilan rapide de l’activité de ces organisations, qui ont cessé d’exister faute de pouvoir renouveler leurs financements en France ? Pourquoi ne pas avoir cherché des rapports structurels plus étroits avec l’Etat, comme l’a fait La Joie par les Livres ?


Janine Despinette : Parce que ces associations étaient des associations culturelles loi 1901, agréées par des Ministères de tutelle, certes, mais indépendantes. Et non pas un organisme de fonctionnaires de l’Etat, comme les Bibliothèques liées au Ministère de la Culture et de l’Education Nationale. Nous voulions pouvoir commenter librement la création et garder une sage distance avec les mouvements de pensée à la mode. Nous voulions être des chercheurs libres, quoi !

Comment vois-tu le parcours du site Ricochet, de sa naissance à aujourd’hui ? Puisqu’il va être ancré en Suisse prochainement, comment aimerais-tu le voir évoluer ?


L’évolution de Ricochet en Suisse ? Il suffit de relire le numéro de L’Octogonal consacré à sa création : il s'agissait d'établir un réseau, avec l'aide d’Henri Hudrisier, autour des nouvelles technologies. Et comme l'écrivait Olivier Maradan : répondre sur le net à la nécessité d’une approche transdisciplinaire et multiculturelle de la littérature de jeunesse. Je souhaite que la nouvelle rédaction s'ouvre non seulement aux pays francophones, mais développe des contacts internationaux avec les créateurs, les critiques et les chercheurs. A Bologne ou Bratislava, et par de multiples messages, des artistes, de grands chercheurs étrangers, des bibliothécaires me font part de leur vif intérêt pour Ricochet. De la Lituanie au Brésil, de la Russie à la Suède, de l'Indonésie au Japon. Et je me réjouis personnellement beaucoup de faire un saut à Lausanne pour y travailler. Mon désir maintenant est que le Fonds Despinette soit accueilli et mis en valeur par l'Institut suisse Jeunesse et Médias et l'Université de cette ville.

Revenons aux livres. Pourquoi cet intérêt pour la littérature pour la jeunesse ?


Il paraît que j’ai su lire très tôt ! Je dessine et j’écris pour mon plaisir depuis l’enfance. Et mon père, Cyril Constantin, était un artiste au sens plein du terme. Les livres, de toutes sortes, ont toujours fait partie de notre environnement. Lire… être lecteur, dans la famille Constantin, c’était simplement normal ; être musicien aussi, d’ailleurs… J’ai suivi des études classiques en école privée, et j’ai aussi pratiqué le scoutisme : j’étais cheftaine de louveteaux. Et pendant la guerre et la Résistance, j’ai été infirmière pour la Croix-Rouge et infirmière militaire, c’était entre mes 16 et mes 19 ans.

Tu as beaucoup voyagé ces cinquante dernières années, ce qui t’a donné une perspective unique de la création littéraire pour enfants internationale. Qui finançait ces voyages ? L’Unesco ?


Membre co-fondateur de la Section française de l’IBBY en 1964, j’ai été choisie par le comité international exécutif de l’Association, dont le siège est à Bâle, pour la représenter auprès des instances de l’UNESCO et à l’assemblée permanente des OING, de 1984 à 1996. Les déplacements correspondaient à des invitations de pays membres de l’IBBY et étaient payés par ces pays demandeurs, désireux de bénéficier de la participation professionnelle de l’expert que je suis censée être, pour une recherche sur un thème précis.

Comment définirais-tu les pôles de création en Europe, en Europe de l’Est, en Amérique, ou en Asie… ?


Je rentre à peine de la Biennale de Bratislava, où 356 artistes, de 44 pays et de 5 continents, étaient en compétition, et j’ose affirmer que la recherche artistique personnelle, partout, résiste encore aux stéréotypes et à la pression des médias visuels. La lauréate du Grand Prix de la BIB 2011 est une jeune illustratrice de la Corée du Sud: Eunyoung Choi, et les Golden Apples ont été décernées à Janik Coat, de France, Wouter van Reek, des Pays-Bas, Rashin Kheirieh, d’Iran, Jooyun Yoo, de la Corée du Sud, et Tomáš Klepoch de Slovaquie. Dans les Plaques d’Argent on trouve la Suissesse Valérie Losa, Marit Törnqvist de Hollande, Jochen Stuhrmann d’Allemagne, Iban Barrenetxea d’Espagne et Simone Rea d’Italie. Belle diversité ! Chacun de leurs livres mérite l’attention, même des lecteurs qui ne sont pas familiers avec ces cultures.

 


Eunyoung Choi


La production littéraire pour enfants est-elle le produit de l’état d’esprit d’un pays ou naît-elle de l'imagination de quelques individus, dont l'oeuvre est assez original pour influencer d'autres artistes, et permettre ainsi un état d'esprit créatif ?


Nous sommes en 2011. Il y a, en littérature comme en musique, des classiques de siècles précédents, qui demeurent comme des trésors de l'humanité, parce qu’ils circulent d’un pays à l’autre, traduits en toutes langues. Et il y a des créateurs contemporains qui font surgir un personnage ou un thème qui s’imposent intrinsèquement, parce que cela va de soi dès la découverte. Dans le manuscrit Imagiers de la littérature en couleur, je présente en introduction six «créateurs d'univers» dont l'oeuvre m'a frappée dès la première lecture, et dont le travail a eu une influence mondiale sur la littérature pour la jeunesse. Il s'agit de Saint- Exupéry, de Tolkien, Tove Jansson, Fred, Gabrielle Vincent et toi, cher Etienne. Je l'avais écrit il y a une dizaine d'années, et n'ai pas changé d'opinion.


 
Gabrielle Vincent; Au bonheur des ours; Casterman

 


Les livres ne sont-ils pas maintenant largement influencés par les éditeurs ?


Hélas ! …

Tu as écrit trois ouvrages. Peux-tu en décrire le concept ?


Enfants d’aujourd’hui, livres d’aujourd’hui, paru dans la collection E 3 chez Casterman, a été écrit – par moi – sur la demande de l’éditeur dans le cadre du programme de l’Année Internationale du Livre de l’UNESCO en 1972. Dans Lis-moi ça, j’ai entrainé Françoise et Emese Cruiziat à témoigner du rôle du médiateur adulte dans la co-lecture nécessaire parfois pour vaincre des troubles d’attention chez les lecteurs débutants. Les Imagiers de la littérature en couleur est sans doute le livre le plus personnel, parce que je me mets en cause et m’interroge au fil des pages sur les ambiguïtés d’approche des richesses de ce patrimoine culturel mondial, et qu’en l’écrivant, cet ouvrage était dans mon esprit une forme de remerciements à vous les artistes, qui m’avez tant apporté avec vos livres, au fil de ma vie de critique.

J’aimerais en savoir plus sur ta personne. Dans des textes écrits pour des séminaires, tu as cerné en particulier trois personnages : Alice au pays des merveilles, La petite fille aux allumettes et Pinocchio. Le choix de ces personnages peut-il nous éclairer ?


Mais je n'ai pas choisi d'étudier ces personnages, et il y en a d’ailleurs eu d’autres : je n’ai fait que répondre à des demandes, à l’occasion de présentations d’expositions ou pour des colloques universitaires. Il est vrai que ces portraits sont aujourd’hui publiés en France, chez Gallimard pour Alice, en Italie par l’Université de Padoue pour Le petit prince, et par la Fondation Collodi pour Pinocchio, par l’Université des Iles Baléares pour Le petit chaperon rouge de Sarah Moon, par l’Université d’Oslo pour La petite fille aux allumettes…

Tu as couvert cinquante ans de livres pour la jeunesse, et défini ce que fut dans les années 60-70 la révolution de la «littérature en couleur». Quelle différence entre ces années de bouleversement et la production actuelle, en France en particulier ?


La déperdition du style des créatifs. Les vrais auteurs deviennent rares…

Et comment définis-tu un «chercheur» ?


«Un témoin de son temps», disait le professeur Meyerson, fondateur du Centre de Recherches en Psychologie Comparative, avec qui j’ai eu le privilège de travailler de 1958 à 1983. Et j’ajouterai, pour moi, un chercheur est quelqu’un qui remet chaque jour en question son savoir dans son domaine de recherche.

Jean-Marie Despinette, qui était directeur des services sociaux de la Régie Renault, fut lui aussi passionné par les livres pour enfants : son approche était-elle différente de la tienne ?


JMD, lui, était un philosophe. Il avait été un élève de Maritain. Il aimait versifier et parfois écrivait des poèmes de circonstance, «for fun». Moi, je suis une lectrice, avec un regard de critique d’art autant que de psychologue. A l’étranger, je suis considérée comme un passeur de cultures.

La parution, l’an prochain, des Imagiers de la littérature en couleur (le livre aurait dû paraître cette année, mais la disparition du CIELJ et les péripéties juridiques absurdes du transfert en Suisse de Ricochet en ont retardé la publication), établira clairement ton importance de critique. Comment voudrais-tu que l’on se souvienne de toi dans 20 ans ?


Au dire des amis de l’étranger rencontrés au fil des années, dans les colloques et les jurys, je suis, comme je l’ai dit plus haut, un passeur de cultures. Si Les Imagiers de la littérature en couleur et la Dame d’oeuvres (c'est le titre complet) est un jour enfin publié, peut-être cela sera-t-il aussi l’opinion d’une nouvelle génération de chercheurs et de créateurs.




Article publié dans la revue Parole de l'Institut suisse Jeunesse et Médias

Illustration de couverture par Etienne Delessert, portrait de Janine Despinette