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Allemagne : un laboratoire très créatif

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Dominique Petre
30 janvier 2016

L’atelier «Labor» de Francfort-sur-le-Main regroupe huit auteur(e)s et illustrateurs(trices) jeunesse particulièrement doués et prolifiques. Sélectionnés pour le prix commémoratif Astrid Lindgren de 2016, les « Laboranten » n’ont nul besoin de cette consécration pour continuer à faire rire outre-Rhin les enfants… et leurs parents. La chimie particulière qui règne dans leur « laboratoire » leur permet de travailler tour à tour de manière individuelle, par binôme ou tous ensemble. Chacun possède son propre style mais ils partagent un ton à la fois neuf et évident qui fait de leurs livres pour enfants de vraies réussites.

C’est exceptionnel qu’ils aient l’air si sérieux : les « Laboranten » avec de gauche à droite Alexandra Maxeiner, Philip Waechter, Natascha Vlahovic, Jörg Mühle, Zuni Fellehner, Moni Port, Kirsten Fabinski et Anke Kuhl (© Michelle Schönbein) 
 

Mais où les huit auteur(e)s/illustrateurs(trices) jeunesse les plus en vue de Francfort vont-ils chercher toutes leurs idées ? Anke Kuhl, Philip Waechter, Moni Port, Jörg Mühle, le tandem von Zubinsky (formé par Kirsten Fabinski et Zuni Fellehner), Alexandra Maxeiner et Natascha Vlahovic sont tellement productifs qu’on a du mal à suivre leurs multiples projets. Les « Laboranten » ne se contentent pas d’approvisionner régulièrement le marché du livre jeunesse allemand de nouveaux titres, ils conçoivent également des cahiers à colorier, ou plutôt « à compléter » d’un nouveau genre, les Kinder Künstler Bücher. Il y en a déjà six portant sur différents thèmes et ils se vendent comme des petits pains (près de 500 000 exemplaires, produits dérivés comme le « carnet d’amis » ou les flip books non compris), non seulement en librairie mais aussi dans les musées. Des musées où les « laborantins » ont déjà mis sur pied plusieurs expositions avec des collègues britanniques : Pssst au musée d’art moderne de Francfort et Geheim ! au musée de Ludwigsburg. Parmi les objets présentés, un confessionnal – pour bêtises ou secrets – muni d’une déchiqueteuse que l’on peut découvrir dans une vidéo de Thomas Forsyth. Les membres de « Labor » organisent régulièrement des ateliers pour enfants comme à la Foire du livre de Bologne ou chaque année, à celle de Francfort, lors des traditionnels « Laborproben » ou « échantillons de laboratoire ». Malgré toutes ces activités, les « Laboranten » ont trouvé le temps de tapisser de monstres multicolores le sol d’une cour de récréation et ils remplissent chaque dimanche de leurs trouvailles une demi-page du sinon très sérieux Frankfurter Allgemeine Zeitung.

Le sol d’une cour de récré revisité par les « Laboranten » (© Labor)

À l’origine de l’atelier « Labor » : l’illustratrice Anke Kuhl qui n’avait pas envie de travailler seule.

L’idée de cette collaboration revient à Anke Kuhl qui fonde l’atelier en 1999 alors qu’âgée de 29 ans, et fraîchement diplômée de l’école des beaux-arts d’Offenbach, elle n’a pas envie de se retrouver seule pour travailler. Munie d’une liste dénichée à la Foire du livre, elle écrit à de nombreux illustrateurs… et obtient une unique réponse, celle de Philip Waechter. Le fils de Friedrich Karl Waechter (une grande figure allemande du livre pas seulement pour enfants ; trois de ses albums – Trois enfants uniques, Le loup rouge, Le p’tit du bocal - ont été édités en France par L’Ecole des loisirs) convainc sa compagne, l’illustratrice Moni Port, et le trio loue les 150 m2 d’un ex-laboratoire dentaire dans une arrière-cour de Francfort, confiants de trouver d’autres collaborateurs. Il y en aura, certains viennent et repartent, mais cela fait dix ans que les huit « laborantins » du noyau dur actuel travaillent ensemble. Le nom de leur collectif les a précédés : « On se voulait incroyablement créatifs et on a réfléchi pendant des jours entiers au nom que notre atelier pourrait porter, se souvient Moni Port en souriant. Mais finalement on n’a rien trouvé de mieux que le "Labor" qui se trouvait encore sur la plaque d’entrée ».
Ce n’est pourtant pas l’inspiration qui manque aux « laborantins ». Illustratrice d’innombrables couvertures de livres jeunesse écrits par d’autres, Anke Kuhl arrive néanmoins à sortir très régulièrement des titres dont elle est auteure à part entière. La maison d’édition Reprodukt l’a convaincue de se lancer dans la BD jeunesse et un géant en argile façonné par deux enfants s’est mis à vivre (Lehmriese lebt !, 2015). Les meilleurs de ses livres restent ceux qu’elle a réalisés en partenariat, comme celui écrit par son mari Martin Schmitz-Kuhl Alle Kinder (Klett Kinderbuch, 2011), d’autant plus drôle que politiquement incorrect. Un best-seller sur la Schadensfreude ou le méchant plaisir que l’on prend du malheur des autres ; chaque double-page présente une phrase qui rime et qui débute par « Tous les enfants », par exemple : « Tous les enfants jouent partout, sauf Jean-Loup qui tombe dans l’égout ». 35 000 exemplaires de l’album ont été vendus en allemand, auxquels il faut ajouter 50 000 d’une version en mini format.

Alle Kinder : le best-seller aussi drôle que politiquement incorrect d’Anke Kuhl (© Klett Kinderbuch)

 
 
Un livre d’éducation sexuelle et deux documentaires instructifs, drôles et exempts de ton didactique.

Une formule semblable d’un concept original accompagné d’hilarantes illustrations est à la base de Klär mich auf (Klett Kinderbuch, 2014) (Explique-moi) soit le livre d’éducation sexuelle le plus décomplexé du monde. La psychologue Katharina von der Gathen donne aux enfants des écoles qu’elle visite la possibilité de demander de manière anonyme et avant son passage, tout ce qu’ils ont toujours voulu savoir sur le sexe. Ces petits papiers forment la trame du livre ; si l’écriture et l’orthographe sont hésitantes, les questions vont généralement droit au but. Katharina von der Gathen y répond de manière claire et précise, tandis qu’Anke Kuhl participe à briser les tabous par son irrésistible coup de crayon. C’est amusant et jamais vulgaire. Un exemple ? À la question « pourquoi faire l’amour fait du bruit ? », une fillette attablée au petit-déjeuner demande à ses parents embarrassés s’ils ont fait des cauchemars la veille… 
Dans la même veine, deux documentaires d’exception ont été cosignés par Anke Kuhl et une autre « laborantine », Alexandra Maxeiner : Alles Familie ! (Klett Kinderbuch, 2010) sur le thème de la famille et Alles lecker ! (Klett Kinderbuch, 2012) sur celui de la nourriture. Alexandra Maxeiner n’écrit pas que pour les enfants mais quand elle s’adresse à eux, elle retrouve le ton extrêmement juste, typique des « laborantins ». Les deux albums sont à la fois très instructifs et drôles, sans jamais adopter un ton didactique, une gageure pour des documentaires. Dommage que le duo n’ait pas souhaité continuer la série ; on se réjouit par contre qu’Alles Familie !, notamment récompensé par le Prix de littérature jeunesse allemand en 2011, soit bientôt disponible en français grâce à l’éditeur suisse La Joie de lire.

Alles familie à gauche ; à droite, Alles lecker !, deux documentaires drôles et instructifs signés par deux « laborantines » (© Klett Kinderbuch)

Le trait et l’humour de Philip Waechter ne sont pas sans rappeler Sempé, plusieurs de ses albums sont disponibles en français.

Les francophones ont déjà accès à certains albums de Philip Waechter dont le trait et l’humour ne sont pas sans rappeler Sempé. Né en 1968 à Francfort, Philip Waechter hésitait entre les métiers de footballeur et de dessinateur. Il a opté pour le second, mais sa première passion reste présente dans les vignettes de foot de l’album alternatif Tschütti heftli ou dans le livre C’est moi, le champion ! (Milan jeunesse, 2006). On voit le jeune héros – qui s’imagine en star du football donnant une multitude d’interviews – répondre spontanément « Le Real de Madrid » à son institutrice qui veut connaître le nom de la capitale espagnole… Philipp Waechter est passé maître dans l’art de croquer l’humour et la poésie des petits moments du quotidien, comme lorsqu’il raconte les grands bonheurs et petites misères de la paternité dans Papa pas à pas (Milan jeunesse, 2009). Autres titres publiés par Milan : Lilou et la chasse aux monstres (2006) ou À deux, c’est tellement mieux (2004). Et si Der fliegende Jakob n’a malheureusement pas été traduit, les francophones se consoleront avec l’irrésistible hymne au camping, Endlich wieder Zelten, qui devrait sortir bientôt (chez Milan jeunesse toujours) et qui ferait retourner sous la tente les moins tentés. Un autre album illustré par Philip Waechter, Un air de famille (Milan jeunesse, 2011), a été écrit par Moni Port, également membre de l’atelier « Labor ».

L'hymne au camping de Philip Waechter devrait bientôt être disponible en français (© Beltz) 
 
Un livre remarqué sur le thème du courage et un autre qui renverse les perspective signés Moni Port.

Moni Port a réalisé les couvertures des versions poche allemandes de quelques-uns des best-sellers de Marie-Aude Murail comme Simple (Simpel, Fischer Verlag) ou Maïté coiffure (Über kurz oder lang, Fischer Verlag), ce sont d’ailleurs les « laborantins » Philipp Waechter et Jörg Mühle qui ont posé pour les photos. Mais ses couvertures les plus réussies sont celles créées pour la « Büchergilde », une association qui promeut les beaux livres.
En littérature jeunesse, Moni Port a écrit un livre très remarqué sur le thème du courage, Das mutige Buch (Klett Kinderbuch, 2013) et un autre très drôle qui renverse les perspectives Es gibt keine Kinder ! (Klett Kinderbuch, 2014) (Les enfants, cela n’existe pas, soit ce que racontent les monstres à leur progéniture pour les rassurer). Son seul titre en français, Ça, je connais, est un cartonné chez Bayard jeunesse. On dirait un imagier classique, mais la touche « Labor » est là, au plus proche de la vraie vie : le petit beurre est émietté, le pantalon tâché, le verre de lait renversé (« pas si grave », précise la légende). L’humour est également présent, notamment à la page des instruments de musique où l’on trouve une « Luftgitarre » (air guitare ou guitare pour faire semblant) dessinée en pointillés. Avec un autre « laborantin », Jörg Mühle, Moni Port a conçu un livre aussi drôle que difficilement traduisible car axé sur des jeux de mots : Was liegt am Strand und redet undeutlich ? (Klett Kinderbuch, 2015).

Le livre de Moni Port sur le thème du courage (© Klett Kinderbuch) 
 
Un cartonné à caresser de Jörg Mühle sortira en français chez Pastel à l’automne 2016.

Jörg Mühle a étudié l’illustration à Offenbach et à Paris ; il vient de réaliser pour l’éditeur Moritz un second cartonné dont un adorable lapin est le héros : Badetag für Hasenkind (Moritz, 2016). Le premier, Nur noch kurz die Ohren kraulen (Moritz, 2015), à manipuler et à caresser, sortira chez l’éditeur belge Pastel à l’automne. Du côté francophone, on connaissait déjà les illustrations de Jörg Mühle pour L’arche part à huit heures de Ulrich Hub aux éditions Alice qui avait remporté le Prix Tam-Tam du livre jeunesse à Montreuil en 2008.

Un lauréat du Prix Tam-Tam illustré par Jörg Mühle (© Alice éditions) 
 
Kirsten Fabinski et Zuni Fellehner sont deux graphistes qui travaillent ensemble sous le nom de von Zubinski. Elles signent le design de nombreuses affiches et brochures, que ce soit pour la Maison de la littérature, le zoo ou des musées de Francfort par exemple. Leur quatuor d’affiches intitulé « bikini zone », un grand classique, reflète parfaitement leur style, fait de design minimaliste et d’une bonne portion d’humour.
L’irrésistible « Bikini Zone » de von Zubinsky (© Labor) 
 
Enfin, la dernière « laborantine », Natascha Vlahovic, est moins présente dans le domaine des livres pour enfants mais participe néanmoins à tous les projets communs du collectif comme les Kinder Künstler Bücher. C’est elle qui a réalisé l’invitation aux derniers « Laborproben » pendant la Buchmesse d’octobre 2015.
 
L’invitation à l’exposition des « laborantins » lors de la foire du livre de 2015 conçue par Natascha Vlahovic (© Labor) 
 
Les « laborantins » travaillent en échangeant constamment et ressemblent davantage à une famille qu’à un groupe d’amis.

Ce qui est particulier chez les « Laboranten », outre leur talent évident, c’est leur manière de travailler, à la fois individuellement et ensemble, et de pouvoir continuellement échanger. Le « Labor », ce sont des bureaux, mais également une cuisine et une salle à manger où les membres de l’atelier cuisinent et déjeunent en commun. « On nous dit toujours que nous sommes une bande de copains mais en fait nous sommes plutôt comme des membres d’une même famille », explique Moni Port. Les « laborantins » partent même avec enfants, conjoints et valises chaque année pour quelques jours de vacances en commun dans un vieux moulin de Bourgogne. Est-ce ce côté familial qui permet aux huit auteurs – et à leurs égos - de travailler côte-à-côte sans grabuge ? Ou est-ce cette manière de s’adresser aux enfants sans jamais les sous-estimer qu’ils ont en commun ? Moni Port tente de définir le « ton labor » à l’aide d’un exemple : « Dans un superbe cahier à compléter de collègues par ailleurs très doués, on voit un arbre. La consigne donnée aux enfants est "Dessine les feuilles". Nous, pour la même illustration, on aurait demandé "Qu’est-ce qui pousse sur cette arbre ? " ». Outre la justesse de leur ton et leur humour, c’est peut-être cela aussi, qui fait le talent des « Laboranten »: leur conviction inébranlable que le véritable laboratoire d’idées ne se trouve pas dans une arrière-cour de Francfort mais dans la tête de chacun de leurs jeunes lecteurs.

Un dessin réalisé après des vacances passées en commun (© Labor)
Journaliste belge, Dominique Petre vit depuis plus de vingt ans en Allemagne où elle a découvert sa passion pour la littérature jeunesse. Quand elle ne lit pas des livres pour enfants, elle s’occupe du volet culturel de l’Institut franco-allemand IFRA – l’Institut français de Francfort.

Pour suivre les « Laboranten » de près : http://laborproben.blogspot.de