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Lignes de fuite et points de rencontre: le marché actuel de l’album jeunesse en Suisse

À l’approche du 1er août, date de la fête nationale suisse, nous vous proposons de faire un petit point sur le marché de l'album jeunesse dans les différentes régions linguistiques du pays. Nous vous parlerons des maisons d’édition, des auteur·rice·s et illustrateur·rice·s ainsi que des livres clés qui ont fait et font de la production suisse ce qu’elle est.

Herr Bert dit bonjour
Damien Tornincasa
26 juillet 2022

Cet article a initialement été publié dans le magazine sud-coréen Salon de l'illustration, édition Dark Grey. Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation de ses responsables. 


Croix blanche sur fond rouge. Ceci n’est pas le titre d’une toile d’inspiration suprématiste, mais la description du drapeau suisse. Ceux qui ignorent son origine militaire et religieuse[1] pourraient supposer que l’étendard national a été conçu par un graphiste moderne; à la manière d’un logo d’entreprise, en quelques formes géométriques éloquentes, il symbolise bien la situation de notre petit pays, localisé au cœur de l’Europe. Les bras de la croix, émanant d’un noyau commun, semblent indiquer quatre directions opposées. Quatre, c’est justement le nombre de langues officielles que compte la Confédération helvétique. Il découle de ce multilinguisme une séparation du territoire en différentes régions, chacune avec ses spécificités propres. La Suisse romande, où l’on parle le français (langue principale de 22,8% de la population[2]), est située tout à l’ouest; la Suisse alémanique, marquée par l’usage du suisse allemand (62,3%), occupe une vaste superficie du pays; la Suisse de langue italienne (8%) est formée par le Tessin et quelques vallées des Grisons, canton qui abrite également les locuteurs d’une langue minoritaire, le romanche (0,5%).

Le marché suisse de l’album jeunesse est influencé par cette division. Chaque grande région, tournée vers la nation voisine (la France, l’Allemagne ou l’Italie), a développé un rapport particulier à la littérature. Cela explique en partie pourquoi la traduction d’albums suisses à l’intérieur du pays demeure une pratique rare: les éditeurs estiment souvent que les ouvrages des autres aires linguistiques peineraient à trouver un public dans la leur. Ainsi, des créateurs appréciés dans une partie de la Suisse sont quasiment méconnus sur le reste du territoire. Ces dernières années, cependant, des initiatives ont vu le jour afin de bâtir des ponts et outrepasser ces frontières. Car, là où certains voient des barrières culturelles, d’autres décèlent une véritable richesse, notamment au niveau des styles d’illustration: «[…] on note un côté singulier, parfois précurseur, chez nos illustrateur·trice·s, une absence “d’école” commune qui pousse à l’audace chez l’un, à l’expérimentation chez l’autre. Et si dénominateur commun il y a, c’est bien dans la qualité de leur travail»[3]. Dans les paragraphes suivants, nous explorerons le dualisme de cette littérature jeunesse de Suisse qui oscille entre diversité et unité, d’abord avec le portrait de quelques-uns de ses acteurs, puis en mettant en évidence des actions récentes visant à la fédérer.

Suisse romande: lectures joyeuses, illustratrices-voyageuses et plume gracieuse

La Joie de lire, fondée en 1987, est la maison d’édition incontournable de Suisse francophone. Son catalogue comprend une grande variété de genres, dont des albums illustrés pour tous les âges. Les créations originales suisses y côtoient des productions venant de Norvège, des Pays-Bas, de France ou encore d’Espagne. Francine Bouchet, la directrice, ne souhaite pas à tout prix faire des livres suisses; elle met plutôt en avant des talents qu’elle admire, indépendamment de leur nationalité[4]. Ce positionnement confère une réelle légitimité aux artistes locaux qu’elle choisit de publier, dont Adrienne Barman, Fanny Dreyer et Mirjana Farkas.

Également édités par La Joie de lire, Germano Zullo et Albertine forment un duo artistique unique. Lorsqu’ils conçoivent un album, ils réalisent un vrai travail à quatre mains, placé sous le signe du dialogue. Textes et illustrations sont pensés dans les moindres détails et façonnent des histoires drôles, sensibles et poétiques, toujours très proches de l’univers des enfants. Au succès rencontré auprès du public s’ajoute la reconnaissance de la sphère professionnelle: le New York Times Best Illustrated Children’s Book Award pour Les oiseaux (2012), le prix Bologna Ragazzi pour Mon tout petit (2016), et, en 2020, le prestigieux prix Hans Christian Andersen d’illustration.

Les oiseaux et Mon tout petit
Couverture de «Les oiseaux» et couverture et page intérieure de «Mon tout petit» (© La Joie de lire)

La Suisse romande dénombre plusieurs autres illustratrices contemporaines de renom, principalement éditées en France. C’est le cas d’Anne Crausaz, accompagnée depuis ses débuts par MeMo: à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, ses albums, tout en aplats de couleur, explorent avec délicatesse le règne animal (C’est l’histoire, 2017) et végétal (Quel est ce fruit?, 2019). Catherine Louis a longtemps publié des livres sur la Chine chez Picquier (Mon imagier chinois, 2004/2017; Le rat m’a dit… 2008/2017) alors qu’Emmanuelle Houdart, dont les albums fourmillant de détails mêlent le merveilleux à l’inquiétant (Monstres malades, 2004; Mortel, 2021), fait des incursions régulières dans le catalogue de Thierry Magnier et des Fourmis rouges.

Fruit Chine et Rat
Couvertures de «Quel est ce fruit ?» (© MeMo), de «Mon imagier chinois» et de «Le rat m’a dit…» (© Piquier).
Mortel
Couverture et page intérieure de «Mortel» (© Les fourmis rouges).

Parmi les écrivains romands qui se consacrent à l’album jeunesse, mentionnons Sylvie Neeman: la finesse et la douceur de sa plume parlent aux petits et aux grands. Un coup de cœur: Le petit bonhomme et le monde (La Joie de lire, 2016, illustrations d’Ingrid Godon).

Le petit bonhomme
Couverture et page intérieure de «Le petit bonhomme et le monde» (© La Joie de lire).

Suisse alémanique: deux duos doués, une tisseuse d’enquête et un maître du grattage

En Suisse alémanique, l’album occupe une place de choix sur le marché du livre jeunesse, notamment grâce à deux éditeurs historiques de renom, encore très actifs aujourd’hui: NordSüd et Atlantis. C’est au premier que l’on doit l’un des plus gros succès commerciaux helvétiques: les aventures du poisson Arc-en-ciel de Marcus Pfister se sont vendues à 30 millions d’exemplaires à travers le monde[5]. Quant au second, il peut se targuer d’avoir à son catalogue un couple de créateurs exceptionnel: l’écrivain Lorenz Pauli et l’illustratrice Kathrin Schärer. Leurs albums, qui mettent souvent en scène des personnages animaux, sont à la fois légers et profonds. Avec ses 28 histoires brèves, Rigo und Rosa, qui explore l’amitié entre un léopard et une souris, aborde des thématiques importantes, comme la liberté, la différence ou le courage.
Autre duo remarqué: «It’s raining elephants», formé par Nina Wehrle et Evelyne Laube. Leur album Marta & ich (2017; traduit en français chez Notari) est une célébration joyeuse et pétillante de la création artistique. Atlantis se veut également un tremplin pour la relève: plusieurs jeunes artistes y sont publiés, comme Laura D’Arcangelo qui signe Herr Bert und Alfonso jagen einen Dieb (2021), une enquête bien ficelée accompagnée d’un humour visuel des plus efficaces.

Quatre couvertures
Couvertures de «Arc-en-ciel veut gagner !» (© NordSud), «Rigo und Rosa», «Martha & Ich» et «Herr Bert und Alfonso jagen einen Dieb» (© Atlantis).

Autre figure importante, le graphiste et illustrateur Hannes Binder est connu pour sa grande maîtrise de la carte à gratter. On lui doit, entre autres, une magnifique version revisitée de Heidi, classique de la littérature jeunesse suisse par excellence, dont une réédition est prévue pour 2022 (Atlantis, texte de Peter Stamm), ainsi que Flug in die Nacht (Sauerländer, 2005, texte d’Anita Siegfried), un album qui, tout en instaurant un dialogue avec le Petit Prince de St-Exupéry, parle de peur, de solitude et du pouvoir salvateur des histoires.
En vrac, d’autres noms intéressants: Claudia de Weck, Vera Eggermann, Francesca Sanna et Johanna Schaible.

Heidi und Flug
Couvertures de «Heidi» et «Flug in die Nacht» (© La Joie de lire, ©Sauerländer).

Suisse italienne et rhéto-romane: terres d’images et de légendes

La production d’albums en Suisse italienne est plus confidentielle que dans les autres régions. Au Tessin, une seule maison d’édition est entièrement dédiée à la jeunesse: Marameo Edizioni. L’album Il tavolino magico de Roberto Piumini et Antoine Déprez, qui revisite un conte des frères Grimm, a été applaudi pour la sonorité de son texte et la puissance lumineuse de ses images en noir et blanc.

Il Tavolina Magico
Couverture et page intérieure de «Il tavolino magico» (© Marameo Edizioni).

Paloma Canonica est sans doute l’illustratrice originaire de Suisse italienne dont le travail a été le plus remarqué ces dernières années. Ses albums, aux illustrations douces et réconfortantes, sont particulièrement adaptés aux tout-petits. Si on devait ne sélectionner qu’un seul de ses livres, ce serait Amici (Bohem Press Italia, 2016/2019) qui, malgré ses personnages animaux, dépeint les relations amicales avec beaucoup d’humanité.

La création d’albums en romanche est particulièrement rare. Signalons toutefois l’excellent travail des éditions OSL (Œuvres Suisses des Lectures pour la Jeunesse) qui, depuis 1931, publient dans toutes les langues nationales, romanche y compris. La Chasa Editura Rumantscha, quant à elle, propose plusieurs livres pour enfants, en majorité des légendes et contes traditionnels, comme Tredeschin (2014), réinterprété par Bettina Vital (texte) et Pia Valär (illustrations).

Amici Tredeschin
Couverture et page intérieure de «Amici» (©Boehm Press Italia) et couverture de «Tredeschin» (©Chasa Editura Rumantscha).

La Suisse, tout simplement

En Suisse aussi la pandémie de COVID-19 a entraîné des répercussions sur l’économie du secteur culturel. Après une année 2020 au ralenti, 2021 a inspiré un nouveau souffle au marché du livre pour enfants et adolescents. En Romandie, par exemple, cinq structures éditoriales ont vu le jour en quelques mois! Gageons que l’apparition de ces nouveaux acteurs déclenchera une saine émulation.

Dans cet article, nous avons beaucoup parlé de la diversité dans la littérature pour l’enfance et l’adolescence de Suisse en fonction des régions linguistiques. Depuis peu, cependant, la tendance semble être au renforcement du dialogue et des échanges. Au niveau éditorial, à côté de l’OSL, Helvetiq, sort ses nouveautés jeunesse simultanément en français et en allemand. Lorsqu’on demande à son directeur, Hadi Barkat, s’il adapte les livres en fonction du public, sa réponse est sans appel: «On ne change ni maquettes ni couvertures. J’entends souvent mes aîné·e·s francophones dire qu’ils ou elles ont essayé de publier en allemand, mais que ça n’a pas fonctionné, que ce n’est pas le même marché, que les différents lectorats n’apprécient pas les mêmes choses… C’était peut-être vrai à une certaine époque. Aujourd’hui, dans l’espace germanophone, nos livres passent bien»[6]. Un signe que le fossé entre les Suisses de langues différentes se réduit?

Le livre perdu
Couverture francophone et germanophone de «Le livre perdu» de Nathalie Wyss, Bernard Utz et Laurence Clément (©Helvetiq).

Cette volonté de rassembler transparaît aussi au niveau institutionnel. Grâce à son programme de mentorat en illustration, le Bolo Klub, créé en 2018, réunit des jeunes artistes de toute la Suisse. Lancé en 2020, le Prix suisse du livre jeunesse[7], organisé par l’Institut suisse Jeunesse et Médias ISJM, l’Association suisse des libraires et éditeurs (SBVV) et les Journées Littéraires de Soleure, met en avant des livres jeunesse nationaux de grande qualité. Si les deux premières éditions ont couronné des romans graphiques pour adolescents innovants – 3 Väter de Nando von Arb (Edition Moderne, 2019) et Die Farbe der Dinge de Martin Panchaud (Edition Moderne, 2020; traduit en français aux éditions Ça et là) – la troisième fait la part belle aux livres pour les plus jeunes. Quatre albums et un livre sur le «Spoken Word» figurent sur la liste des finalistes. Ils méritent tous d’être connus et reconnus à l’international. C’est là le but affiché du Prix; en ceci il se veut fédérateur, puisqu’il permet de «réunir sous un même drapeau une littérature habituellement fragmentée»[8]. Un drapeau sur lequel figure une… croix blanche sur fond rouge.


Damien Tornincasa

Après des études de littérature et d’édition, Damien Tornincasa s’est dirigé vers l’univers des livres pour enfants et adolescents. Depuis 2018, il gère Ricochet (www.ricochet-jeunes.org), plateforme de référence sur la littérature jeunesse francophone, projet de l’Institut suisse Jeunesse et Médias ISJM.


[1] Peter F. Kopp, André Naon (trad.), «Croix fédérale », in Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010104/2020-11-18/ (consulté le 22.02.2022).
[2] Toutes les statistiques de cet article proviennent de l’Office fédéral de la statistique (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home.html, consulté le 22.02.2022).
[3] Katia Furter, «L’Internationale des auteurs-illustrateurs. En Romandie et au-delà », in La Revue des livres pour enfants, nº 310, juin 2021, p.116. La citation de Katia Furter concerne les créateurs de Suisse romande mais, à notre sens, elle s’applique également à la Suisse dans son entièreté.
[4] Nathalie Beau, «Une Joie de lire par-delà les frontières », in La Revue des livres pour enfants, nº 310, juin 2021, p.147.
[5] Anne Blanchard, «Panorama suggestif: petite tournée des éditeurs », in La Revue des livres pour enfants, nº 310, juin 2021, p.140.
[6] Anne Blanchard, «Helvetiq: rencontre avec Hadi Barkat, fondateur », in La Revue des livres pour enfants, nº 310, juin 2021, p.149.
[7] Site Internet du Prix: www.prixlivrejeunesse.ch
[8] Damien Tornincasa, «Le Prix suisse du livre jeunesse, un jeune prix », in La Revue des livres pour enfants, nº 310, juin 2021, p.157.