Voyage au pays de la censure
« Pourquoi tant de noirceur ?» se demandait Marion Faure dans un article paru dans Le Monde à l’occasion du dernier Salon de Montreuil. Maladie, suicide, chômage, violences de toutes sortes, il est vrai que les jeunes héros de certains romans pour adolescents sont peu épargnés par la vie. Mais cette constatation ne s’applique en réalité qu’à un petit pourcentage d’ouvrages, et ne devrait pas donner lieu à une généralisation. Ce qui me semble en revanche fort intéressant, c’est la prudence des éditeurs en ce qui concerne les plus jeunes lecteurs, prudence qui cède la place à une grande liberté de parole au moment de l’adolescence. On peut y voir le signe d’une confiance : confiance dans « l’usage de la littérature » que les jeunes d’aujourd’hui sont capables de faire.
La notion de prudence ou de discernement que j’évoquais plus haut peut largement différer d’un pays à l’autre. Ainsi, les Etats-Unis n’hésitent pas à publier de nombreux ouvrages politiques pour les plus jeunes : Why Mommy is a Democrat de Jeremy Zilber met en scène une maman écureuil et ses deux petits. Kerry Sheridan, de l’agence France-Presse, relève que le point de vue est assez manichéen : « Les démocrates s'assurent que nous sommes toujours en sécurité, exactement comme maman, est-il écrit dans cet ouvrage sous une illustration d'une maman écureuil qui tient la main de ses deux enfants pendant qu'un éléphant énorme – l'éléphant est le symbole du parti républicain de George W. Bush – prend toute la place de la route où se promène la famille écureuil. » Des contes pacifistes, des guides écologiques, les auteurs à sensibilité de gauche ont lancé cette mode des livres politiques pour enfants, livres qui ont rencontré de véritables succès, ce qui a encouragé les auteurs de droite à se joindre au mouvement : Help! Mom! There Are Liberals Under My Bed, inspiré à Katharine DeBrecht par la tragédie de la Nouvelle-Orléans et qui met en scène des caricatures parfois blessantes de figures politiques « à sensibilité de gauche », est un des livres qui a suscité le plus de discussions sur le net. Le problème est que de tels ouvrages n’amènent pas l’enfant à réfléchir par lui-même, à penser le monde qui l’entoure, mais plus à subir une propagande véhiculée par des parents séduits par la démarche.
Entre le politique et le politiquement correct
Ce qui semble paradoxal, c’est que les Etats-Unis sont de grands censeurs devant l’Eternel ; écoutons Thierry Dedieu : « Pour deux livres destinés aux Etats-Unis, j'ai eu quelques soucis : la première fois, il s'agissait d'un livre dont le héros était un bébé (Baby Clown) ; le personnage avait toujours une tétine en caoutchouc dans la bouche, on m'a demandé de la supprimer de peur que certains lobbies s'insurgent contre cette pratique. J'ai dû accepter, sinon la maison d'édition américaine ne l'aurait pas publié. Quant à mon livre Yakouba, il devait être traduit aux USA, mais on m'a demandé si l'histoire était directement inspirée du folklore africain ou bien si j'étais noir ; comme la réponse était négative dans les deux cas, ils ont estimé que je n'étais pas "légitime" pour écrire une telle histoire. »
L’expérience de Catherine Louis est aussi très savoureuse : « Mamma mia ! Ma mère est une Sorcière n’a jamais été publié aux USA, parce que l’histoire se passe au 13e étage d’un immeuble, or aux USA, par superstition, il n’y a pas de 13e étage. Même dans un livre de sorcière… » On peut donc impunément bourrer les jeunes crânes de considérations politiques simplistes ou tendancieuses, mais on ne badine pas avec la superstition, ni avec les groupes de pression et leurs diktats.
Mais la palme de l’absurde revient sûrement au refus d’une maison américaine de publier Le grand livre de l’hiver de Rotraut Susanne Berner : un petit zizi les indisposait fortement ! L’image représente une statuette nue, exposée dans un musée : le minuscule pénis d’un demi-millimètre (sur une grande, belle double page de 52 cm x 34 cm !) devait disparaître dans sa version américaine. Rotraut Suzanne Berner a refusé et le livre sortira ailleurs, mais aux Etats-Unis tout de même… Dans le même ordre d’idées, et toujours à La Joie de lire, Francine Bouchet se souvient que Tom Tirabosco a dû retoucher, dans son album Ailleurs au même instant, l’image du petit garçon qui fait pipi dans la mer, inacceptable pour des yeux américains. Plus grave sûrement, l’ouvrage sur Degas, de la collection Chat-Musée, ne paraîtra jamais de l’autre côté de l’Atlantique pour cause de… nus. Il aurait peut-être fallu rhabiller les tableaux ?!
« Faire ce que l’on estime être juste pour soi »
C’est ainsi que Francine Bouchet résume sa conception des limites que se fixe naturellement tout éditeur. A ses yeux, si le terme de censure est trop fort et surtout trop connoté, il est absolument naturel, quand on s’adresse à de jeunes lecteurs, de se fixer des règles. Ainsi, le suicide est un thème qu’elle ne pourrait envisager qu’avec la plus extrême prudence, peut-être le sujet le plus tabou. En revanche, en ce qui concerne la politique, elle n’a par exemple pas hésité, dans le récit de François Chignac Langues étrangères, à garder la scène où un enfant d’immigrés clandestins est arrêté, en France, à la sortie de l’école. Parce que ce genre d’évocations rejoint aussi bien sa sensibilité qu’un certain idéal. De la même manière, le fait que Mon papa a peur des étrangers soit sorti peu après l’élection de Christoph Blocher au Conseil fédéral n’est pas un hasard. Et si le livre a suscité quelques polémiques, c’est selon l’éditrice parce qu’il y a une sorte d’anticipation d’une éventuelle interprétation partisane : le domaine est particulièrement sensible…
De tels livres « engagés » sont appréciés en France comme en Suisse, car ils défendent des idées généreuses et riches d’enseignements humains. On est loin des albums américains évoqués plus haut, dont le message n’est que propagande, prosélytisme, et dont le contenu s’avère passablement vide de sens mais plein d’injonctions.
Des signes des temps
Ce qui était censuré hier est parfois publié aujourd’hui. Dans une interview récente, une auteure pour adultes racontait qu’elle avait retravaillé un livre avant sa réimpression, enlevant en particulier de nombreuses scènes de sexe : si ces scènes avaient eu un sens à ses yeux il y a vingt ans, elles n’en avaient plus aujourd’hui dans une littérature saturée de telles descriptions ! En ce qui concerne les enfants ou les adolescents, le propos est bien sûr différent, même si, effectivement, les mentalités évoluent. Ecoutons Thierry Lenain :
« Dans Julie Capable (2005), le cœur d'une orpheline couchée sur la tombe de sa mère suicidée s'arrête, tétanisé par l'incompréhension, la douleur, la solitude et le froid de l'hiver. Surgit du cimetière une chatte aux mamelles gonflées qui va s'allonger près du visage de la fillette et, la nourrissant de son lait, ramener l'enfant à la vie. Actes Sud Junior avait accepté ce texte mais à condition que je supprime l'épisode de la chatte. J'ai refusé, Actes Sud n'a pas publié Julie Capable – comme bien d'autres éditeurs pendant huit ans. Censure ? Non. Des adultes dont le projet n'est pas d'éditer des trucs comme ça (trop dérangeants, pas assez vendeurs...). Ou des adultes frileux. Ou qui ne partagent pas avec moi ma manière de m'adresser aux enfants. Mais pas des censeurs. En 1988, quand est paru Un pacte avec le diable, l'éditeur n'avait pas accepté la scène où la jeune héroïne, le temps de quelques heures, se couchait près de son ami mort d'overdose. Dans l'édition de 2006, j'ai pu réintroduire cette scène. Censure en 1988 ? Non. Evolution des mœurs, mouvance des frontières de la littérature jeunesse... »
Pascale Gallimard, l’éditrice de la série Max et Lili, se souvient : « Quand nous avons publié Lili se fait piéger sur Internet où nos deux héros tombent sur une image choquante, nous avons beaucoup hésité. Fallait-il montrer ou pas cette image ? C'est vrai qu'elle choquait, mais c'était bien sûr volontaire et nous avons décidé de la laisser. Nous avons eu une lettre d'une bibliothécaire et quelques institutrices qui nous ont reproché cette image. « Nous achetons Max et Lili les yeux fermés... mais maintenant nous ferons attention et ce titre ne sera pas dans notre bibliothèque. » Un journal chrétien nous a aussi reproché ce choix. Et nous avons décidé de supprimer cette image. A la réimpression suivante, on voit seulement Max et Lili, choqués, devant l'écran. 20 000 livres sont parus avec la fameuse image, 40 000 autres sont parus sans. La remettrons-nous ? Je ne sais pas encore, mais je ne crois pas. » L’éditrice conclut sur une petite anecdote : « Au dernier salon de Genève, j'aperçois un garçon d'environ dix ans, feuilletant frénétiquement ce titre. Apparemment, il veut montrer la fameuse image à son copain. Il cherche, ne comprend pas. Je m'approche, lui demande tu cherches l'image choquante ? On l'a supprimée... Elle t'a choqué, toi, cette image ? Le garçon remet le titre dans le tourniquet : Moi ça m'est égal, je l'ai à l'école, je pourrai la photocopier... »
La violence et la noirceur orchestrées
« La violence des films de Tarantino, ce n’est pas la violence d’un fait divers ; c’est une violence orchestrée, « magistrale » en effet, vidée de son contenu pour un trouver un autre, qui est purement visuel. » Tibo Bérard, le directeur de la collection eXprim’ chez Sarbacane, répond à ceux qui lui feraient le reproche de publier des récits d’une violence aiguë, audacieuse, voire contagieuse : « La violence d’un auteur comme Julia Kino va trouver un contenu purement littéraire. Et à voir les réactions de certains lecteurs et lectrices, sur leurs skyblogs, ils en sont parfaitement conscients : il ne leur vient pas à l’idée de se demander en quoi cela pourrait leur être néfaste, etc. D’ailleurs, nous posons-nous cette question en lisant un roman de Céline ? Pour finir, s’ils comportent parfois des scènes violentes ou sordides (et je n’exerce aucune censure de ce point de vue), nous ne versons pas systématiquement dans la ligne « noire » ; nos romans sont aussi joyeux, ironiques, bouillonnants, et ce, même quand ils comprennent des passages délibérément sombres. »
Francine Bouchet, à qui je disais mes réticences et mes doutes face à l’album Enchaîné Valérie Dayre et de Sara (un chien attaché à longueur de jours sera « libéré » de son calvaire par une main compatissante, mais meurtrière), m’a affirmé que ce livre a fait l’objet de beaucoup de discussions : s’il n’avait eu une auteure et une illustratrice aussi talentueuses, il n’aurait peut-être pas paru. « Plus loin nous n’irons pas », a-t-elle affirmé, tout en précisant que l’ouvrage ouvre des débats très intéressants lors des visites de classes : sur la place des bêtes dans notre société, sur la façon dont on les traite ou maltraite sans même nous en rendre compte.
Il semblerait que les adultes que nous sommes – et principalement peut-être les prescripteurs – fantasment beaucoup les besoins et les attentes des enfants en matière de littérature, mais conçoivent aussi leurs limites et leur aptitude à relativiser, à faire la part des choses, la part de l’imaginaire et celle du réel d’une société qui n’épargne plus grand-chose à sa jeunesse. Si la littérature ne devait que répondre à un horizon d’attente sans plus de secousses ni d’émotions, si elle ne devenait que le reflet du conformisme des opinions et des pensées, elle perdrait sa raison d’être. Les différents acteurs du livre qui nous ont ici livré leurs réflexions, entre sourire et soupir, entre sérieux et dérision, me font penser que les livres, de ce côté-ci de notre planète du moins, sont entre de bonnes mains, des mains soucieuses à la fois de nourrir l’imaginaire des lecteurs et de respecter leur capacité de discernement. On leur donne à voir, mais loin de tout voyeurisme ; on leur donne aussi à penser, avec leur cœur et leur intelligence.
Cet article a paru dans le numéro 2/08 de la revue Parole de l'Institut suisse Jeunesse et Médias
Sylvie Neeman
responsable de la revue suisse Parole, une publication de l'Institut suisse Jeunesse et Médias (www.jm-arole.ch)
La censure, c’est cloche
La littérature jeunesse a toujours eu tendance à vouloir mettre l’enfant sous cloche. Une
cloche en verre qui se voit le moins possible ; une cloche pour qu’il reste
gambader dans son jardin sans risquer de recevoir le moindre grêlon sur sa
fragile tête et surtout sans pouvoir s’en échapper.
Au-delà des censures-cisailles, qui taillent le livre et l’enfant selon les canons idéologiques en cours dans la société, il y a aussi la censure-cloche. Plus douce et subtile, elle se contente d’éviter certains sujets sans avoir à interdire, gommer ou réécrire. Cette autorégulation du monde de l’édition mène par exemple à écarter, minimiser ou carrément exclure des pans entiers de l’activité, de la vie ou de l’histoire des hommes.
beaucoup de livres dans lesquels l’enfant peut découvrir le monde du travail, la
machine, l’outil, l’entreprise par exemple ? Ce monde qui accapare ses parents 8 heures par jour, au bas mot.
Globalement l’univers des sciences et des techniques est très absent, y compris dans le
livre documentaire. Pourtant, dans tous les débats en cours sur l’avenir de la
planète, n’aurait-on pas besoin d’enfants gourmands de culture
scientifique ?
La cloche est là
pour préserver aussi l’enfant du sexe qui est sûrement comme une maladie
textuellement transmissible! Cela est parfaitement justifié s’il s’agit de
réserver au champ des adultes la question des relations sexuelles adultes, mais
lorsque le principal d’un collège public, en France, fait retirer notre
« Grand livre des filles et des garçons » de la bibliothèque sous
prétexte que l’on y aperçoit deux photos d’adolescents nus, l’un dans la salle
de bain et l’autre au saut du lit, quel est le plus pervers du photographe, de
l’auteur, du jeune lecteur ou du principal ?!
La cloche
protège également l’enfant de l’histoire. Si les livres sur l‘Antiquité ou le
Moyen Age abondent, combien de livres sur des périodes clés de l’histoire comme
la colonisation? Sur des pages symboles comme la Commune de Paris ? Sur des
événements plus contemporains comme la guerre d’Algérie ou la guerre en
Irak ?
Sous cette
cloche, pas si transparente que son apparence, on parle aussi rarement de la
pauvreté dans les pays développés. On lui préfère celle de l’autre bout du
monde. On y parle peu d’une autre manière de faire l’école, on y moque peu la
publicité, la surconsommation, la télévision… pourtant tout cela concerne
directement les enfants. On y évite en fait de nombreux sujets mais peut-être
est-ce juste pour que les petites maisons d’éditions indépendantes, comme la
nôtre, aient encore beaucoup de livres pas trop cloches à faire ?
écrivain, directeur des éditions Rue du monde
Ill. Etienne Delessert