Quand j’ai illustré la Guerre des Boutons ...
1976
Pierre Marchand me confie les illustrations de «La Guerre des Boutons» de Pergaud.
Le texte me happe, m’entraîne violemment dans mon passé.
Chaque geste, chaque position de main, chaque expression du visage doit proposer une interprétation que je veux respectueuse de l’esprit du texte.
A l’époque où je réfléchis à la manière d’illustrer l’album, je remonte de la Drôme vers l’Alsace. Sur le trajet, je suis littéralement aspiré vers la Franche Comté, le lieu des batailles de la Guerre des Boutons. Je dois absolument découvrir le village de Lebrac ! Il s’appelle Landresse, c’est le Longeverne du livre. Je tourne en rond dans le village, je hume l’air du pays, j’imagine les garnements courant derrière les maisons...
Un habitant intrigué par mon manège, m’interpelle. Je lui explique que je vais illustrer «La Guerre des Boutons». Ça semble beaucoup l’intéresser.
Il me prends par le bras, m’entraîne derrière l’église, au cimetière. Il s’arrête devant une tombe : «Voilà la tombe de Lebrac» me souffle-t-il. La tombe est celle du garçon qui a servi de «modèle» à Pergaud pour en faire son héros. C’est la tombe de Joseph Picard. Le beau-frère de Pergaud. Et le sympathique villageois qui me guide est Paul Picard, descendant par alliance de Pergaud ! Il me conduit dans la salle de classe du fameux instituteur. J’ai pu caresser le gros fourneau qui devait bien ronronner en hiver, pendant les dictées...
Cela parlait à mon enfance.
Car j’ai vécu, moi aussi, ma guerre des boutons.
Le bas du village (nous) contre le haut du village, l’ennemi.
Nous nous étions donné le nom très naïf des «Cordons-Bleus», les CB. Les autres, on les appelait tout bêtement, les CCB, les «Contre-Cordons-Bleus».
Nous étions les chevaliers blancs, les autres, les méchants.
Ils étaient plus vieux, plus grands, plus forts, malveillants, ricanant quand ils nous voyaient.
Nous avions un chef : le Pierrot. Il nous menait comme une troupe. Il avait le sens du commandement, de la stratégie, du sacrifice. Tout le contraire de moi, simple soldat obéissant et trouillard.
Nous avions notre camp, dans un bosquet, lieu dit «les Petits Sapins». En fouillant un peu dans les buissons on trouvait , pour alimenter nos fantasmes, des vestiges de la guerre, la grande. Des masques à gaz, des casques allemands, des cartouches ....
Je peux affirmer une chose, je ne vivais pas notre conflit comme un jeu. C’était une vraie guerre. Moi, en tous cas, j’avais la trouille, j’avais peur d’être capturé ... et probablement torturé. Une idée de mort, pas très précise flottait dans l’air. Des sueurs glacée dans le dos. Je ne m’aventurais jamais seul dans le haut du village.
C’est avec étonnement et avec un certain amusement que j’ai appris, bien des années après ces événements, que notre chef, «le Pierrot», devenu Pierre, quittait l’enseignement où il était instituteur, pour s’engager dans l’armée. Il y termine sa carrière comme officier supérieur, lieutenant-colonel. C’est pas beau, ça ? Notre chef de bande, colonel ! Je crois que notre guerre des boutons lui avait donné l’envie de galons !
Vous imaginez mon enthousiasme à illustrer ce texte.
Je me suis totalement mis au service de ce récit. Avec une facture d’image ancienne. J’ai fait en sorte que le graphisme ne vienne pas faire écran, mais qu’il facilite la plongée au cœur de l’histoire.
Une anecdote : l’autorité du père de Lebrac, sa forte présence, son emportement m’a irrésistiblement fait penser à Pierre Marchand. J’ai donc tout naturellement donné les traits de Pierre au personnage du roman. Dans la pleine page de la scène où Lebrac rentre à la maison, j’ai voulu une sorte d’allégorie : La rencontre d’un petit illustrateur et du redoutable éditeur. On y voit le père-éditeur armé d’un couteau. Je me suis permis d’imaginer que les choses risquaient de mal se passer. Alors pour que le pauvre gamin-illustrateur puisse se défendre, j’ai caché un couteau en premier plan ... Un vrai fantasme d’illustrateur !
J’ai vu le film d’Yves Robert. Ce film, jubilatoire, m’a emporté vers une autre histoire, m’a fait vibrer et rire. Il était suffisamment bien ficelé pour que je n’ai pas envie de penser pendant la projection, ni au texte de Pergaud, ni à mes illustrations.
Je n’ai pas encore vu les deux derniers films, mais le magazine suisse «L’Hebdo» m’a posé récemment quelques questions sur ce sujet d’actualité. Les images qui accompagnent la parution de l’article, présentent côte à côte une scène du film d’Yves Robert, en noir et blanc, une de mes illustrations, et une scène du film de Yann Samuel. Je suis très frappé par la proximité de l’ambiance colorée entre le film de Yann Samuel et mes images.
Evoquer Pergaud, la Guerre des Boutons, cet album si important pour moi, illustré il y a plus de trente ans m’a fait ouvrir quelques tiroirs de mon enfance.
La page est tournée. Les guerres de boutons entre bandes de gamins ne sont pas éteintes, existent bien sûr toujours, sous d’autres formes. Les boutons y sont plutôt des boutons d’ordi et de portables...
Et pour refermer ces tiroirs du passé, je vous livre la dernière phrase du roman :
«Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu’eux !»
Toutes les images sont de Claude Lapointe