A propos d'un rêve...
Le rêve que tous les jeunes lecteurs lisent deux livres, un roman et un album pour grands, qui traitent de l'esclavage.
Même que leurs aînés, ou leurs parents, peuvent faire pareil et en tirer parti.
Le roman est déjà un peu ancien. Il est sorti en français en 1999 mais il est toujours disponible et continue à être indispensable.
C'est "Léon", de Leon Walter Tillage (traduit de l'américain par Alice Ormières et Nadia Butaud, Neuf de l'école des loisirs). Un témoignage d'une profonde humanité sur la minorité noire aux Etats-Unis.
Leon Walter Tillage est né en 1936 à Baltimore en Caroline du Nord. Quand est sorti ce livre bouleversant, il travaillait depuis trente ans dans une école de Baltimore. Chaque année, il racontait son histoire aux élèves: c'est-à-dire la vie d'un enfant noir dans le sud des Etats-Unis, au milieu du siècle dernier. Son arrière-grand-mère avait été esclave. Son père, métayer, passa sa vie à travailler pour rembourser ses dettes.
Pas très drôle mais Tillage égrène ses souvenirs avec un irréductible optimisme.
Il raconte comment Blancs et Noirs étaient séparés dans les transports en commun, ou dans les restaurants. Il explique calmement que, dans les magasins, les Blancs avaient le droit de faire mettre dehors d'autres clients, parce que Noirs.
La vie du jeune Léon, dans les années 40 et 50, c'était aussi échapper au Ku Klux Klan, subir mille humiliations.
Mais l'enfant ne voulut pas se résigner comme ses parents. Il préféra écouter Martin Luther King, risquer sa vie dans des marches pacifiques.
Son histoire est si sobre qu'elle en acquiert une force terrible. Elle nous parvient grâce à la maman d'une fillette de Baltimore. Susan L. Roth a rencontré l'orateur, a retranscrit ses souvenirs. Dénués de toute mièvrerie, profondément optimistes, ils composent un plaidoyer vibrant contre le racisme.
Voilà bien une des raisons d'être de la littérature.
Une autre maintenant.
Tout récent car sorti il y a quelques semaines seulement, l'album "Catfish" de Maurice Pommier (Gallimard Jeunesse). Un titre étrange qui trouvera son explication en cours de récit: on saura pourquoi il est question de poisson-chat. Passée cette première curiosité, on tombe sur une phrase d'introduction de Joann Sfar ("Le chat du rabbin"): "Tout a sans doute déjà été dit, mais comme personne n’écoute, il faut recommencer."
Dans "Catfish", superbe album, Maurice Pommier raconte le chemin d’un esclave vers la liberté. Un grand format cartonné, de toute beauté, que l'auteur-illustrateur français reconnaît avoir eu de la peine à le faire atterrir sur le papier. "Cette histoire de l’esclavage me hante depuis une vingtaine d’années", en dit celui qui pratique la littérature de jeunesse depuis 1986 et l'album "Chasseurs de baleines", "mais je n’arrivais pas à m’en débarrasser dans un récit. Toutes les choses que je voulais raconter s’accumulaient, par bribes, mais ça restait coincé dans ma tête. Le Petit-Nèg’, qui s’échappait d’une plantation des Antilles pour se retrouver en Amérique, était bien là, mais son histoire m’échappait encore. Et puis un jour (une nuit plutôt !), j’ai vu le Vieux George, qui tombait sur lui en nourrissant les cochons. J’ai compris que ce personnage était la clé de l’histoire, alors je l’ai vite dessiné comme je le voyais, là, avec ses seaux de pâtée… Mais il a encore fallu cinq ans pour en arriver à faire ce livre!"
Aujourd’hui, "Catfish" est là avec toute sa force et son empathie vis-à-vis de ses personnages.
On y suit le destin du Petit-Nèg’, le gamin qui deviendra Catfish, son surnom de futur homme libre, après avoir été baptisé Scipio par l’homme blanc qui en est...propriétaire.
L’enfant a eu de la chance, dans sa malchance. Il a été recueilli par le Vieux George, un vieil esclave profondément bon dont on découvrira aussi l’histoire : il était Kojo en Afrique.
Il a aussi la bonne fortune d’apprendre le métier de tonnelier auprès d’un contremaître blanc, Jonas, arrivé enfant d’Angleterre et capable de s’opposer aux excès du régisseur de domaine. C'est ce Jonas qui lui donne son surnom de Catfish, poisson-chat, tant le gamin semble à son aise dans l'atelier.
Tous ces combats, cette quête de la liberté et ces leçons de courage sont traités par un rapport texte-images extrêmement intéressant et puissamment évocateur. Maurice Pommier use d’une large palette de couleurs, allant d’images sépia à d’autres très colorées selon les événements relatés. Il glisse bien entendu quelques-une des ombres chinoises dont il a fait sa spécialité. Surtout, il raconte sans fausse pudeur ce pan affreux de l’histoire qu’a été l’esclavage. Dédié à la mémoire de Cesar Chelor (1720-1784), un ancien esclave devenu un fabricant d’outils réputé, encore aujourd’hui, son album sincère et sensible touche au cœur.