PROJET ADOLECTEUR
Durant l'année 2010-2011, j'ai analysé des fictions pour adolescents mais j'ai aussi mis en œuvre un projet de recherche sur les relations qu'entretiennent les jeunes lecteurs avec les romans parfois fustigés par une critique (adulte) préoccupée de l'impact des fictions tragiques sur le psychisme des jeunes lecteurs.
Le "Projet Adolecteur" nécessite une investigation auprès d'adolescents lycéens âgés de 15 à 16 ans et scolarisés en classe de seconde. Avec l'aimable autorisation du proviseur du lycée Henri Avril de Lamballe, j'ai pu investir l'établissement le temps d'une année scolaire. Isabelle Guilloteau, professeur de français, et Alain Le Flohic, documentaliste, ont été de précieux collaborateurs dans cette entreprise sur le terrain. Ils m'ont permis de rencontrer les élèves intéressés par la lecture et désireux de participer au protocole de recherche. Ils ont en outre fait circuler les ouvrages que j'ai mis à disposition des adolescents (voir la liste en bibliographie).
Méthodologie de la recherche
Le cadre de cette recherche est prédéterminé. Pour assurer sa validité il nécessite la participation d'au moins cinq filles et cinq garçons. Les dix participants devront lire les cinq ouvrages de fiction dont la liste est associée ci-dessous. Nous procéderons à une première rencontre de discussion et d'information préalable avec les élèves volontaires, au cours duquel je pourrai répondre à leurs questions et confirmer leur accord de principe. Ils peuvent néanmoins se retirer du dispositif à tout moment de l'évolution de la recherche. Les élèves engagés dans le processus de recherche auront environ trois mois pour lire les cinq romans ; ils devront ensuite participer à un entretien individuel avec moi et à un groupe de discussion collectif. Je garantis à chaque participant le respect de leur anonymat. Le matériel recueilli par enregistrement audio au cours des entretiens individuels et collectifs apparaîtra dans le travail final relié à des pseudonymes.
En réalité, plus d'une vingtaine d'adolescents ont été présents à chaque rencontre et dix-huit parmi eux ont participé activement aux discussions collectives ainsi qu'aux entretiens individuels. Les adolescents ont répondu à ma demande au-delà de mes espérances.
Le 8 décembre 2010, je dépose cinq exemplaires de cinq romans pour adolescents au CDI du lycée. Le 12 décembre, Isabelle Guilloteau m'avertit de la bonne réception des livres par ses élèves de 2e en ces termes :
Ils attendaient donc comme tous les vendredis " le livre pour le week-end". Quand j'ai annoncé qu'il y en avait exceptionnellement 5, et que je leur dirai pourquoi après, j'ai senti une curiosité et un enthousiasme qui auguraient du meilleur. Alain est arrivé dans la classe avec le carton de livres et le petit cahier. Les élèves nous ont écoutés avec beaucoup d'intérêt. De temps en temps on entendait murmurer " moi je veux celui là" ! Quand on a eu expliqué le pourquoi de ces lectures, j'ai procédé à un premier sondage et 25 doigts se sont levés pour participer au projet ! Ils se sont ensuite rués sur les bouquins, nous avons négocié les emprunts pour que tous les élèves intéressés puissent lire rapidement un premier roman. Les lecteurs "rapides" se sont donc engagés à lire dans le week-end et à rapporter le roman lundi pour que tout le monde puisse découvrir un livre d'ici les vacances. C'était vraiment un moment fort en émotion pour Alain et pour moi...
Durant le temps du midi, j'ai croisé des élèves qui lisaient dans les couloirs et à 14 heures, trois d'entre eux avaient déjà lu Je ne mourrai pas gibier et Rien que ta peau. Quand on dit que les ados ne lisent pas !!! Amusée de les voir tenter de lire en cachette pendant la correction de mon contrôle, j'ai fait celle qui n'avait rien vu... Les élèves que j'ai recroisés dans la journée avaient visiblement très envie de parler de leur lecture. Aussi je pense que cela devrait bien se passer. Ils ont noté que tu venais leur expliquer tout cela le 7 janvier et ils t'attendent avec impatience. Et moi aussi !! Une frustration toutefois : avec Alain, on pensait lire les livres qui n'auraient pas été choisis... eh bien on attendra !"
Isabelle et Alain ont en fait expliqué en des termes simplifiés les enjeux de mon investigation. En d'autres termes, ils ont défini la problématique de recherche afin que les adolescents comprennent en quoi ils devenaient, en tant que lecteurs, objet de ma recherche et source incontournable de ma réflexion au sujet de la littérature ado. J'avais tout à apprendre d'eux!
Définition de la problématique de recherche
L’axe de recherche principal concerne les processus de pensée à l’œuvre chez les adolescents dans l’articulation de l’expérience et de l’imaginaire. Plus spécifiquement, il s’agit d'analyser les enjeux de l’interface fantasme/ acte chez l’adolescent lecteur. Cette idée présuppose que le fantasme précède l'acte et que l'acte a une influence sur la pensée, et ce de façon complexe. D'une certaine manière, on peut se représenter le fantasme comme une image et l'acte comme un fait. Les deux étant reliés/séparés par une interface qui procède de la pensée. Il est difficile, voire impossible, de l'observer directement chez une personne mais on peut l'approcher en s'intéressant à la capacité de représentation mentale que tout un chacun peut exprimer verbalement à propos d'une expérience. Dans le contexte qui nous intéresse, il s'agit de l'expérience de lecture, autrement dit, "l'instant de lire".
Le support clinique de cette recherche est constitué des fictions réalistes publiées en littérature jeunesse ces dix dernières années. A l’instar du cinéma, des jeux vidéo et des feuilletons télévisés, le contenu de cette littérature est particulièrement violent. La question de fond repose sur le postulat d’une dangerosité de la littérature pour les jeunes lectures et sur l’hypothèse d’un glissement potentiel de la représentation mentale d’un acte vers le passage à l’acte proprement dit.
Nous proposons d’une part, de montrer comment l’articulation de l’émotion littéraire à la représentation mentale de la violence agie donne un contenu suffisamment étayant, contenant, pour que la pensée de l’adolescent lecteur s’organise en système d’élaboration de la pulsion agressive. Tout se passe comme si la pensée jouait le rôle d'une enveloppe destinée à contenir les émotions capables de déclencher un passage à l'acte violent. Mais le fait de se le représenter mentalement, de le penser, suffit à le désamorcer. La lecture constitue un ferment utile pour une jeune pensée en apprentissage de vie car elle donne à penser. C'est que ce nous proposons d'examiner à partir de la restitution de leurs lectures par les jeunes lecteurs.
D’autre part, il apparaît en filigrane de cet axe de recherche, un thème transverse qui interroge la relation que nous entretenons avec les adolescents en tant que représentants psychiques de la violence pulsionnelle, parangon de la subversion. Cette dimension psychopathologique du social révèle une forme de projection parentale surmoïque qui opère comme un prétexte dans les domaines de l’art, la littérature pour la jeunesse n’en est qu’un exemple. Nous cultivons en effet de nombreux préjugés à l'égard des adolescents, considérés socialement comme potentiellement instables, violents et imprévisibles. Ces préjugés sont alimentés en grande partie par une projection de nos propres pulsions agressives refoulées, enfouies dans la nuit inconsciente depuis la fin de notre adolescence.
Autorisation parentale
Travailler en relation avec des enfants et des adolescents nécessite le plein consentement de leurs parents. Ils furent donc sollicités par courrier avant que je ne rencontre leurs enfants dans le contexte scolaire. En revanche, je ne les ai jamais rencontrés.
L’axe principal de la recherche concerne les processus de pensée à l’œuvre chez les adolescents dans la relation qu’ils établissent avec leurs lectures. Le support clinique de cette recherche est constitué des fictions réalistes publiées en littérature jeunesse ces dix dernières années. A l’instar du cinéma, des jeux vidéo et des feuilletons télévisés destinés aux adolescents, le contenu de cette littérature est particulièrement dramatique.
Nous tenterons de montrer comment la lecture de ces romans permet aux jeunes lecteurs de penser la violence et de mettre à distance l'acte violent.
Les adolescents qui seront volontaires pour participer à cette recherche devront lire cinq ouvrages de fiction que j’ai préalablement sélectionnés et qui leur seront présentés par leur professeur de français. Je les rencontrerai d’une part en groupe pour des discussions collectives et d’autre part en entretien individuel en dehors de leurs heures de cours.
Conformément aux exigences du cadre légal de la recherche, l’anonymat de votre enfant sera respecté dans les écrits publiés de la recherche."
Tous les parents sollicités ont répondu positivement à ma demande. J'apprendrai par les adolescents eux-mêmes, les singularités de leurs réactions. Par exemple, lors d'une séance de discussion collective, une jeune fille précise que sa mère a émis des réserves quant à la sélection des romans et admet qu'elle avait autorisé la lecture et la participation de sa fille que sous la caution de l'institution scolaire.
"Et puis une soirée de rencontres avec les parents de seconde dont certains m'ont fait part de leur approbation et de leur enthousiasme quant au projet " Adolecteur ". Alors je crois que vraiment, toutes les conditions sont remplies pour que l'expérience soit fructueuse. D'ailleurs, vendredi, les élèves ont encore embarqué tous les livres. Ils tournent à toute vitesse ! Certains en ont déjà lu trois !"
Toutes les conditions sont réunies fin décembre et nous pouvons commencer le travail de parole dès le mois de janvier sous les meilleurs auspices.
Les "adolecteurs" en action…
De janvier à mai 2011, je rencontre les jeunes volontaires en groupe dans leur classe de français durant une heure dite "banalisée". Puis, lorsque nous avons fait connaissance, je leur propose des rendez-vous individuels durant leurs pauses entre deux cours.
Les discussions collectives ont été animées, joyeuses et enthousiastes mais aussi conflictuelles du fait d'âpres discussions à propos de l'appréciation de chaque roman par chaque adolescent. Il apparaît en première impression (et avant toute analyse clinique du contenu des entretiens et des séances) que les jeunes lecteurs ont exprimé leurs opinions dans une liberté de ton et de choix. Les sentiments positifs et négatifs à l'égard des personnages des fictions proposées sont affirmés et assumés par chacun d'entre eux. Nous avons en outre été surpris par les divergences d'opinions concernant certains romans. Les critiques, parfois crues, à l'égard du "rythme" littéraire d'une œuvre justifiaient une lecture difficile, voire une interruption pure et simple de la lecture. L'élément le plus significatif d'un point de vue psychologique demeure la capacité d'identification au personnage principal. Le héros sombre de "Je ne mourrai pas gibier" [2], Martial, a recueilli tous les suffrages, passionnément… L'héroïne de Cathy Ytak [3] en revanche, a profondément dérouté la grande majorité des jeunes lecteurs, tout comme le jeune homme du roman de Charlie Price [4] : la lenteur du récit, le "manque" d'action, et la perturbation mentale ou le handicap mental constituent ici le point focal autour duquel se cristallisent les fantasmes de rejet. Malgré la dureté du récit et le destin tragique d'Eve/Marion, le roman d'Antoine Dole [1] a reçu un accueil ému, tant chez les garçons que chez les filles. "Caulfield, Sortie interdite" [5] a dérouté la plupart d'entre eux. In fine, les "adolecteurs" ont choisi eux-mêmes leurs pseudonymes et ces prénoms fictifs témoignent aussi de la fulgurance de l'imaginaire à l'œuvre dans leur pensée.
Ces considérations demeurent superficielles et l'intérêt d'une recherche approfondie repose justement sur la mise en évidence de la singularité de la relation de chaque adolescent avec chaque roman. Lire c'est penser sans y penser car la lecture d'une histoire engendre, entre les lignes, la métaphore et le symbole. L'instant de lire procède d'une rébellion de l'intime et constitue peut-être le seul véritable antidote dont nous disposions contre les idées reçues. Lire nourrit la force imaginante de l'esprit en dessinant un paysage inouï où se croisent les lignes horizontales de nos vies et les lignes verticales de nos pensées les plus profondes. Lire c'est inventer en quelque sorte une géométrie poétique de nos espaces psychiques. La lecture exacerbe la sensation, fait naître l'émotion et fabrique des sentiments issus de la relation avec cet autre qui se dérobe dans le réel mais qui n'est jamais aussi proche de nous que dans une histoire. C'est ce que nous avons expérimenté en écoutant les jeunes lecteurs évoquer les personnages des romans tant le sentiment de leur présence parmi nous était puissant.
La littérature jeunesse est un agrandissement de soi. Et à en croire les jeunes lecteurs que j'ai rencontrés, l'instant de lire est avant tout jubilatoire. Mais il me faut maintenant consacrer l'année qui vient à l'analyse précise de leurs paroles. Rendez-vous dans un an ! Et merci aux "adolecteurs" : Tessa, Marylin, Javier, Romane, Sacha, Saël, Asahi, Teddy, Anko, Barnabé, Laetitia, Lili, Siana, Jade, Jovica, Elena,…et les autres.
La Cahuette, le 23 août 2011
Bibliographie du "Projet Adolecteur"
[1] Dole, Antoine (2007) Je reviens de mourir. Sarbacane
[2] Guéraud, Guillaume (2006) Je ne mourrai pas gibier. Le Rouergue. Coll. Do Ado Noir
[3] Ytak, Cathy (2008) Rien que ta peau. Actes Sud Junior, coll. D'une seule voix.
[4] Price, Charlie (2009) Le temps des lézards est venu. Traduit par Pierre Charras. Editions Thierry Magnier
[5] Rosenlow Eeg, Harald (2009) Caulfield ; Sortie interdite. Traduit par Jean-Baptiste Coursaud. Editions Thierry Magnier.
Dessin d'ouverture par Etienne Delessert.