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Pour Manon Faivre, il n’y a pas de belle lecture sans partage

Ancienne bibliothécaire, la jeune maman jurassienne a lancé son compte Instagram «La biblio de Gaspard» en 2019. Elle alterne maintenant chroniques au Quotidien Jurassien et posts aux photos très travaillées, présentant ses coups de cœur en littérature jeunesse – choisis en toute liberté, car elle refuse d’être sponsorisée.

La biblio de Gaspard Manon Faivre
Véronique Kipfer
15 juin 2023

Dès notre arrivée au jardin, on a une certitude: les habitants du lieu ont le sens de l’accueil et du partage. Il n’y a qu’à voir l’hôtel pour insectes, la jolie maison pour les oiseaux, mais aussi le pommier et les buissons de petits fruits, plantés assez bas pour que les enfants aussi bien que les adultes puissent en profiter…

Le lumineux sourire de celle qui nous ouvre la porte ne fait que renforcer cette impression: «Entrez, entrez, bienvenue! C’est gentil d’avoir frappé plutôt que sonné: je viens de coucher ma fille pour la sieste…» Nous montons au salon, où Gaspard, 6 ans, accepte avec force soupirs d’aller jouer aux Pokémon dans sa chambre, «mais seulement si on ne monte pas le voir». Grimace amusée de sa maman, qui lève les yeux au ciel avant de servir cafés et verres d’eau. Contre le mur, une immense bibliothèque, grande fierté de notre hôtesse: les livres, uniquement pour enfants, y sont rangés par couleur, dessinant ainsi un arc-en-ciel aussi esthétique que décoratif. «C’est un menuisier qui l’a créée quand nous avons emménagé ici il y a deux ans. Elle est unique en son genre et je l’aime beaucoup, cela fait de la couleur dans la pièce», commente la jeune femme avec enthousiasme. «Mais son organisation exige du travail. Beaucoup de gens me demandent comment je fais pour que tout soit propre: il n’y a pas de miracle, je range tous les jours… Et là, en face, j’ai aussi un coin avec les livres dans lesquels les enfants vont le plus piocher.»

La biblio de Gaspard, Manon Faivre
Une bibliothèque arc-en-ciel composée de centaines de livres pour la jeunesse (© Véronique Kipfer)

Chaque livre est précieux
À l’habituelle question de savoir combien d’ouvrages sont rangés sur les étagères, elle hésite: «Il doit bien y en avoir en tout cas mille, maintenant… je ne compte plus, depuis le temps. Mais je ne jette rien, ça c’est sûr! Tous me rappellent un souvenir, et j’aurais l’impression de leur faire une infidélité si je les mettais de côté. Et comme ceux que je désirerais sortir sont généralement ceux que les enfants préfèrent, on garde tout! J’y ai d’ailleurs ajouté dernièrement certains de mes livres d’enfant que j’ai encore chez mes parents, dont La nature au fil des mois, qui m’avait été offert par ma grand-maman en découpant les points Mondo. C’est l’un de mes livres préférés, il présente les différentes saisons à la campagne et est si riche en détails que j’en découvre encore maintenant. Bref: c’est sûr, ici, on refuse le “désherbage”, comme on le nomme en bibliothèque!»

La biblio de Gaspard, Manon Faivre
La bookstagrameuse pose avec un livre de son enfance, «La nature au fil des mois» (© Véronique Kipfer)

Si elle connaît ce terme spécifique, c’est qu’elle a d’abord travaillé dans le secteur durant de nombreuses années. Elle a même créé un centre de documentation scolaire à la bibliothèque de Renens, avant de travailler à la bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel de 2013 à 2020: «J’étais d’ailleurs encore là-bas quand j’ai commencé à faire des posts sur le web. J’ai ensuite donné ma démission, car j’avais envie d’avoir du temps pour mes enfants et de me consacrer uniquement à Instagram, ainsi qu’aux chroniques que je publie toutes les deux semaines dans le Quotidien Jurassien

Un très gros travail de l’image
Une nouvelle orientation de «bookstagrameuse» mûrement réfléchie, et à laquelle elle consacre d’innombrables heures de travail. «Il y avait déjà beaucoup de sites consacrés aux livres pour enfants, mais le plus souvent, j’y lisais que c’était une histoire douce et bienveillante que les enfants avaient adorée, mais je me demandais bien de quoi parlait celle-ci!» Pour se démarquer, la jeune maman décide ainsi de rédiger des textes courts mais détaillés, et surtout, de donner envie de lire l’ouvrage présenté par le biais d’une photo d’accompagnement, très travaillée et liée au contexte de l’histoire. Résultat: des images sophistiquées, mises en scène et où chaque détail a son importance, et qui sont ensuite encore retravaillées et retouchées, ou enjolivées grâce à des montages vidéo effectués par son mari.

Les décors sont par ailleurs aussi réalistes que possible, ce qui pousse Manon Faivre à arpenter des coins méconnus, à la recherche du lieu représentant au mieux le récit. Ainsi, elle se souvient avec émotion de la fois où pour illustrer Boréal-Express de Chris Van Allsburg, elle s’est rendue dans les Franches-Montagnes, dans un local où sont entreposées de vieilles locomotives. «Il y avait de la neige et le temps était splendide. Les bénévoles passionnés qui entretiennent les locomotives se sont pris au jeu et m’ont proposé d’en sortir une, pour que je puisse la photographier dans de bonnes conditions. Lorsqu’ils l’ont conduite hors du local dans ce paysage magnifique, ça a été un moment très fort», raconte-t-elle les yeux brillants, ravie de pouvoir ainsi rencontrer des gens et vivre des aventures qu’elle n’aurait jamais eu l’occasion de découvrir autrement.

La biblio de Gaspard, Manon Faivre
Manon Faivre écrivant une chronique et un aperçu de son compte Instagram (© Véronique Kipfer; © Manon Faivre)

Uniquement des coups de cœur
C’est ce plaisir de la lecture et de la découverte qu’elle souhaite aussi transmettre aux autres parents, mettant parfois des mois avant d’obtenir la mise en scène parfaite pour sa photo. «Mais cela en vaut vraiment la peine: des libraires me disent que certains parents viennent avec mon post en main, en demandant le livre précis que j’ai présenté. Cela m’est précieux de pouvoir ainsi être utile à certains.» Un choix qu’elle désire cependant qu’ils fassent en toute liberté, tout comme elle fait les siens. Car pour elle, il a été évident dès le départ qu’elle choisirait elle-même et achèterait les livres qui l’intéressent. «J’adore certaines petites maisons d’édition spécialisées dans la littérature jeunesse, qui font un travail remarquable mais qui n’ont pas les moyens de s’offrir un service de presse. Et donc dont personne ne parle… Je trouve essentiel de ne pas être orientée dans le choix de mes lectures et de celles que je veux présenter, de manière à pouvoir laisser leur chance à tous les ouvrages publiés.».

Étant donné que cette liberté a un certain prix, Manon Faivre effectue une sélection malgré tout, en se basant sur «les recommandations des librairies indépendantes, les maisons d’édition spécialisées qu’elle apprécie, les nouveautés des auteurs et illustrateurs, les revues de livres pour enfants, les posts Instagram – et le site de Ricochet, riche en informations!». Toutes les thématiques l’intéressent, même si elle avoue avoir un faible pour les histoires drôles et tout ce qui a trait aux arbres. «Et il y a certains livres dont on entend parler partout, on se dit que ça va être cool, et finalement je ne suis pas très convaincue personnellement…»

De vrais chefs-d’œuvre
Parmi ses coups de cœur de ces derniers temps, un magnifique livre de Claude Ponti, Le chemin, composé d’un dépliant avec l’histoire de base au recto et un verso à colorier, mais aussi d’une vingtaine de grandes cartes interchangeables comportant chacune une petite partie de l’histoire, qui permettent de créer un récit à chaque fois différent selon l’ordre dans lequel on les dispose, et dont les dessins – coup de génie! – correspondent les uns aux autres, quel que soit l’enchaînement des cartes. Mais aussi son favori, Le dégât des eaux de Camille Jourdy et Pauline Delabroy-Allard, conseillé par une libraire lors du confinement et dont le récit d’une naissance l’a particulièrement touchée: «Marie-Anne, du Rat Conteur à Neuchâtel, savait que j’avais perdu un bébé mais ne savait pas en me recommandant ce livre que j’étais à nouveau enceinte, de ma fille, cette fois. Elle a eu très peur de commettre un impair en m’ayant fait parvenir cette lecture mais au final, c’est grâce à cette dernière que je lui ai annoncé être à nouveau enceinte!»

La biblio de Gaspard, Manon Faivre
Quelques coups de cœur de Manon Faivre: «Le chemin», «Hekla et Laki» et «Le dégât des eaux» (© Véronique Kipfer)

Il y a aussi «tous ces ouvrages incroyables» comme Hekla et Laki, de Marine Schneider: un conte philosophique sur l’attachement et la mort, qu’elle rêve de présenter mais ne sait pour l’instant pas «par quel bout prendre». «Parfois, je rame un bon moment avant de savoir comment illustrer l’ouvrage. Puis j’ai soudain une idée…»

C’est d’ailleurs ce qu’elle aime le plus dans la littérature jeunesse: tout n’est pas cousu de fil blanc comme dans les livres pour «grands». «Tous les thèmes possibles sont abordés, en allant à l’essentiel, et sans pudeur – ce qui ne veut pas dire pour autant que c’est trash! En un livre et quelques pages, on explore totalement une thématique qui se lit à deux niveaux, celui de l’enfant, et celui de l’adulte, avec son propre bagage. Et quand le livre est bien écrit et bien dessiné, la découverte est très intense.»

À chaque enfant ses découvertes littéraires
Elle partage bien sûr déjà sa passion avec ses deux bouts de chou, qui explorent les livres chacun à leur manière: Gaspard, en se plongeant avec délices dans l’univers des chevaliers, des pirates, de l’espace, des dinosaures – et de Noël, une thématique qu’il aime tellement qu’il a chanté «Petit Papa Noël» durant près d’une année lorsqu’il avait trois ans. «Il adore aussi toujours son tout premier livre sur les tracteurs. On l’a tellement lu que je le connais encore par c
œur, et lui aussi… mais je dois le garder précieusement dans la bibliothèque!», s’amuse sa maman. «Mais il a aussi la sienne, dans laquelle sont rangés ses Yakari, ses BD Animal Jack, etc.» À son grand dam, son fils voue aussi une véritable passion à l’encyclopédie Pokémon, à peu près impossible à lire à haute voix: «Je me rappelle d’ailleurs avoir fait un jour un post sur ce que j’appelle «la bibliothèque des horreurs», c’est-à-dire tous ces livres mal imprimés et proposant un contenu peu enrichissant, et cette encyclopédie en faisait partie!» À un an, Léonore, en revanche, préfère «travailler» le livre, ainsi qu’en témoignent les pages froissées ou arrachées ici et là. Ou alors elle l’utilise comme un doudou: «Elle a entre autres un livre des Zozos qu’elle aime beaucoup. Elle le prend avec elle à la sieste, en disant: “Les zozos, dodo!”»

La biblio de Gaspard, Manon Faivre
Gaspard adore les livres sur Noël... et l'encyclopédie Pokémon (difficile à lire à voix haute...) (© Véronique Kipfer)

C’est d’ailleurs en devenant maman que Manon Faivre a réalisé que certains sujets ne sont pas toujours bien traités – ou pas traités du tout – dans les livres pour la jeunesse. Un manque qui lui donne envie de prendre tout bientôt la plume, pour écrire son propre ouvrage… mais chut! Elle ne nous en dira pas plus, pour l’instant. De toute façon, l’heure tourne et Léonore va bientôt se réveiller, il est temps de prendre congé. On redescend l’escalier pour aller encore admirer une autre bibliothèque dans la chambre d’amis, où de nombreux livres sont soigneusement étiquetés et rangés par thématique: peur du noir, Halloween, relations parents-enfants, grossesse, etc. «Mon mari se moque parfois de moi, en disant que je n’ai jamais cessé d’être bibliothécaire», remarque Manon Faivre en souriant.

Juste devant la porte, on prend garde de ne pas renverser une petite poussette rose. À l’intérieur, en guise de poupée, un livre dont les étoiles dorées brillent au soleil…


Pour aller plus loin
Explorez le compte Instagram La biblio de Gaspard