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Polichinelle en France jusqu'aux théâtres de la Foire

Charles Mazouer
27 mars 2007
(Université Michel de Montaigne-Bordeaux III)



Le sujet -un siècle de la vie de Polichinelle dans les spectacles français- peut paraître assez mince; néanmoins, les obscurités et les énigmes ne manquent pas. Dictionnaires et histoires répètent sans les vérifier des affirmations qui remontent parfois jusqu'au XIXème siècle et dont les auteurs ne donnèrent jamais un commencement de preuve. A quelle date apparaît la marionnette française Polichinelle, et sous quelle influence italienne ? Que sait-on au juste sur ce Jupille qu'on appelle le Polichinelle français ? Avant 1685 et Fracanzani, quels furent les Polichinelles des troupes italiennes circulant et s'installant en France ?



Il faudrait des recherches plus longues pour éclairer ces petits mystères. D'autre part, je n'ai pu consulter tous les manuscrits (conservés évidemment à Paris) de pièces du début du XVIIIème siècle qui peuvent intéresser mon personnage. Je ne livre donc pas une recherche achevée et définitive, mais un état des lieux, un bilan des problèmes, illustré, il est vrai, d'analyses assez précises.



Je présenterai la question ainsi, en trois étapes : une chronologie qui récapitule les repères historiques dont on peut disposer; une réflexion sur ce qu'on peut connaître de l'acteur (ou de la marionnette) quant au corps, au costume et au jeu, des analyses sur Polichinelle comme personnage littéraire en France -c'est-à-dire paraissant dans des textes de théâtre.



Repères historiques



La première occurrence du nom de Polichinel se trouve dans le titre d'une mazarinade de 1649. C'est le nom français de Pulcinella (en napolitain Pulecenella). Notre Polichinelle est issu de Pulcinella. En 1649, ce masque de la commedia dell'arte a 20 ans : il a été créé en 1628 par Silvio Fiorillo. Pulcinella a été connu en France par les voyages et séjours des troupes italiennes dans notre pays au cours du deuxième tiers du XVIIème siècle. Quelles traces ? On parle d'un certain Barbançois, en 1645, dans la troupe de Mazarin: invérifiable. Plus sûr : la Muse historique de Loret, au samedi 14 février 1654, parle, d'une représentation de théâtre italien à la cour qui fit pâmer de rire avec ses bouffons, et mentionne « le rare Polichinelle ». Une gravure, malheureusement sans date précise, mais qu'on estime de l'époque Louis XIII, donne à voir une représentation du marchand d'orviétan (qui donne une farce pour attirer le chaland) ; on y voit l'Aveugle, Brigantin et Polichinelle (le nom est écrit) -un Polichinelle sans bosse. Autre témoignage des associations et fusions temporaires entre farceurs français et farceurs italiens. Et excellent moyen de répandre le type.



Je tiens pour une fable l'idée mise en circulation par Magnin que le Polichinelle français serait né à l'époque d'Henri IV comme personnage gaulois très opposé au Polichinelle italien. Avec sa belle assurance coutumière, Maurice Sand parle de Jupille, le Polichinelle français en 1640 ; j'attends le commencement d'une preuve à ce sujet.



En revanche, le célèbre tableau, peint en 1670, des « Farceurs français et italiens depuis 60 ans et plus, ainsi que la gravure très semblable par les personnages peints ensemble de Polichinelle et Pantalon, de Charles Le Brun, posent un problème: le Polichinelle (il a bien le nom français) s'y trouve - petit personnage avec un béret, son masque et, au-dessus du pantalon blanc, une grande cape noire qui doit dissimuler la bosse. A quel acteur, ou à quels acteurs renvoient ces deux représentations figurées ? Elles sont en tout cas la preuve qu'il y a eu un ou des Polichinelles dans des troupes italiennes ou franco-italiennes du deuxième tiers du XVIIème siècle.



Quoi qu'il en soit, Polichinelle est devenu un type littéraire, utilisable dans des spectacles ou ailleurs. Nous avons signalé Polichinelle dans les mazarinades (1648-1653) écrites pendant la Fronde. Signalons qu'il devint assez tôt un personnage de ballet, à l'instar des autres types italiens. On le trouve dans un ballet daté des environs de 1636 (boutade de La Comédie italienne) et dans un intermède dansé du Xerxès de Cavalli (1660).



Au théâtre français, au théâtre italien, à la Foire, à l'Opéra on va retrouver le personnage de Polichinelle comme danseur (ou sauteur). Il est chez Molière en 1670 (Psyché), dans un canevas du Scenario de Domenico Biancolelli en 1674 (Baron de Foeneste), à la Foire dès 1678 (Les Forces de l'amour et de la magie) et en 1712, à l'Opéra enfin au début du XVIIIème siècle (1705-1714). Molière quant à lui sut utiliser Polichinelle comme personnage théâtral dans le si original premier intermède du Malade imaginaire de 1673.



Plus important peut-être encore: vers le début de la seconde moitié du siècle, grâce aux Brioché père puis fils (ce sont des italiens : Briocci), Polichinelle devint une marionnette; nous ne savons malheureusement rien de cette marionnette au XVIIème siècle, laquelle sera reprise par les Foires.



Pendant longtemps, la troupe de l'Ancien Théâtre Italien à Paris n'eut pas de titUlaire pour le rôle de Polichinelle. Les débuts de Michelangelo Fracanzani le 1er octobre 1685 (devant la cour) mirent fin à cet état de fait; Fracanzani - napolitain lui-même et qui avait appris son rôle auprès de Baldo, un des meilleurs Polichinelles du XVIIème siècle- fut le Polichinelle de la troupe jusqu'au renvoi de celle-ci en 1697. Nous verrons pourquoi il ne paraît pratiquement pas dans le recueil des pièces de Gherardi. Il passa très tôt pour mauvais comédien. Peut-être que son type de second zanni faisait trop d'ombrage à l'autre second zanni Arlequin; ou le dialecte du type rebutait le public pari- sien ? Quoi qu'il en soit, dans les spectacles traditionnels, en italien, de commedia dell'arte comme dans les pièces franco-italiennes et bientôt complètement françaises écrites par des auteurs français et apprises par cœur par les acteurs italiens, la présence et la permanence d'un Polichinelle sont assurées pendant 17 ans. Cinq canevas ou comédies écrites font paraître le type, plutôt dans les années 1690.



Quand le roi chasse les acteurs italiens, leur héritage, on le sait, passe aux théâtres des foires Saint-Laurent et Saint-Germain. Curieusement, le type de Polichinelle ne sera pas repris par le Nouveau Théâtre Italien, rappelé en 1716 par le Régent et que dirige Luigi Riccoboni, il est vrai peu favorable à la commedia dell'arte traditionnelle.



Polichinelle revint à la Foire en force. De plusieurs manières, eu égard à la diversité des spectacles qui étaient présentés dans ces lieux de divertissement, où animaux savants, marionnettes, équilibristes, danseurs de corde et sauteurs eurent droit de cité bien avant les comédiens qui s'y installent finalement à partir de 1689, non sans luttes sanglantes avec les théâtres officiels qui défendent leur monopole: Comédie Française, Académie royale de musique, Nouveau Théâtre Italien. Devant naviguer au milieu des interdictions, les théâtre forains lancèrent d'ailleurs diverses formules originales: monologues, pièces à la muette, pièces à écriteaux, et bientôt l'opéra comique. On sait que Lesage travailla pour les théâtres de la Foire à partir de 1712, s'associant succes- sivement avec d'Orneval et Fuzelier (les dix volumes du Théâtre de la Foire et de l'Opéra comique parurent sous la signature de Lesage et d'Orneval). Au fond, les divers genres de spectacles montrés aux foires finiront par être absorbés par le théâtre de la Foire.



Après le départ de la troupe italienne, les tipi fissi de la commedia dell ' arte sont intégrés dans le répertoire forain - Polichinelle à côté d'Arlequin, Scaramouche, Pierrot ou Mezzetin. Mais Polichinelle n'avait pas cessé d'être un personnage de marionnette et on le retrouve à ce titre dans des pièces manuscrites ou imprimées.



On ne sait trop si les pièces du ms B.N. 9312 (que nous n'avons pu relire) étaient destinées à des marionnettes (comme le prétend Charles Magnin) ou à des acteurs; elles auraient été présentées à la Foire Saint-Germain, en 1695. L'une d'elles, Le Marchand ridicule, a été remaniée par Regnard en 1708 pour la Foire Saint-Germain.



Le recueil de Lesage et d'Orneval fait peu de place à Polichinelle, trop vulgaire et trop grossier à leurs yeux; on trouve le personnage en 1718 et encore en 1726, dans un prologue d'ailleurs supprimé de l'édition imprimée. C'est à une occasion particulière que Polichinelle paraît en 1722 dans le recueil, cette fois comme marionnette : Lesage et ses associés, ne voulant se plier à la règle du monologue, émigrèrent aux Marionnettes étrangères et y donnèrent un prologue et deux pièces à ariettes. A cette occasion, le rideau qui fermait le théâtre représentait un Polichinelle en pied, avec cette inscription: « J'en valons bien d'autres ». Polichinelle devient en quelque sorte l'emblème du théâtre des marionnettes. C'est d'ailleurs pour régler un compte avec Fuzelier et Lesage que Piron, dans son Arlequin Deucalion de 1722, fait paraître la marionnette Polichinelle, qui avoue elle-même sa médiocrité.



Après 1730, Polichinelle sera massivement présent à la Foire, et comme protagoniste. Mais je ne désire pas aller au-delà de cette date.



Ainsi les textes, les documents figurés et d'autres sources historiques permettent, sinon d'écrire une histoire de Polichinelle en France pendant un siècle, du moins de poser quelques jalons sûrs. Mais que peut-on dire de Polichinelle en France en tant qu'acteur ?





L'acteur

Parler de son costume, et plus encore de son jeu, est une tâche fort malaisée. En ce qui concerne le costume, on est renvoyé pour l'essentiel à l'iconographie, qui pose les problèmes d'interprétation que l'on sait. L'iconographie renseigne d'ailleurs mal ou peu sur le jeu, et les autres témoignages sont rares.



Et la marionnette Polichinelle ? Nous n'en savons pratiquement rien au XVIIème siècle. Il est à croire que la marionnette stylisait l'apparence des Polichinelles du théâtre. Ce qu'on sait de la marionnette (bicorne, bosses stylisées, culottes courtes et bas rayés) est postérieur à notre période.



Pour l'acteur de théâtre, nous avons davantage de témoignages, qui permettent, non sans énigmes, de poser des jalons.



Polichinelle est arrivé en France avec son costume caractéristique, à commencer par son demi-masque noir au nez crochu. Du paysan (et du zanni) il avait l'ample blouse de toile blanche, serrée au-dessous du ventre par une ceinture qui retenait aussi une escarcelle et un sabre de bois. Le bas du corps était recouvert d'un pantalon large et flottant. La ou les bosses (par devant et par derrière) n'étaient pas alors indispensables. Sa coiffure enfin était remarquable: soit une calotte, soit l'immense bonnet en pain de sucre.



Ce costume subit diverses transformations en France.



Si la gravure sur cuivre de Charles-Antoine Coyp (intitulée « Habit de Polichinelle napolitain») renvoie bien au premier Polichinelle français, les transformations sont relativement minimes : la blouse est remplacée par une ample veste boutonnée, agrémentée d'une collerette; le grand chapeau est un chapeau à bord. Dans la gravure qui représente le théâtre de l'orviétan (époque Louis XIII ?), Polichinelle a gardé sa blouse; mais son chapeau à bord est rond et il n' a pas de bosse. Quant au tableau des farceurs français et italiens peint en 1670 - dont on ne sait pas quel acteur, fort petit, il pourrait représenter, il présente de plus grandes transformations dans le costume: un large béret et une cape sombres (la cape dissimule pratiquement la veste blanche) tranchent sur la collerette et le pantalon blancs.



Le grand changement fut apporté par l'acteur Fracanzani, titulaire du rôle depuis 1685 dans la troupe italienne de Paris. On aperçoit nettement le nouveau Polichinelle avec ses camarades de la troupe royale des comédiens italiens de l'Hôtel de Bourgogne dans la gravure du Grand Almanach historique de 1689. Le couvre-chef, qui reste très imposant, s'orne désormais de plumes de coq - et pour longtemps. Les deux bosses sont accentuées et, s'équilibrant en quelque sorte, forment un plan transversal. Mais plus de tunique: une veste ajustée, à gros boutons, serrée par une ceinture sur l'énorme ventre. Le pantalon rayé est, avec la veste, rouge et jaune galonné de vert. Deux gravures de Nicolas et Henri Bonnart où Polichinelle, armé d'ustensiles de cuisine, nous regarde de face, présentent une identique défroque. Il en va de même pour le Polichinelle de Watteau, dans son « Départ des comédiens italiens en 1697 ». Cette concor- dance assure, à quelques variantes près, l'apparence du Polichinelle français de la fin du siècle.



Une difficulté, cependant, qui empêche d'avoir une image vraiment stable du costume de Polichinelle: les dessins de Claude Gillot, qui renvoient à des pièces créées par la troupe de l'Ancien Théâtre Italien, mais que le dessinateur n'a pu connaître que lors de leur reprise à la Foire, au XVIIIème siècle. On ne peut donc y chercher une image de Fracanzani, et peut-être même pas - étant donné la liberté des représentations iconographiques - l'image d'acteurs réels de la Foire. Dans cette série de dessins de Gillot, le costume de Polichinelle semble beaucoup plus proche de ce qu'il était avant les transformations apportées par Fracanzani : retour à la blouse – encore qu'on aperçoive une veste ici ou là - et au pantalon, blancs unis, pas de plume à la coiffure (simple bonnet ou chapeau à bord).



Finissons cette revue avec le Polichinelle représenté sur le rideau du théâtre des marionnettes à la Foire (trois vignettes identiques du t. V du Théâtre de la Foire... de Lesage et d'Orneval). Il est parfaitement dans la lignée du Polichinelle dont le costume a été réformé par Fracanzani : chapeau à plume, collerette, double bosse accentuée, veste et pantalon rayé; le pantalon s'arrête sous les genoux et l'on voit des bas.



Comment parler du jeu de Polichinelle ? On est prêt à rêver avec les peintres (Ghezzi, Tiepolo) fascinés par Pulcinella ; ou avec certains acteurs qui ont si bien parlé de lui: je pense à Dario Fo, qui semble toucher si juste quand il oppose la maladresse du pantin en forme de S, avec son ventre hydropique et sa bosse en contrepoids, avec sa tête noire qui sort de la carcasse comme une tête de tortue, à la légèreté de ses mouvements, au côté ailé, aérien de ses sautillements, virevoltes et pirouettes... Rêves, mais nous sommes assez loin du Polichinelle français, dont le jeu nous échappe presque totalement. Rassemblons quand même quelques éléments particuliers à l'aide de sources diverses.



Curieusement d'abord sur la marionnette de la Foire. Marionnette ou acteur, Polichinelle avait gardé ce privilège, malgré mille autres interdictions, sinon de parler, du moins de baragouiner avec sa voix stridente et plutôt nasale obtenue par le « sifflet pratique » (petit instrument, pivetta en italien, placé dans la bouche et dissimulé par le masque). Mais quel jeu physique, quelles attitudes, quels mouvements chez les acteurs ? On sait que le port du masque entraîne un certain type de jeu; on sait aussi à quel point la gestuelle des types de la commedia dell'arte empruntait aux mouvements des marionnettes. Mais encore ? Mal compris tant qu'il parla italien (ou napolitain), Polichi- nelle était surtout apprécié par ses mouvements comiques. Voici la première apparition de Polichinelle dans un dictionnaire français (celui de Richelet, en 1680), avec sa définition: « sorte de bouffon qui joue les rôles comiques dans les farces italiennes. C'est aussi une sorte de marionnette bouffonne. Polichinelle est plaisant, mais il l'est davantage par ses postures que par ses paroles, qui sont fort froides ». Comme les autres tipi fissi, Polichinelle devait être fort «gestueux». Les représentations figurées (où le personnage est en pied, rarement dans une situation théâtrale réelle) le laissent pressentir un peu: Gillot déhanche, tord et contorsionne son Polichinelle; ailleurs, les bras et les mains semblent toujours en mouvement; le pied et la jambe semblent vouloir esquisser quelques pas de danse. N'oublions pas que Polichinelle a continûment été utilisé comme personnage de ballet et comme danseur, des ballets royaux à la Foire et à l'Opéra, en passant par Molière. Jean Berain a dessiné un costume de Polichinelle, passablement stylisé et rendu plus élégant par rapport au modèle, pour un, divertissement aristocratique ; le traité bilingue de Lambranzi (Nuova e curiosa scuola de 'balli teatrali, 1716), qui grave une mélodie et représente un pas de danse pour chaque type, définit un style chorégraphique peut-être international à Polichinelle comme aux autres types.



C'est à peu près tout ce qu'on peut dire sur ce point. Nous aurons davantage de matière pour évoquer le personnage littéraire de Polichinelle.



Le personnage littéraire



Je choisis de le faire sans suivre exactement l'ordre chronologique, mais en traitant les faits par ordre d'importance croissante, selon moi.



On connaît les traits du zanni napolitain, pour autant qu'on puisse fixer de lui un portrait psychologique constant : le laid personnage est plus égoïste, plus glouton et plus sensuel, plus vicieux et plus cruel que les autres zanni ; mais il sait se sortir, d'un mot, des situations les plus compliquées. Nul doute que Fracanzani reprit ces caractéristiques, à partir de 1685, dans la troupe de l'Ancien Théâtre Italien.



On sait qu'il réussit mal et que Gherardi le méprisait, comme en témoigne l'Avertissement qu'il faut lire qui ouvre son Recueil de scènes et pièces jouées sur la scène des Italiens, intitulé Le Théâtre Italien. Il paraît donc très peu dans ce Théâtre italien. Dans une scène simplement résumée de L'Opéra de campagne (I,3) -scène burlesque -il est question d'un bossu « portant sur chacune de ses bosses, devant et derrière, un pupitre chargé d'un livre de musique ouvert». Il s'agit évidemment de Polichinelle, que Gherardi refuse de nommer. Le divertissement final du Retour de la Foire de Bezons mentionne laconiquement : « un Polichinelle danse ».



D'autres canevas sont connus par diverses éditions ou contre-façons du Recueil de Gherardi. Ici, Polichinelle participe aux lazzi d'une scène de nuit avec Pasquariel, Pierrot et Mezzetin assoiffés (Les Intrigues d'Arlequin, I, 3-6). Là (Les Souffleurs), devant ceux qui cherchent la pierre philosophale, il se fait charlatan: se présentant comme le vrai Polichinelle de Rome, premier moteur et grand administrateur des marionnettes (et directeur des machines qui les accompagnent), mais aussi comme astrologue, mathématicien, ingénieur, sorcier et magicien, il prétend ressusciter les morts, se rendre invisible, conjurer les esprits... Mais pour lui, le grand élixir, c'est le bon vin, et le mouvement perpétuel, c'est celui des mâchoires, qui ont la table comme point fixe! Renvoyé, le plaisant se contente de faire partir des fusées. Ailleurs (Pulcinella, médecin par contrainte, Il, 3), il joue un autre rôle, celui du médecin; il y multiplie les lazzi facétieux, connus à la fois de la tradition italienne et de la tradition française. Comme Arlequin, ce zanni en vient à être utilisé dans divers rôles.



Il faut enfin observer les gravures de Gillot, qui rendent compte de reprises des pièces du répertoire de l'Ancien Théâtre Italien, car Polichinelle y apparaît plus d'une fois. Trois exemples. Dans Arlequin esprit follet (créé en 1670), Polichinelle fait partie des zanni qu'Arlequin envoie en l'air, grâce à la machinerie qui fait monter d'un coup table et sièges. Dans La Matrone d'Ephèse ou Arlequin Grapignant, parmi les personnages de l'étude du procureur (Arlequin Grapignant), on voit Polichinelle, qui semble faire partie de l'étude, se pencher vers une jeune cliente. Dans Colombine avocat pour et contre, scène finale du tribunal (III, 7), Gherardi fait paraître un geôlier, qui conduit Arlequin vers sa sellette; par Gillot, nous savons que ce geôlier est Polichinelle, qui tient un trousseau d'énormes clés.



Petits rôles ou rôles de composition qui nous éloignent du zanni originel : il est difficile de cerner la personnalité littéraire de Polichinelle chez les Italiens. Et à la Foire, où Polichinelle revient en force ?



Quand il n'est pas simplement danseur ou sauteur dans des intermèdes, Polichinelle, s'il laisse des traces littéraires (manuscrit ou édition), est le plus souvent, semble-t-il, marionnette.



Son personnage sert d'abord dans les querelles entre la Foire et les autres spectacles ou dans les querelles internes aux entreprises de spectacles de la Foire. Dans La Querelle des théâtres (1718), où les acteurs représentent les personnages allégoriques de la Comédie-Française, de la Comédie-Italienne et de l'Opéra, Polichinelle fait partie des suivants de la Foire; il prononce une réplique et chante deux couplets. En 1722, Lesage et d'Orneval en font une marionnette et même l'emblème du théâtre des marionnettes; dans L'Ombre du cocher poète, la marionnette, en guêtres, un bâton à la main, arrive d'Italie et se prétend le Jean Polichinelle de Rome, venu recueillir la succession de madame Perret te la Foire avec ses acteurs en bois, qui vont apprendre à chanter. Comprenons que si l'opéra-comique est interdit, les marionnettes chantantes le remplaceront. L'Ombre du cocher poète sert en effet de prologue à deux autres pièces de marionnettes. L'arrêt qui visait à interdire la parole aux acteurs forains n'avait pas atteint les marionnettes de bois. Mais les ennemis de Lesage, furieux de son départ aux marionnettes, l'attaquèrent justement sous l' emblème de Polichinelle, dans l'Arlequin Deucalion de Piron (1722). En III, 4, Arlequin tire la marionnette du fond du tonneau, et la laisse retomber de frayeur tant elle est laide et bouffonne; il est vrai que la marionnette représente Momus, « le dieu des fous et le fou des dieux ». Très vite d'ailleurs, Polichinelle demande à être rejeté à la mer, comme conscient de sa médiocrité: « Je deviens honteux et las de mon baragouin ».



Il est de fait que les propos de Polichinelle dans les pièces qui nous restent sont d'une désolante grossièreté. Veut-on des illustrations ? Si on demande à Polichinelle de lâcher un son seulement, en majeur ou en mineur, il pète et se défend ainsi: « Hé! ne savez-vous pas bien que les pets sont à Polichinelle ce que les coups de batte sont à Arlequin ? Arlequin bâtonne, Polichinelle pète; c'est ce qui les caractérise » (L'Ombre du cocher poète, scène 2). Les scénarios du manuscrit 9312 donnent des actions qui ne valent pas mieux. Polichinelle y fait le badin et se montre fort grossier. En particulier dans Le Marchand ridicule (dont le canevas sera repris en 1708 par Regnard, pour la Foire Saint-Germain); après avoir demandé à la fille du marchand Jambroche (!) si elle a son pucelage, il entre avec elle dans la boutique du père... et en est éjecté sans ses culottes. Utilisé dans la parodie d'une tragédie (Pierrot Romulus), Polichinelle compose un grand prêtre burlesque qui, privé des sacrifices, maigrit: « Voyez, je n'ai plus de ventre», disait l'acteur (scène 2), faisant allusion à la fameuse bosse de devant. En prologue d'une autre parodie (La Grand-Mère amoureuse, 1726), Polichinelle haranguait le public et lui demandait de ne pas trouver mauvais qu'il vienne pisser, à l'exemple des grands chiens, sur le mur des attentions des spectateurs et qu'il les inonde des torrents de son éloquence (manuscrit cité par Magnin)... Quoi qu'en pense Lesage, qui trouvera Polichinelle décidément trop grossier, le type n ' a pas fini d'être populaire à la Foire.



Mais seul Molière -qui utilisa d'abord Polichinelle comme personnage dansant dans le divertissement final de Psyché (1670), avec deux danseurs qui danseront des Polichinelles quatre ans plus tard chez les Italiens -fit de Polichinelle un personnage théâtral original, et d'ailleurs assez différent du masque de l'arte. Je fais allusion au premier intermède du Malade imaginaire, dont on a retrouvé la musique assez récemment. Dans l'esthétique de la comédie-ballet, cet intermède est particulièrement intéressant, car Molière et son musicien Marc-Antoine Charpentier font dialoguer un acteur qui parle (Polichinelle ) avec les violons, puis avec une troupe d'archets du guet chantant et dansant.



Mais quel Polichinelle ? C'est ici un vieil usurier, amant de la servante Toinette. De nuit, il vient donner une sérénade à sa maîtresse; il sera interrompu par les violons et par le guet. Molière fait donc de Polichinelle un vieillard amoureux et riche; on verrait plutôt Pantalon dans ce rôle. Il se parle d'abord à lui-même, conscient de la folie qu'il y a, à son âge, de faire l'amour (au sens du XVIIème siècle) à une dragonne, à une diablesse, à une tigresse qui se moque de lui, au lieu de s'occuper de son négoce. Alors qu'il accorde son luth, des violons narquois l'interrompent. Quand il s'en croit débarrassé, surviennent les archers du guet. Devenu fanfaron, Polichinelle les fait d'abord fuir; mais ils reviennent et le font prisonnier. Pour se libérer, comme il ne veut pas tout de suite payer, on lui applique croquignoles et coups de bâton en cadence. Le seigneur Polichinelle devra néanmoins lâcher quelques pistoles.



On le voit bien : ce Polichinelle moliéresque n'a rien à voir avec le Pulcinla napolitain. Autre témoignage de la plasticité du masque naturalisé en France.



J'arrête là ma présentation. La provende reste assez maigre sur un siècle de vie du masque napolitain en France. Il faut l'avouer d'énormes lacunes et quelques énigmes demeurent; si des faits intéressants ont pu être établis, il n'est guère possible d'avancer des conclusions générales. Mais, à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle, le Polichinelle français est heureusement beaucoup mieux connu.





Cet article de Charles Mazouer est extrait du Cahiers Robinson, n° 6, pp. 19-48,1999, Université d'Artois.

Nous remercions vivement Monsieur Mazouer de nous avoir donné son autorisation pour publier cet article sur le site Ricochet.




BIBLIOGRAPHIE



Textes



Molière, Oeuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, 1971, 2 vol. (Bibliothèque de la Pléiade).



Delia Gambelli, Arlecchino a Parigi. Lo Scenario di Domenico Biancolelli, Roma, Bulzoni, 1997, 2 vol.



Le Théâtre italien de Gherardi, ou Le Recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les comédiens italiens du Roy, pendant tout le temps qu'ils ont été au service, A Paris, chez J.- B. Cusson et P. Witte, 1700, 6 vol.



Il « Théâtre italien » di Gherardi. Otto commedie di Fatouville, Regnard e Dufresny, éd. Marcello Spaziani, Roma, Edizioni dell ' Ateneo, 1966.



Evariste Gherardi, Le Théâtre italien, I, éd. Charles Mazouer, Société des Textes Français Modernes; diff. Paris, Klincksieck, 1994.



A.-R. Lesage et d'Orneval, Le Théâtre de la Foire ou l'Opéra comique, Genève, Slatkine, 1968, en 2 vol. (Paris, 1737, en 10 vol.).



Auguste Poitevin (Maurice Drack), Le Théâtre de la Foire. La comédie italienne et l'opéra comique. Recueil de pièces choisies, Genève, Slatkine Reprints, 1970 (Paris, 1889).



Il Teatro della « Foire ». Dieci commedie di A lard, Fuzelier, Lesage, D'Orneval, La Font, Piron, éd. Marcello Spaziani, Roma, Edizioni dell' Ateneo,1965.



Théâtre du XVIIIème siècle, t. I, éd. Jacques Truchet, Paris, Gallimard, 1972 (Bibliothèque de la Pléiade).



Critique



Charles Magnin, Histoire des marionnettes en Europe depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, Paris, 1852.

Maurice Sand, Masques et bouffons (comédie italienne), Paris, 1862, 2 vol.