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Pinocchio et ses illustrateurs

Janine Despinette
1 janvier 1990



"La marionnette est un élément à la charnière de plusieurs réalités (inanimée et animée, objet et acteur, corps et âme...) réaliser une marionnette signifie construire aussi l'espace dans lequel elle doit évoluer, accomplissant sa virtualité..." peut-on lire sous la plume de Brunella Eruli, dans la revue "Puck" publiée par l'Institut International de la Marionnette.



Quel regard un marionnettiste peut-il, alors, porter sur un personnage de marionnette traité graphiquement en images à plat et sur papier à espace limité par le format de l'objet-livre.

Nous avons souhaité présenter au CIELJ, dans le cadre du Festival des Marionnetttes international, les bois gravés par Sigfrid Bartolini pour la Fondation Collodi à l'occasion du centenaire de PINOCCHIO, afin de défendre notre idée que les approches d'un personnage littéraire par les imagiers et par les marionnettistes pour être moins immédiatement déduisibles que celles des sculpteurs, peuvent quand même se rejoindre ou du moins, que la rencontre peut conduire à une compréhension mutuelle du travail de chacun.

Le propre du travail du marionnettiste est de faire vivre une marionnette et implique "une conception de l'espace elastique, imprévisible", qui soit propice à la distribution de nouvelles donnes expressives" ai-je lu, encore, dans "PUCK". Les visiteurs de notre Exposition, vont découvrir dans les 309 bois travaillés à la gouge et les xilographies qui en ont été tirées par Sigfrid Bartolini que le propre du travail de l'imagier est de situer visuellement le personnage dans son environnement et de souligner par des dessins les différentes étapes de l'action narrative, de créer au fil des pages du livre, une atmosphère pour une histoire racontée avec des mots. Créée sur les lieux même où l'auteur Collodi a situé l'action de son récit, l'oeuvre monumentale deBartolini est exceptionnelle par son objectif : laisser dans quelques bibliothèques musées une trace de la pérénnité d'une oeuvre littéraire qui, cent ans après sa création, suscite encore les interprétations les plus diverses, nous allons le voir.


L'affirmation implicite de l'image peut favoriser ou contrarier la référence au texte par le lecteur, et la part de mise en scène et de théâtralisation de certains illustrateurs peut être obstacle ou ouverture dans la lecture spécifique d'une préparation de spectacle sur un thème ou sur un personnage, c'est certain.



Pinocchio a la particularité d'être un burattino, une marionnette personnage littéraire à qui l'écrivain Collodi va faire vivre des aventures constamment à la frange de la réalité et de l'imaginaire...

Pinocchio a la particularité, encore, d'avoir été écrit semaine après semaine pour être publié sous un pseudonyme dans un magazine hebdomadaire "Le giornale per i bambini" (le premier du genre, en 1881 en Italie) par un écrivain pedagogiste, certes, mais aussi journaliste polémiste florentin, Carlo Lorenzini, fondateur par ailleurs sous son nom, de deux journaux satiriques - "il lampione" et "Scaramuccia" - et très mêlé par conséquent à la vie sociale et culturelle de son pays, de plus dans une période cruciale, celle de la mise en oeuvre de l'unification italienne.

Dans la Firenze de son époque, ville où "l'amour proverbial de la discussion conduit plus à tourner en dérision qu'à approfondir réellement les mises en cause, où une vocation sincère à la pédagogie est tempérée toujours par l'aspiration à devenir des grillons parlants" aux dires des commentateurs et exegètes italiens de Pinocchio, les milieux intellectuels avaient à la fois soif sincère de renouvellement et attachement nostalgique aux traditions de la Toscane grand-Ducale.

L'académicien français Paul Hazard qui a beaucoup contribué à l'introduction de PINOCCHIO en France, après la traduction de la comtesse de Gencé pour Albin Michel editeur, en 1912, a défini parfaitement le personnage et le livre : "bois dur et ressorts, pas de corps pesant qui serait en retard sur ses fantaisies. Il est léger comme l'esprit, et comme lui, bondissant, il obéit aussi peu aux lois de l'existence banale qu'une association d'idées à celle de la logique; il a la mobilité des êtres qui agissent dans nos songes, étant en fait, lui-même le songe d'une nuit d'enfant !! Avant qu'il ne s'appelle PINOCCHIO il était déjà Arlequin, Pulcinella, Santerello; il fait partie des maschere, des types immuables qui ont servi de point fixe à l'improvisation des comédiens depuis qu'existe le Théâtre enn Italie.."

Et il est vrai que la Comedia del Arte, COLLODI pour "Pinocchio" adopte la structure, le déroulement de l'action en fragments, le mouvement emporté et bien sûr le brio et la recherche de complicité avec le public.. Une imagination capricieuse et un sens très pratique de la conduite de la vie, voilà les qualités paradoxales du burattino que Collodi va manipuler dans les situations les plus extravagantes, entouré de partenaires qui apparaissent et disparaissent au gré des rencontres de son itinéraire initiatique durant lequel les jeunes lecteurs peuvent s'identifier à leur héros subissant épreuve sur épreuve pour qu'au bout de 36 chapitres puissent être reconnus aussi bien les droits que les devoirs d'un enfant dans la société italienne en mutation.



Illustrateur de la fin du dix neuvième siècle, MAZZANTI travaille à la plum et à l'encre de chine. On connait l'image du frontispice de l'édition première : une image synthèse des Aventures de Pinocchio qui depuis cent ans a fait le tour du monde : en premier plan PINOCCHIO crânement planté sur ses pieds de bois et les mains sur les hanches, le regard rempli de curiosité pour ce qui l'entoure, tel que le décrit Collodi... pantin au corps articulé mais à l'oeil vif d'enfant frondeur. Vêtu d'un costume de papier à fleurs et à collerette tuyautée, sur la tête une calotte conique, il évoque immédiatement l'atmosphère de la Commedia del Arte.

MAZZANTI le fait se détacher de l'espace de la page sur un fond esquissé de paysage imaginaire et symbolique où voisinent le chat et le renard, le serpent et le requin qu'observe la fée du haut de son nuage, précisant d'emblée seulement les aspects fantastiques de ces Aventures à l'intention des jeunes lecteurs.

Viennent ensuite, incluses dans chaque chapitre un ou deux dessins; d'abord les portraits réalistes mais pleins d'humour de Père la cerise avec son nez rond comme le fruit et bien proche des portraits de clowns... de Gepetto avec sa perruque couleur de maïs... des carabiniers en redingote et bicorne, fusil à l'épaule... puis au fil du récit MAZZANTI a privilégié et mis en évidence les scènes de contenu fantastique depuis le premier face à face Gepetto-Pinocchio, la rencontre avec le grillon parlant, les pieds brûés, la fête au théatre des burattini et l'affrontement avec Mangefeu... la rencontre avec le chat et le renard, le repas à l'auberge de l'ecrevisse rouge, la pendaison et la première rencontre avec la fée aux cheveux turquoise, la visite des trois médecins, l'arrivée des lapins croque-mort, le premier mensonge et le nez qui s'allonge, l'envol des oiseaux picorant le nez, la rencontre avec le serpent, le survol de la Toscane sur les ailes de la colombe, les démêlés de Pinocchio avec le Pecheur vert,, sa metamorphose en âne, le séjour dans le ventre du requin et l'évasion...

Toute la visualisation scénographique du conte a été ainsi mise en place par Mazzanti (même si c'est en trois temps, entre la première et la cinquième édition : 62 illustrations pour la première, 69 pour la seconde, et enfin 83 à partir de la quatrième).

Comme Gustave doré et Grandville, Mazzanti s'interesse moins aux détails du contexte qu'à ce qui caractérise la situation à présenter. Il connait l'auteur, il a lu attentivement le texte, il le voit plus comme un CONTE que comme une fable moralisatrice. Il rappelle une situation par une mimique dans un portrait ou par une mise en confrontation des protagonistes. Peu ou pas de décor paysagé mais une dynamique du mouvement des corps étonnament suggestive d'un environnement précis, en même temps que la révélatrice de certains traits psychologiques de PINOCCHIO.

Les auteurs de "Pinocchio et son image en Italie" nous expliquent par exemple, qu'en fixant par son dessin un grand nombre de fois Pinocchio en plein élan de course, Mazzanti a signalé à l'attention, l'interrogation de Collodi sur la nécessaire fuite en avant de l'enfance faite à la fois d'éxubérance vitale et de peur de vivre l'affrontement à la société adulte. Il est certain que Mazzanti par ses dessins a immédiatement souligné les ambiguités possibles d'interpretation et les aspects subversifs de tous les arrière-plans de ce que d'aucuns ne croyaient être que des "enfantillages" crées par Collodi. Mazzanti en a accentué les aspects fantastiques par la simple raideur, même, de son trait lorsqu'il rappelle la matérialité de bois du burattino face à des partenaires de chair qu'il dessine en volumes de lumière et d'ombre. Et il a usé remarquablement de la silhouette noire, à la mode à l'époque, pour faire percevoir la beauté et le mystère de la nuit aux yeux des enfants. L'apparition du carosse infernal du petit homme de beurre conduit par une dizaine de petits ânes, comme surgissant du fond d'une gorge obscure dans le halo d'une énorme lune, laisse en mémoire une impression intense d'admiration et de crainte mêlées qu'aucun dessinateur n'a encore surpassé dans cette séquence, à mes yeux.

Et pourtant, en cent ans, dont cinquante de "domaine public" y-en-a-t'il eu des PINOCCHIO illustrés en Italie et dans le monde... en éditions populaires et en éditions de luxe.

Mais notre propos n'est pas une évocation chronologique de l'illustration du récit de COllodi, plutôt un regard sur l'interprétation par la visualisation graphique du mythe de l'enfance à libérer des opressions d'une société adulte incohérente dans ses sytèmes d'éducation qui est le fondement profond, nous semble-t-il du conte de Collodi.

Et si nous nous interessons maintenant à Carlo CHIOSTRI, c'est non seulement parce qu'il est le premier à reprendre en mains après Mazzanti, les Aventures de Pinocchio, pour les mêmes éditeurs florentins, mais parce qu'il a plus fortement encore que Mazzanti infléchi le rôle de Pinocchio et intéressé du même coup l'éditeur français Albinn Michel pour les éditions de Pinocchio de 1939 et 1948.

La vision du monde de Chiostri est différente de celle de Mazzanti.

Et il voit dans le burattino l'élément insolite qui transforme soudain l'apparente normalité du quotidien. Il va ainsi l'insérer en élement décalé dans un décor représenté avec un réalisme minutieux, quelque chose de surréaliste dans son absurdité apparente.

Il travaille à la plume fine et à l'encre de chine, ses dessins sont ensuite gravés sur bois par un graveur Adolfo Bongini dont le nom nous est encore connu parce que ses clichés jusqu'à il y a peu de temps, servaient encore pour les reproductions de cette édition qui compte parmi les plus recherchées par les collectionneurs bibliophiles.

On peut, grâce à CHIOSTRI, découvrir ce qu'était la Toscane rurale et citadine du 19eme siècle, laborieuse et relativement austère, l'originalité étant que dans toutes ces planches réalistes, ces croquis semblant pris sur le vif "figure toujours au premier plan ou mêlé à l'ensemble d'une foule, un élément étranger qui ne devrait qui ne devrait pas s'y trouver, qui bouleverse la cohérence de la scène et la rend irréelle et inquiétante, un élément qui, une fois découvert, finit par attirer inévitablement l'attention comme si dans cet univers en noir et blanc, il portait une couleur éblouissante qui en fit un signal ambigu : un burattino qui se déplace tout seul..." Le PINOCCHIO de Chiostri est un personnage halluciné, introverti, stupéfait et qui semble suivre des traces visibles de lui seul, rejeté par les autres qui le considèrent étrange et étranger, renversant sur lui des seaux d'eau sale, le trompant, le prenant au piège, le lapidant avec des livres symboles de savoir, l'enchainant, cherchant à le noyer, le faisant arrêter par la force armée. Dans ces dessins, constamment le fantastique s'insinue dans le réel presque sans forcer mais toujours présent pour inciter le lecteur à bien lire le conte dans cette autre dimension et sa logique spécifique.

Attilio MUSSINO, lui, est celui par qui l'ambiance des "Aventures de Pinocchio" va devenir, en 1911, tout soudainement haute en couleurs, et disent les commentateurs italiens "avec un emploi complet et emphatique de la couleur, sans nuances mais avec des contrastes forts, immédiatement expressifs". Les couleurs de MUSSINO sont éclatantes et même diront certains critiques "plébéiennes". En France, les éditions Albin Michel nous le feront connaitre en 1951, seulement. On sent dasn ces images un peintre attentif à réussir cette apparence colorée nouvelle en la mettant en accord avec l'évolution d'ambiance dans le récit. Il y a déjà dans l'illustration de Mussino une sorte de narration chromatique qui évolue selon l'atmosphère à créer : pour les scènes de rue, pour l'ambiance du cirque, partout où la foule est dense, le rouge et le vert dominent, et au contraire la nuit des assassins par exemple est d'un bleu et d'un noir des plus profonds.

De plus MUSSINO profite pleinement du grand format que l'éditeur met à sa disposition pour inclure ses dessins dans le déroulement typographique du texte, en complément, en commentaire imagé... précurseur ainsi, dans les recherches d'interaction entre l'image et le texte, ne se contentant pas d'utiliser des dessins comme des compléments graphiques mais transformant grâce à ses illustrations le caractère du livre objet même, en livre illustré. Il est sûrement l'un des premiers à pouvoir figurer sur les listes des créateurs de la littérature en couleurs.

Il travaillaite à la tempera mais dessinait en caricaturiste, et il était un illustrateur prolifique. Il créa des centaines de planches pour PINOCCHIO pendant quelques 35 ans, autant pour des éditions de luxe que pour des éditions économiques, des éditions reliées ou brochées, et des albums en version abrégée.

L'editeur Marzocco-Bemporad commandait à MUSSINO de nouvelles planches chaque fois qu'il relançait une version livresque différente de Pinocchio sur le marché. On voit donc quelle a pou être l'influence de l'ambiance donnée par lui au récit des "Aventures" devenant au fil du temps, un classique pour tous les enfants italiens.

Les italiens aiment en MUSSINO la satire politique sous-jacente, l'exaspération et l'éxagération du geste, la surcharge chromatique, le cri et l'invective implicite dans l'attitude des personnages... son réalisme caricatural et son art de la théâtralité dans une mise en page où l'image soutient le texte avec une efficacité redoutable.

On considèe que ces trois exemples témoignent de la latinité profonde des personnages crées par COLLODI. Mais l'imaginaire collectif de notre génération, nous le savons bien, est à propos de PINOCCHIO beaucoup plus imprégné des stéréotypes disneyens que les studios américains de dessin animé ont fait déferler sur nous avec leurs produits dérivés dans les supermarchés comme dans les librairies, depuis la sortie du film aux U.S.A. en 1940.

Ceux qui ont le plaisir d'avoir lu PINOCCHIO dans son intégralité originelle, même dans une traduction française, savent qu'il ne reste pas grand chose de collodien dans la transcription américaine du cinéaste génial homme d'affaires.

L'entreprise de "pouponification" moralisante de celui-ci renvoie le livre sur les rayons de nurseries, apparait, convenons-en, une dérive de lecture à la limite du non-sens par rapport au dessein éducatif de Collodi. Nos amis italiens, grands seigneurs, pensent que "toute relecture est légitime et qu'une réadaptation est toujours féconde". Leur pantin vagabond et son mythe reconnu dans un nouvel espace humain et culturel comme celui du dessin américain ne leur déplait pas.

Plus sévère, alors que je ne suis pas une Pinocchiolpâtre, je m'interroge et interroge mes lecteurs : que reste-t-il dans le produit disneyen de la force provocatrice du mythe d'un libre processus d'auto education permis par l'aventure au sens collodien qui, comme l'a bien vu Bertachini "implique dans le domaine de son développement explosif et inépuisable tant de choses et de raisons, tant d'aspects et de moments de l'iter educatif" : l'epreuve des choses volontairement recherchée, l'irresistible besoin d'expérimenter tout le réel, le mouvant, avec la fascination pour l'imprévu, avec l'impulsion vitale irrepressible à transformer l'entendu dire et l'imaginé en vie vécue, payée par la personne qui la vit fut-elle un burattino ?

RIEN !

En quoi réside donc la force d'impact de l'imagerie disneyenne pour imposer au monde et dans le grand public les a priori américains déformateurs de sens sur un personnage appartenant au patrimoine culturel d'un autre continent ? La question a été posée pour "Blanche-Neige", pour "Cendrillon", pour "Pinocchio".

Nous ne résoudrons pas l'énigme aujourd'hui, les débats sont ouverts depuis longtemps et le seront encore pour quelques temps.

Passons plutôt à l'après Walt Disney, car le fait important est là : il y a un après Walt Disney dans les milieux artistiques internationaux et même des créations spectaculaires, ces toutes dernières années.

Cela a commencé avec Topor, en 1972. Les grand public connait le nom de Topor surtout à cause du film d'animation réalisé par lui avec le cinéaste René Lapoujade : "la Planète Sauvage".

Mais écrivain, peintre et dessinateur, d'origine polonaise, TOPOR est une personnalité marquante des milieux intellectuels parisiens et européens. Et, c'est à lui que Olivetti, le fabricant de machines à écrire, commanda pour ses cadeaux d'étrennes de cette année là, un PINOCCHIO.

Et TOPOR relisant le récit de Collodi s'est pris de passion pour le pantin, allant jusqu'à déclarer que celui-ci était "le seul personnage littéraire moderne, vrai et actuel, avec ses curiosités et ses lâchetés... en admiration devant la fée aux cheveux turquoise avec son grand nez flasque : le symbole même de la crise du mâle..."

On le devine à ces mots, la lecture graphique de Roland TOPOR est l'écho des interrogations des intellectuels de la fin de siècle, se voulant provocante extraction des symboles du mythe, et une opération menée dans le style qui caractérise TOPOR : des dessins très hachurés à la plume, à la manière des dessinateurs graveurs du 19eme siècle mais réhaussés d'une coloration à la tempera; le tout créant une atmosphère ambigue quelque peu inquiétante et pourtant empreinte d'une grande poésie sensuelle. Le rythme des séquences d'images suit le rythme du récit de Collodi avec la représentation des scènes les plus symboliquement significatives. TOPOR insiste sur ce point : "les aventures" de PINOCCHIO ont pour lui un caractère intrèquement onirique, et toute sa recherche graphique a visé à bien envelopper dans son maillage de rêverie poétique les angoisses et les frayeurs de l'enfance évoquées par la quête de l'introverti qu'est PINOCCHIO à ses yeux.

Puis, il y a eu la version INNOCENTI, en 1988, publiée en co-édition internationale par des éditeurs américain, anglais, allemand, français, suisse, hollandais, suedois, espagnol.

L'illustrateur Roberto INNOCENTI est toscan comme Collodi et sa version imagée est aussi bouleversante, a mes yeux, par son vérisme poétique et fantasque que le film de Luigi Comencini.

Roberto INNOCENTI s'est expliqué longuement sur son travail et sur l'approche choisie par lui de l'oeuvre de Collodi, en réponse indirecte et sans acrimonie, mais en réponse de grand artiste illustrateur à l'américain Walt Disney... afin de remettre les choses au point sur la Toscane et la civilisation toscane au 19eme siècle.

Innocenti, le florentin, a choisi de faire pour son PINOCCHIO "un voyage sentimental à la recherche d'un temps et d'une terre perdue : la Toscane de ses grands-aprents et de ses propres lectures de PINOCCHIO, "rappelant au passage que d'ailleurs, les rythmes de la vie quotidienne dans la campagne toscane n'étaient encore guère différents vers 1960 de ceux du siècle précédent. "Il lui suffisait..." - a-t-il écrit - " d'exhumer les tiroirs familiaux de vieilles photos pour retrouver l'ambiance collodienne... mais pendant plus d'un an, il a aussi parcouru les villages et repertorié avec soin une multitude de détails dans le paysage, et noté de petits faits qui servent à fixer dans la mémoire, un lieu et les coutumes de ses habitants... l'habituel et l'insolite."

Le critique Andrea Rauch dans le catalogue consacré à l'oeuvre de Roberto INNOCENTI souligne que "les dessins de celui-ci doivent toujours être examinés centimètre par centimètre. Comme dans un orchestre chaque son isolé ne sert qu'à définir l'ensemble", dans les illustrations d'Innocenti pour Pinocchio, le ton général du livre n'est pas tant celui du milieu des Aventures que celui du milieu où les personnages évoluent, vivant et agissant; le cadre est devenu partie prenante de la part du fantastique récit, relativisant du même coup les problèmes relationnels de l'enfant pantin avec les adultes et dans une remise en place du contexte de l'ensemble des problèmes sociaux culturels des populations villageoises qui pouvaient se lire aussi en filigrane dans le texte de Collodi parce que INNOCENTI analyse ce texte en homme du XXeme siècle.

Enfin, en 1990 est paru le PINOCCHIO de MATTOTTI chez Albni Michel qui a valu à son illustrateur un "Octogone" de chêne de la part des jurys du CIELJ, avec une illustration et une mise en page qui nous a fait soudain changer de perspective de lecture : le PINOCCHIO de Mattotti nous entraine vers son monde à lui, le monde des marionnettes, celui de la théâtralité.

Le PINOCCHIO de Lorenzo Mattottt est le premier Pinocchio de papier vraiment comédien par le moindre jeu de regard, par la moindre esquisse de geste. Tout dans le dessin est spectaculaire, tout est fait par l'illustrateur pour accrocher la lumière et focaliser notre regard dans une vision de spectateur.

MATTOTTI est un graphiste et un peintre de la génération B.D. pour le concept image-communication a un sens.

Membre du Groupe milano-bolognais "Valvoline" (six amis décidés à révolutionner le paysage de la bande dessinée italienne) il a publié dans les années 80 un fanzine, "pinguino", et il a fait paraitre de courtes séries dans "Alter" et dans "Linus" les deux revues B.D. qui sont à l'Italie ce qu'est "A suivre" dans les pays de francophonie. Il a commencé à travailler avec la couleur pour une de ces histoires "Il Signore Spartaco" (1982) et découvert l'animation en portant cette même histoire en images, à l'écran, en vidéo (1983).

La couleur, pour lui, "est un itinéraire à l'intérieur du mythe abstrait et indéfinissable de la peinture qui, grâce à l'association de la culture de la B.D.... peut prendre corps".Il utilise généralement le pastel et les crayons de couleur, et dans PINOCCHIO on découvre que le style MATTOTTI est une manière très particulière d'utiliser les masses chromatiques dans un rapport matière-volume dans une dynamique relationnelle lumière-mouvement qui introduit cette forme de lecture spectacle dont nous avons parlé plus haut.

Il a écrit quelque part que "la forme, le volume d'un vêtement lui servent à définir et à faire se refléter l'identité des héros comme leurs émotions éventuelles..." et lorsqu'on connait ses B.D. et ses albums de dessins de mode extraits du magazine international "Vanity" (1984/87) on ne peut que constater que de même qu'il avait introduit dans l'illustration de mode l'ironie typique de l'auteur de bandes dessinées en prenant à revers "le culte de l'être et de l'apparence" habituel aux milieux du stylisme, de même pour PINOCCHIO il se sert de ses immédiates observations de l'univers esthétique des ateliers de couturiers et studios de photographes de mode" dans lesquels il a repéré les mêmes typologies et les mêmes stéréotypes qu'enn littérature, qu'au théâtre, qu'au cinéma"... et donne ainsi au héros de ses lectures enfantines le look années 90.

Tel quel son PINOCCHIO ... n'est peut-être pas fait pour le castelet, mais on ne serait quand même pas étonné de le retrouver un jour ou l'autre entre les mains d'un montreur de kamishibaï.



Janine DESPINETTE