Pinocchio entre père et mère
à me sentir responsable, de rien, puisqu'il était vivant, présent et omniprésent…"
Jean-Marc Roberts, Monsieur Pinocchio, 1991
Les premiers épisodes de Pinocchio sont publiés en juillet 1881 sur le Giornale per i bambini de Ferdinando Martini sous le titre de Storia di un burattino. Il se composait de quinze chapitres et l'histoire s’achevait avec la mort de Pinocchio tué par les brigands. Les premiers épisodes de Pinocchio sont publiés en juillet 1881 sur le Giornale per i bambini de Ferdinando Martini sous le titre de Storia di un burattino. Il se composait de quinze chapitres et l'histoire s’achevait avec la mort de Pinocchio tué par les brigands. Nous connaissons le très célèbre Pinocchio parce que l'histoire ne s'est pas arrêtée là. Lorsqu'elle a été publiée sous la forme d'un livre, il faut croire que tout comme Pinocchio échappe à Geppetto, le malicieux pantin a échappé à Carlo Collodi.
Je me suis fait cette réflexion alors que la traduction publiée chez Actes Sud m'échappait à plusieurs reprises dans les rayonnages de la bibliothèque universitaire. Tout comme Pinocchio m'échappe en se faufilant entre les étagères de livres régies par l'ordre alphabétique, il court d'aventures en aventures à toute allure, et haletant, pose mille et une questions. Comme par exemple : le corps de cet enfant est-il du bois dont on fait les hommes ? Doit-il passer par toutes sortes de représentations du vivant avant que d'advenir en tant qu'homme ?
Il nous enseigne que "tout enfant est ainsi d’abord une fiction parentale, une vue de l’esprit, qui prend chair et qui d’objet du désir de ses parents, façonné, pris dans les rets de leur histoire narcissique et transgénérationnelle, s’affronte à son environnement et devient sujet." (Ben Soussan, 2009)
Il nous dit que la parentalité est une des plus singulières aventures qui soit. Si Geppetto est le père de Pinocchio, le devenir père/écrivain (auteur) de Carlo Lorenzini/Collodi s'inscrit dans la lignée maternelle car il choisit "Collodi", nom du village natal de sa mère, comme pseudonyme. A vouloir être le père qui enfante, Carlo Collodi réussit à engendrer un vrai petit garçon mais il s'agit en fait d'un être hybride beaucoup plus rétif que l'enfant à l'œuvre de sculpture du père sur le jeune enfant. D'un point de vue anthropologique, "la conversion de Geppetto en géniteur se heurte sans relâche à la nature particulière de son « fils». Ce que Geppetto et Pinocchio partagent, faute de liens de parenté, c'est leur appartenance à la lignée du bois, L'un est sculpteur, l'autre est maschera. (Rothlisberger, 2008, p.50). A défaut d'être de même culture, ils sont de même nature.
Pinocchio préfigure aussi les parentalités modernes rendues possibles après la mort de l'un des deux géniteurs. Aux confins de l'adoption, des procréations médicalement assistées, de l'homo-parentalité, du clonage, Pinocchio est aussi l'enfant improbable né d'un deuil impossible, celui de Gepetto pleurant sa femme morte prématurément sans lui avoir donné d'enfant. Le vieil homme triste et solitaire sculpte l'enfant que sa femme et lui n'ont jamais eu, à l'instar de l'homme d'aujourd'hui qui devient père après la mort de sa bien-aimée grâce à ses ovules congelés. L'enfant prodige, d'un point de vue fantasmatique ressuscite sa mère, qui apparaît sous la forme d'une fée (bleue comme les bleus de l'âme), une sorte d'ange protecteur bien incapable d'empêcher les catastrophes mais toujours présente dans les moments clés de la tragédie.
L'ambivalence paternelle : l'enfant idéal et l'enfant réel
Geppetto est un homme d'apparence aimable et on ne peut qu'être touché par sa solitude et son désir d'enfant. Cependant, quand il se plaint, on devine qu'il attendait de Pinocchio qu'il soit docile d'emblée. En effet, "si Gepetto construit la marionnette avec soin, c’est initialement pour la produire en spectacle et en faire son gagne-pain. Ce projet, repris par les autres figures masculines du conte, renvoie au fantasme d’emprise paternelle (…)"(Le Run, 2006). Pinocchio constitue pour son père, d'une part un moyen de gagner de l'argent (ce qui est banal dans l'Europe du 19e siècle) et d'autre part son bâton de vieillesse qui lui garantira à terme un confort matériel pour ses vieux jours. Car Geppetto n'est plus très jeune quand il décide de "fabriquer" son enfant. Aussi est-il fâché lorsque celui-ci se montre mal élevé : " Pendard de fils ! Tu n'attends même pas que j'aie fini de te fabriquer, pour manquer de respect à ton père ! C'est mal, mon petit, c'est mal ! Et il essuya une larme." (p. 37)
Geppetto a en effet moult raisons de regretter le manque d'éducation de son pantin de fils car ses bêtises le conduisent en prison : " Ah le petit misérable. Quand je pense que j'ai tant peiné pour en faire un pantin comme il faut ! Mais je n'ai que mon dû : c'est avant qu'il fallait y penser !" (p. 39) Force est de constater que le pauvre homme n'a pas eu le temps d'achever son œuvre, il lui donne une forme mais cela ne suffit pas, et ce sculpteur semble l'ignorer ; Il manque à Pinocchio l'essentiel pour être un "vrai petit garçon", c'est à dire un fils digne de ce nom.
Paul Auster souligne à cet égard l'importance de la "fabrication" de Pinocchio par Geppetto "dans une pièce de bois qui parle, qui est vivante, ce qui reflète la notion qu'avait Michel-Ange de la sculpture : l'œuvre est déjà là, dans le matériau ; l'artiste se borne à tailler dans la matière en excès jusqu'à ce que la vraie forme se révèle, ce qui implique que l'être de Pinocchio est antérieur à son corps : sa tâche au long du livre sera de la découvrir, en d'autres termes de se trouver, ce qui signifie qu'il s'agit d'une histoire de devenir plutôt que de naissance." (Auster, 1988, p. 162)
D'un point de vue psychologique, et sans trahir l'intuition de Paul Auster, on peut rapprocher cette métaphore de l'être antérieur au corps, de l'enfant imaginaire, pensé par ses parents avant la naissance. Mais elle nous fait aussi penser à la métaphore du chemin que constituent l'enfance et l'adolescence, qui conduit chaque être vers l'avènement d'un soi accompli, achevé, adulte. Geppetto connaît le désarroi de celui qui voit son œuvre lui échapper, son enfant grandir, quitter la maison pour le pire et le meilleur. Il est contraint de renoncer à posséder l'enfant qu'il désirait, en éprouve une grande déconvenue, jusqu'à l'acceptation finale que connaît tout parent, laisser l'enfant devenir adulte à sa place et devenir vieux à son tour. Mais avant de parvenir à ce point de l'histoire, Geppetto connaît l'ambivalence des sentiments, tour à tour aimant et rejetant, affectueux et cruel. Lorsque son terrible et fantasque rejeton se trouve privé de pieds (brûlés dans l'âtre suite à l'inconséquence de notre insouciant pantin), la tentation est grande pour le père ambivalent de le laisser ainsi afin qu'il ne puisse plus fuguer. Il pouvait contrôler aisément cet enfant "mutilé", mais l'amour paternel en décide autrement : "Gepetto avait beau se composer un visage de tyran, il avait les yeux remplis de larmes et le cœur gonflé de chagrin en voyant le pauvre Pinocchio dans un état si pitoyable. Sans dire un mot, il empoigne ses outils et, choisissant deux petits morceaux de bois bien sec, se mit au travail avec acharnement." (p.57)
Parti d'un rêve, et cruellement déçu par la réalité, le vieux père se désillusionne, continue d'aimer ce "pendard" de fils, et relâche peu à peu son emprise sur lui. Mais qui donc va éduquer cet enfant ?
Pinocchio/ado : la pulsion agressive incontrôlée d'une "tête de bois"
Lorsque Pinocchio quitte la maison de son père, son attitude traduit une prévalence de l'acte sur la pensée. Il est certes de bonne volonté mais incapable de réfléchir : il agit, impulsivement, voire il passe à l'acte, violemment. "Le ressort même du texte est la rébellion constante de Pinocchio contre les interdits ou les recommandations des adultes qui l’entourent, rébellion annoncée et mise en acte dès le début". (Le Run, 2006)
Le grillon moralisateur le paie de sa vie. Il vexe Pinocchio en lui disant qu'il n'est qu'un pantin et une "tête de bois" : "Ces derniers mots étaient de trop : ivre de fureur, Pinocchio se releva d'un bond, saisit un maillet sur l'établi et le lança sur le grillon parleur. Qu'il l'ait voulu ou non, il le toucha malheureusement en pleine tête, et le pauvre grillon eut à peine la force d'exhaler un dernier cri-cri avant de rester cloué contre le mur, raide mort." (p. 42-43)
Pinocchio s'exerce à de nombreuses formes de passage à l’acte qui mettent en jeu le corps dont nous savons qu'elles jouent un "rôle fondateur dans l’identité d’un groupe et constituent une épreuve initiatique où la première fois possède une valeur d’événement. Les rituels d’initiation traduisent «une recherche de la rencontre avec l’altérité et l’inconnu». (Richard F., 2001, p. 191) Pinocchio est en quelque sorte un expérimentateur des premières fois. Il essaie tout et tout de suite…
Pendant ce temps, Gepetto se sacrifie pour nourrir son fils chéri dont l'ingratitude et les caprices ne l'empêchent pas de tenter de l'éduquer moralement. Mais les mots de Gepetto nourris de sagesse et d'expérience glissent sur le bois dont est fait la tête de Pinocchio qui a manifestement besoin d'actes, et de nourriture : l'appétit de Pinocchio est insatiable.
La coquetterie de Pinocchio est également remarquable : "j'ai l'air d'un vrai monsieur !" (p.58) et n'est pas sans rappeler les obsessions vestimentaires des adolescents avides de suivre une mode souvent coûteuse pour leurs parents. "Notons au passage tout ce qui pousse chez Pinocchio, des oreilles d’âne au nez qui ne cesse de s’allonger, certes, en lien direct avec les transformations corporelles de ce que l’on pourrait figurer comme la puberté, mais aussi très référé aux effets de parole." (Ben Soussan, 2009) Métaphore de la puberté pour le psychanalyste, mais aussi désir de faire l'adulte, de brûler les étapes en endossant un costume un peu trop grand pour un enfant, en gagnant de l'argent.
Tour à tour ingrat, exigeant, capricieux, attendrissant, reconnaissant, affectueux, Pinocchio est le parangon de l'enfant qui souffle le chaud et le froid sur ses parents. "Par les mensonges, l’enfant sait qu’il s’expose à une perte d’amour, à un conflit intersubjectif (dans le lien qui l’unit à ses parents, sa famille, ses amis) et intrapsychique (par les enjeux surmoïques ou idéaux qui l’habitent). Pinocchio, dans ses multiples déboires et victoires, tente de prendre le pouvoir sur l’autre menaçant, de devenir maître de son destin, d’infléchir les événements à son profit. Il fait parfois preuve de finesse et de ruse pour se révolter contre l’ordre brutal et arbitraire établi ; il y a alors partage d’une jubilation à transgresser, sensation d’autant plus délicieuse que c’est le héros qui agit pour soi, endossant les risques… et la gloire !" (Masuy, 2010)
Aux prises avec ses incontrôlables pulsions et dominé par le principe de plaisir, Pinocchio cède au chant des sirènes du théâtre de Marionnettes, manque de mourir dans le feu de "Mangiafuoco", appelle son père au secours et repart avec cinq pièces d'or pour Gepetto qui fait "un métier de pauvre" (p.73). Le chat et le renard sont les mauvaises fréquentations du jeune étourdi. Menteurs, roublards, manipulateurs, ils entraînent le crédule Pinocchio loin de son père et de l'école. Celui-ci trahit encore et encore ses promesses. Les agapes à l'auberge de l'Ecrevisse Rouge constituent un véritable festin d'ogres durant lequel Pinocchio mange finalement très peu mais paie la note.
Lorsque les brigands le pendent à un chêne pour lui faire "cracher" au sens propre comme au figuré les pièces d'or qu'il a dans la bouche, la malédiction de Geppetto ("pendard de fils") résonne comme un oracle. Le malheureux pantin en meurt et nous assistons alors à la première apparition de la fée bleue sous la forme étrange et inquiétante d'une petite fille morte qui attend son enterrement. Elle réanime Pinocchio qui reprend sa route, plein de bonnes résolutions et plus insouciant que jamais.
La souffrance et la dépression
Après être passé par la case prison, Pinocchio veut retrouver la fée, sa grande sœur, et son père Gepetto, c'est à dire ceux à qui il doit la vie. On voit apparaître chez lui les premiers signes de l'attachement, sous forme de nostalgie, comme s'il connaissait déjà à l'orée de sa jeune existence, les douleurs de la perte et du deuil. Il change en éprouvant une dépression originelle, il bonifie… Chez le paysan en remplaçant le chien mort, il se rachète en se comportant honnêtement.
Lorsqu'il trouve la tombe de la petite fée bleue il y lit une curieuse et cruelle épitaphe : "Ci-gît l'enfant aux cheveux bleus morte de chagrin d'avoir été abandonnée par son petit frère Pinocchio." (p. 130) Le chagrin de Pinocchio est immense et sa culpabilité aussi. "Oh ma petite fée, pourquoi es-tu morte ? Pourquoi ne suis-je pas mort à ta place, moi qui suis si méchant, toi qui était si gentille ? … Et mon père, Dieu seul sait où il est ! Oh ma petite fée, dis-moi où je peux le trouver : je veux rester toujours avec lui, je ne veux plus jamais l'abandonner, plus jamais, plus jamais ! … Oh ma petite fée, dis-moi que ce n'est pas vrai que tu es morte ! Si vraiment tu m'aimes… si tu aimes ton petit frère, revis, redeviens vivante comme avant !" (p. 130) Il éprouve si douloureusement la perte (de la fille aux cheveux bleus) et le manque (de son père) qu'il souhaite mourir. "Oh ! Il vaudrait mieux, cent fois mieux que je meure moi aussi ! Oui je veux mourir ! …" (p.131)
Si la fée est une condensation de la sœur et de la mère celle-ci s'avère être "une tutrice exigeante dont les punitions sont parfois cruelles. N’oublions pas qu’elle laisse entendre que l’inconduite de Pinocchio l’a faite mourir de chagrin, et qu’elle met en scène sa mort en inscrivant son nom sur le marbre d’une tombe". (Imberty, 2008) Ce qui n'est pas sans rappeler les mères qui, excédées devant tant d'obstination à faire le contraire de ce qu'elles demandent, disent à leur enfant "tu me tueras !". "Bien qu’il soit conseillé par la Fée ou par d’autres, Pinocchio s’éduque lui-même et ne semble se fier qu’à son expérience. Il tire lui-même les leçons de ses échecs, se promet d’être plus prudent ou plus avisé et comprend à la fin de ses aventures que le travail et la solidarité sont deux valeurs nécessaires." (Imberty, 2008)
Lorsqu'il apprend par le pigeon que son père le recherche et qu'il a pris la mer, Il court le rejoindre mais trop tard, il assiste impuissant au naufrage de Geppetto. C'est alors que, mu par un courage nouveau il s'élance vaillamment dans les flots en disant : "Je veux sauver mon père". (p. 134)
L'avènement d'une mère
Sur l'île des abeilles industrieuses, rebelle à l'effort, Pinocchio résiste à l'obligation de travailler pour gagner de l'argent. Seule une "gentille dame" au grand cœur parvient à obtenir un service en échange d'un repas. Sa ressemblance avec la fée bleue émeut notre Pinocchio aux larmes. Il découvre l'amour maternel car, dit-elle, elle est "devenue femme ; tellement femme que je pourrais presque être ta mère." Et Pinocchio déclare sans l'ombre d'un embarras : "Je m'en réjouis d'autant plus que maintenant, au lieu de vous appeler ma grande sœur, je vous appellerai maman. Il y a si longtemps que je meurs d'envie d'avoir une maman comme tous les autres enfants ! …" (p.144)
En effet "Entre Geppetto et Pinocchio, il manque d’emblée une femme en tiers symbolique" (Le Maléfan, 2005), et pour cette raison Geppetto ne peut pas être un père, il joue à faire le père en se fabriquant un jouet, une marionnette et Pinocchio n’est pas humanisé par l’effet de la métaphore paternelle, car il manque la mère « médium nécessaire » selon Jacques Lacan pour que la métaphore paternelle soit symbolisée. La fée bleue est le fantôme d'une épouse morte comme le suggère Luigi Comencini dans son œuvre cinématographique (Comencini, 1972) en plaçant le portrait d'une femme, sosie de la fée Turquoise, dans le modeste logis de Geppetto. Dans le roman de Collodi, la figure féminine condense plusieurs personnages : fille, sœur, fantôme, mère, femme, fée mais aussi et surtout, elle conjugue vie et mort. Elle constitue un tout cosmique dont le mystère dépasse les représentations du père et du fils. Elle lui explique que seul un absolu respect des règles l'autorisera à devenir un homme. Notons qu'il n'a alors envie que de devenir un vrai petit garçon au lieu d'un pantin, une simple marionnette, un jouet en somme, entre les mains des adultes… Ce thème de la transformation de l'inanimé à l'animé - au sens de animus (âme) - est au centre du scénario du film de Walt Disney dont Paul Auster souligne la dimension religieuse du scénario de filiation a contrario de l'histoire originale plus pragmatique (peut-être en lien avec les origines de Carlo Lorenzini dont la lignée paternelle est composée de paysans métayers qui travaillent au service des riches propriétaires).
Il est intéressant de constater que la "fée/mère", sévère et intraitable sur la "bonne conduite de Pinocchio, reconnaît la part bonne de l'enfant en ce qu'il a éprouvé du chagrin. Selon Jean Perrot, elle doit sans doute beaucoup de son autorité à George Sand, grande amie de l’écrivain italien. Quant au mystère dont elle est auréolée, il tient selon Perrot à une fille cachée, morte précocement, que Carlo Collodi aurait eue d’une éphémère liaison avec la fille de Georges Sand. La condensation des imagos féminines dans l'histoire de Pinocchio est à la fois une énigme romanesque et une trace codée de la vie affective de l'auteur. Mais ce condensé de femme/mystère ne parle-t-elle pas à chaque lecteur ?
Sauver le père pour devenir homme
Faisant fi des principes moraux dictés par la "fée/mère" et après cinq mois passés au pays des jouets, Pinocchio se métamorphose en âne, est vendu et de nouveau retourne à l'eau pour y mourir noyé. Il pense être sauvé par la fée (p. 213) et se retrouve à nouveau pantin, échappe à son propriétaire en nageant de toutes ses forces à la rencontre du monstre marin "le gigantesque requin" qui le gobe. Il retrouve ainsi son "cher papa" à qui il conte ses aventures. Puis plein d'énergie et d'autant d'initiatives, il fomente le projet d'évasion : "Montez à cheval sur mes épaules et serrez-moi bien fort. Je me charge du reste" dit-il au vieux Gepetto qui s'était soumis depuis longtemps à l'idée d'une captivité définitive. Gepetto désespéré, écoute son fils, il n’a plus peur de lui, "et c’est ainsi qu’ils s’extraient de ce lieu mortifère. Pinocchio porte sur son dos le manque de force de son père, il porte son père mortel." (Mignon, 2006)
C'est ainsi que Pinocchio est désormais parentalisé, rassurant son vieux père perdu au milieu de la mer, alors que lui-même craint le pire. Aidés par le thon et le grillon, ils regagnent une cabane et nous voyons comment Pinocchio a changé désormais car il cherche à nourrir son père (p.236) et travaille durement en échange d'un verre de lait quotidien. "Il n’est plus submergé par des émotions intraitables. Il met un écart à l’immédiateté ; le futur existe." (Mignon, 2006) Quand il apprend l'infortune de sa pauvre "fée/mère" il redouble d'efforts pour lui venir en aide et la nourrir elle aussi. Et, un beau matin il se réveille petit garçon. "Ce n’est que lorsque le père est devenu inoffensif que Pinocchio peut, dans les deux sens du terme, le «supporter »." (Le Run, 2006)
Paul Auster, dans « L'invention de la solitude », se montre particulièrement intéressé par l'image du père juché sur les épaules du fils, au cours de ce sauvetage singulier. Une lecture psychanalytique nous indique que pour "ne pas être avalé par le père (c’est à dire être manipulé comme un pantin)" Pinocchio est avalé avec le père : tout se passe comme s'il devait "chercher le père au fond de la mère." (Le Run, 2006) Le romancier américain préfère une autre piste tout aussi symbolique : tel Enée ramenant son vieux père Anchise sur son dos après la guerre de Troie, Pinocchio donne tout son sens à l'histoire en portant Geppetto sur son dos : "Le fils sauve le père. Il faut bien se représenter ceci du point de vue de l'enfant. Il faut bien se le représenter dans l'esprit du père, qui a jadis été un petit garçon, c'est à dire, pour son propre père, un fils. Puer aeternus. Le fils sauve le père." (Auster, 1982, p. 165) Les lectures psychanalytiques, littéraires, philosophiques et anthropologiques croisées se rejoignent sur l'idée que la parentalité contient les enjeux de la filiation et de l'identité. Les imagos paternelles et maternelles complexes ne sont pas réductibles à la complémentarité. Mais, comme un jeu d'emboîtement à l'infini, elles sont contenues l'une dans l'autre et inversement. Le génie de Pinocchio consiste à nous faire pressentir cet irreprésentable dans une suite d'aventures dont l'efficacité symbolique signe son appartenance à la famille d'Ulysse, de Don Quichotte et même du Baron de Munschausen!
Conclusion
Si Pinocchio parle moins de l'enfant que de la révolution adolescente, condition sine qua non de notre devenir, c'est à cause de la violence de ses aventures. "Ce théâtre-là n’est pas pour les enfants, petits, (qu’) il ne leur parlera pas car il s’adresse à cet autre en soi qu’ils vont mettre quelques années à découvrir – y sommes-nous tous parvenus, d’ailleurs, à l’accueillir en nous ?" (Ben Soussan, 1998). La psychanalyse insiste sur la nécessité de découvrir cet autre en soi qu'il faut trouver pour devenir adulte : " Si votre enfant parvient à se trouver lui-même, il ne se contentera pas de trouver quelque chose, il voudra trouver le tout de lui-même, ce qui comporte l’agressivité et les éléments destructifs qui sont en lui aussi bien que les éléments marqués du label amour. L’affaire est chaude et il vous faudra bien y survivre. " (D. W. Winnicott, 1968)
Cet autre, qui est-il ?
"Tour à tour « bûche », «pantin », «poulain », « lièvre », «petit bois », «nigaud », «macchabée », «écolier », «chien », «poisson », «âne» (etc., etc.), il s'amuse à incarner tout ce qui existe, ou presque, et puisque cette mosaïque d'identités est mitraillée, qu'elle nous est donnée à lire comme une volée de bois vert, nous nous découvrons dans notre altérité humaine par à-coups, par sursauts, spasmes, chocs, hoquets et autres coq-à-l'âne."(Puyelo R, 1998)
Voici sa réponse à travers la proposition d'un chercheur québécois : "je suis l'antithèse de la logique, je suis tout et son contraire, ma quête est sans objet, ma liberté n'a pas de limites, je peux te faire avaler n'importe quoi, cesse de me regarder avec ces yeux de merlan frit, bougre d'âne. Il est celui qu'on suivrait au bout du monde, tout simplement parce qu'on y croit. Le clou, c'est qu'il n'y a rien de fixe : pas de dogme, pas de colère - pas même de causalité. Le clou, c'est qu'il n'y a pas de ficelles, pas de père et pas de fils." (Rothlisberger, 2008, p.94) L'histoire de Pinocchio est une métaphore de la filiation mais aussi une ontogenèse de l'identité humaine, géniale et polymorphe. Elle ne s'adresse probablement pas aux enfants "petits" mais aux enfants qui sauvent leur père en devenant parent à leur tour. Reliés les uns aux autres par le fil du désir - le sens de la vie diraient les philosophes - dans le projet omnipotent de maintenir le sentiment de continuité de l'existence, à travers les générations, nous n'avons pas trouvé mieux pour conjurer l'angoisse de mort que de nous jeter dans l'aventure…
La Cahuette, le 19 octobre 2011
A lire aussi: Pinocchio et ses illustrateurs par Janine Despinette
Bibliographie
AUSTER Paul (1982) L'invention de la solitude. Traduit de l'anglais (US) par Christine Le Bœuf. Editions Actes Sud, 1988.
COLLODI Carlo (1883) Les Aventures de Pinocchio. Traduit de l'italien par Nicolas Cazelles. Editions Actes Sud (Babel) 1995.
BEN SOUSSAN Patrick (2009) « Ce que Pinocchio nous dit de l'enfance en général et du théâtre jeune public en particulier », Spirale, 4 n° 52, p. 107-113.
IMBERTY Claude (2008), « Les animaux dans Pinocchio », Italies, 2008/1 n° 12, p. 83-109.
LE MALEFAN Pascal, « Pinocchio en mal de mère. Construction du désir de la mère et métaphore paternelle », Cahiers de psychologie clinique, 2005/1 no 24, p. 113-128.
LE RUN Jean-Louis (2006) « Pinocchio chez le psy », Enfances & Psy, 3 no 32, p. 161-167.
MASUY Véronique (2010) « L'impensable mise à mort de Pinocchio. Quand la fiction échappe à son créateur », La lettre de l'enfance et de l'adolescence, 2010/1 n° 79, p. 59-64.
MIGNON Pascale (2006) « « Je veux être un enfant comme les autres » », Le Journal des psychologues, 10 n° 243, p. 67-70.
PERROT, J. (2003) Le secret de Pinocchio, George Sand et Carlo Collodi. Paris, In Press.
PUYUELO Rémy (1998) Héros de l'enfance, figures de la survie. ESF Editeur
RICHARD F. (2001) Le processus de subjectivation à l’adolescence. Paris, Dunod.
ROBERTS Jean-Marc (1991) Monsieur Pinocchio. Julliard
ROTHLISBERGER Pierre (2008) Entre l'âme et le bois : une lecture totémique du Pinocchio de Collodi. Mémoire présenté pour l'obtention de la maîtrise en études littéraires. Université du Québec a Montréal. (Exemplaire manuscrit).
WINNICOTT D.W. (1968) De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, 1989.
Filmographie
COMENCINI, Luigi (1972) Les aventures de Pinocchio. Scénaristes : Luigi Comencini et Suso Cecchi D'Amico, d'après l'œuvre originale de Carlo Collodi. Italie, Diffusion ORTF.
LUSKE Hamilton, SHARPSTEEN Ben (1940) Pinocchio. Scénaristes : Aurelius Battaglia et Al. . U.S.A., Walt Disney Productions