Philosopher avec les enfants ?
S’il s’agit véritablement d’expliquer à quelqu’un la nécessité de l’éducation physique ou artistique, aucune explication ne sera jamais satisfaisante. C’est ainsi que Platon veut nous montrer l’inutilité d’enseigner la vertu, voire son impossibilité. S’il faut expliquer à quelqu’un pourquoi il ne devra pas trucider son voisin, on peut toujours le faire, mais quel en est l’intérêt ? Ou alors il faudrait en montrer l’aspect purement pragmatique, ce qu’il y a à gagner, ce que l’on risque en transgressant l’interdit, mais on aboutit dès lors sur un autre registre. Ce n’est plus la vertu que l’on enseigne, mais le calcul! Mais après tout, rétorqueront certains, si notre voisin ne nous tue pas parce qu’il a peur d’aller en prison, c’est toujours cela de gagné ! Et c’est de cette manière que certains défendront l’idée de la philosophie chez les enfants : ils voudront en montrer l’utilité. Ils en vanteront les mérites tout comme l’on vante une recette amaigrissante ou un désherbant.
Est-ce utile ?
Cette stratégie est tentante, car on observe en effet une certaine efficacité à la pratique philosophique avec les enfants. Sur trois registres : le plan cognitif – penser par soi-même –, le plan existentiel – être soi-même –, et le plan social – être et penser dans le groupe.
«Penser par soi-même» signifie avant tout comprendre que la pensée et la connaissance ne tombent pas du ciel, toutes armées et casquées, mais qu’elles sont produites par des individus, qui ont pour seul mérite de s’être arrêtés sur des idées, de les avoir exprimées, de les avoir examinées et de les avoir retravaillées. La pensée est donc une pratique, pas une révélation. Or si l’enfant s’habitue dès le plus jeune âge à croire que la pensée et la connaissance se résument à l’apprentissage et à la répétition des idées établies, ce n’est que fortuitement qu’il apprendra à penser par lui-même. De manière générale, c’est l’hétéronomie plutôt que l’autonomie qui sera encouragée dans son comportement.
Etre soi-même. Aussi choquant que puisse paraître pour certains une telle affirmation, aller à l’école est une activité aliénante pour le sujet existant et pensant qu’est l’enfant. Cela dit, afin de rassurer quelque peu, ajoutons que toute activité éducatrice et instituante contient nécessairement une dimension aliénante, puisqu’elle prétend arracher d’une certaine manière l’enfant de son état de nature afin de l’initier à la communauté des humains. Mais il s’agit simplement de prendre conscience des prétentions paradoxales d’une telle entreprise pour inviter l’enfant à ne pas capituler pour autant sur son authenticité : à oser affirmer ses idées ou exposer ses problèmes ou difficultés.
Etre et penser ensemble. Une bonne partie de l’exercice philosophique, en tant que discussion, se résume à la mise en rapport de l’élève avec le monde qu’il habite, ce que l’on pourrait appeler un processus de socialisation. À la différence d’autres aspects de la socialisation en classe, la dramatisation accrue du rapport à l’autre, central au fonctionnement de notre exercice, permet de créer une situation où ce rapport devient un objet
pour lui-même : il devient réfléchi, conscient. Cela permet entre autres d’adresser les problèmes de violence avec une certaine efficacité.
Un argument important en faveur de ce processus accru de socialisation de la pensée est que l’inégalité des chances entre les enfants apparaît très tôt, dès la maternelle, où il est visible que certains enfants n’ont pas du tout l’habitude de la discussion. Indépendamment de la relative facilité ou non de discuter, l’enseignant s’aperçoit qu’il est des enfants qui ne sont pas fondamentalement surpris que l’on veuille discuter avec eux, alors que d’autres semblent ne pas comprendre du tout ce que l’on attend d’eux lorsqu’ils sont invités à parler, comportements renvoyant sans doute au contexte familial : ils ne connaissent que l’échange utilitaire, l’ordre et l’interdiction. Pour ces raisons, la parole, qui devrait être source d’intégration et de socialisation, devient source de ségrégation et d’exclusion, d’un sentiment d’impuissance et de ressentiment. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous nous sommes engagés depuis plusieurs années à mener des ateliers de pratique philosophique dès la maternelle, en adaptant les exercices aux enfants de 3 à 5 ans.
Dans Le bonheur selon Ninon, Oscar Brenifier a imaginé ce petit dialogue pour introduire l’histoire d’Adam et Eve.
Est-ce philosophique ?
Nous devons néanmoins ajouter un bémol à cette vision toute théorique de l’affaire. Car nous l’avons signalé, la philosophie est quelque peu à la mode, en particulier avec les enfants, et cet effet entraîne certaines conséquences qui sans être catastrophiques méritent d’être signalées. La plupart des enseignants qui se lancent n’ont pas de formation particulière en ce domaine, ils ont surtout de bonnes intentions, ou ils reçoivent des formations très sommaires où sont inculquées des recettes «minute». Et surtout, le manque d’approfondissement ne permet pas de se confronter à la démarche philosophique : il la réduit à un processus formel bien maigre. Or d’après ce que nous avons pu observer, la motivation courante en ce domaine est la quête d’un supplément d’âme. Comme de nombreux concitoyens, enseignants et parents souffrent aujourd’hui de la crise des valeurs de notre société, de la perte de repères. On se tourne donc vers différentes modalités pour trouver un sens à sa vie. Le développement personnel en est un exemple typique. L’enfant devient dès lors une sorte de planche de salut possible : un philosopher par procuration. Et l’on entend périodiquement ronronner un discours romantique sur l’enfance, son ingénuité, son génie naturel, sa capacité naturelle de penser : «L’enfant est naturellement philosophe» nous dira-t-on, «il est tellement merveilleux», ajoutera-t-on, avec un trémolo dans la voix. En oubliant que philosopher est une pratique, comme les mathématiques ou le judo, et qu’il s’apprend. La seconde motivation relève d’une prise de conscience qu’éduquer ou enseigner ne consiste pas à transmettre des informations, des savoirs, ou des procédures. C’est ce qui explique, par exemple, le succès international du concept américain de «Critical thinking» (pensée critique), le développement de la didactique, des activités transdisciplinaires et des méthodes expérimentales. La philosophie à l’école primaire en France trouve d’ailleurs son entrée principale à travers le «débat réglé», moment hebdomadaire de discussion, obligatoire depuis quelques années.
La philosophie à l’école a donc une double motivation: existentielle et pédagogique, mais elle n’a pas en général de réel statut institutionnel, comme elle peut l’avoir en fin de secondaire dans certains pays. C’est à la fois son intérêt : elle s’ancre dans la réalité du sujet, de l’existence, contrairement à la vision «traditionnelle» et académique de cet enseignement, et le côté peu défini laisse de la place pour une certaine liberté pédagogique, mais c’est aussi sa faiblesse. La conséquence la plus regrettable est que l’exercice philosophique devient trop souvent un simple débat d’opinions, comme à la télé, la seule différence se trouvant dans l’ajout d’un léger vernis formel ou pédagogique. Cela dit, pour certains pays comme la France, les pays du sud de l’Europe ou les pays asiatiques, où trône presque exclusivement le discours du maître, il s’agit tout de même d’une vraie révolution. Mais dans certains pays nordiques, où la parole de l’élève a depuis longtemps un statut, il n’y a pas là de véritable nouveauté. Bien qu’il faille ajouter que dans ces pays, par exemple en Allemagne, de nombreuses expériences de formalisation philosophique de la discussion s’effectuent, par exemple avec la méthode du «Dialogue socratique», inspirée du philosophe allemand Leonard Nelson. Autre développement important, l’introduction du questionnement philosophique dans l’enseignement religieux, dans les pays où ce dernier est obligatoire à l’école publique. C’est le cas en Norvège, et en conséquence ce pays est le premier au monde à bientôt instaurer la philosophie comme matière obligatoire dès le primaire, bien que cela se trouve déjà dans certains Etats australiens ou brésiliens.
La méthode qui en ce domaine connaît le plus de succès au niveau international est celle du philosophe américain Matthew Lipman, qui dès les années soixante tenta d’articuler un véritable programme de philosophie de la maternelle jusqu’au secondaire. Elle est en elle-même intéressante, mais son application laisse très largement à désirer. Aujourd’hui, elle est connue principalement pour ses «romans» didactiques, car les guides pédagogiques censés organiser le travail sont largement méconnus ou délaissés. Cette méthodologie se rencontre principalement sous la forme d’un «rituel» minimaliste et peu conséquent qui fonctionne en gros de la manière suivante. Un texte de Lipman est lu à voix haute en classe, les élèves se relayant phrase après phrase. Puis on demande aux élèves quelles sont les questions qu’ils se posent suite à la lecture. Enfin on choisit par le vote une question, et le débat s’instaure sur cette question. Sans être totalement inintéressante, cette démarche pose actuellement peu d’exigences, que ce soit à l’enseignant ou aux élèves, et de surcroît elle donne bonne conscience : l’impression d’avoir philosophé en pratiquant le simple échange d’opinions. Bien entendu, le résultat dépendra largement des inclinations, de la formation, et des exigences de l’enseignant lui-même.
Qu’est-ce que philosopher ?
Mais afin de ne pas en rester à une simple critique extérieure et pour tenter de fournir quelques repères sur ce qui pourrait constituer une pratique philosophique, tentons un instant de nous risquer à quelques critères. Sans oublier que la difficulté de la philosophie se trouve dans sa pluralité, ainsi que dans la tension entre un héritage établi et l’articulation d’une pensée singulière ou collective. L’enseignement «classique» se contente de passer à travers les problématiques «reconnues», et à partir de cette «démonstration» professorale l’élève doit apprendre «par miracle» à penser, ce qui convient à une élite réduite, qui, pour des raisons personnelles ou familiales, a déjà certaines facilités en ce domaine, mais pas à la majorité, qui ne s’approprie nullement la démarche. Il s’agit donc de définir un processus pouvant relever de l’initiation à une pratique, comme en sport ou au laboratoire de physique. Un certain nombre de spécialistes en la matière, dont l’auteur de cet article, approchent cette pratique par le biais de «compétences», plutôt que par une «recette» ou un «savoir». Sans s’étendre plus que nécessaire, nous les définirons ainsi : approfondir, problématiser et conceptualiser. Approfondir signifie être capable d’argumenter, d’analyser, d’expliquer, de synthétiser, d’exemplifier, et d’identifier des présupposés. Problématiser signifie montrer les failles et les limites d’une idée ou d’une thèse en formulant des questions ou des objections. Conceptualiser signifie identifier des mots clés ou produire des termes abstraits susceptibles de qualifier un propos, d’identifier une différence ou de résoudre un problème. La difficulté de ce type de critères est qu’il ne s’agit pas tant d’une recette toute faite, que de critères à utiliser pour guider ou évaluer une pratique. Ce qui laisse une marge de manoeuvre à l’enseignant, mais l’inquiète puisqu’il ne s’agit plus de fournir un cheminement défini étape par étape, mais de simplement poser l’exigence. Ceci dit, nous proposons aussi certaines modalités qui peuvent aider en ce domaine, mais ne constituent pas, de notre point de vue tout au moins, l’essentiel du travail. Un exemple simple de structuration d’atelier que nous proposons est le suivant: poser une question générale, demander à chaque élève de produire une réponse argumentée, examiner collectivement les diverses réponses pour déterminer si elles répondent de manière pertinente à la question, creuser une à une diverses hypothèses par le biais de questions des élèves entre eux, puis comparer les enjeux de leur contenu afin de les conceptualiser. Ensuite, selon le niveau des élèves et les exigences du programme scolaire, des liens pourront être établis ou formalisés avec divers éléments de culture philosophique. Mais au-delà des compétences, nous travaillons aussi sur les attitudes : s’étonner, être ignorant, se confronter à l’autre, décentration, authenticité, position critique, etc. Une des caractéristiques principales – et frustrantes – de ces modalités de discussion est leur lenteur, puisqu’il ne s’agit plus de rebondir en procédant par associations de pensée, mais de prendre le temps d’évaluer et d’analyser tout ce qui est avancé. Pour être plus concret, nous avons participé à l’élaboration d’une collection d’ouvrages «À nous le français!» (Éditions Sedrap), où bon nombre d’exercices philosophiques (logique, évaluation d’arguments, dilemmes moraux, etc.) sont proposés pour accompagner l’enseignant de français à mener ce travail avec des enfants de 7, 8 et 9 ans. De la même manière, nous avons participé en Suisse à l’ouvrage Un monde en couleurs (Éditions Enbiro) destiné à l’éducation du fait religieux. La philosophie y est introduite dans un module sur les valeurs où nous présentons une problématisation des valeurs à étudier (courage, coopération, respect, générosité, etc.), ainsi qu’un certain nombre de questions susceptibles d’engager la réflexion philosophique en classe. Ce travail participe au demeurant d’une réforme importante en ce domaine en Suisse dont les Éditions Enbiro sont un des fers de lance.
Philosopher en famille ?
Toutefois, dans notre perspective, la philosophie avec les enfants ne s’adresse pas uniquement au milieu scolaire. Et s’il n’est pas interdit aux parents, loin de là, d’utiliser les techniques décrites pour l’enseignement, cela n’est pas très facile sans lieu d’échange ou de formation. Aussi les ouvrages que nous avons publiés à destination du grand public sont-ils conçus comme un outil que l’on peut utiliser assez naturellement à la maison. La collection «Philozenfants» (Éditions Nathan) a ainsi été constituée pour une utilisation en famille ou en classe. Le principe en est simple, et plutôt géométrique, comme le recommande le philosophe rationaliste Spinoza, afin de mieux structurer la pensée et de se retrouver dans ses idées. Chaque ouvrage porte sur un thème spécifique : La vie, c’est quoi ?, Le bien et le mal, c’est quoi ?, Le beau et l’art, c’est quoi ?, etc. Pour chaque thème, six questions cruciales sont choisies. Par exemple pour Moi, c’est quoi ?, les questions sont : «Choisis-tu qui tu es ?», «Aimes-tu te regarder dans le miroir ?», «Es-tu content de grandir ?», «Es-tu comme les autres ?», «Es-tu un animal?», «Que dois-tu à tes parents ?». Ces questions, comme tout ce qui suit dans les ouvrages, procèdent à la fois de la culture philosophique et des idées récurrentes qui traversent l’esprit des enfants, deux sources qui se recoupent d’ailleurs assez bien. Chaque question recevra ensuite cinq ou six hypothèses en guise de réponse, et chaque hypothèse sera dotée d’un «Oui, mais...» qui contiendra trois ou quatre questions de problématisation. Par exemple, pour la question «Que dois-tu à tes parents ?», une des réponses est: «Tout, parce qu’ils m’ont donné la vie», puis les sous-questions : «Ta vie appartient-elle à tes parents ?», «Dirais-tu cela si tes parents t’avaient abandonné ?», «Si tu leur dois tout, ne te dois-tu rien à toi-même ?», «Est-ce tes parents qui t’ont fait naître, ou la nature?» Ces dernières questions restent sans réponse dans l’ouvrage. Il s’agit donc de demander à l’enfant de proposer ses propres réponses, au-delà du «je ne sais pas» initial, qui risque de se poser si l’enfant n’est pas encore habitué à se risquer à ses propres idées. Il s’agit pour le parent d’être patient et d’avoir un réel désir d’engager la discussion, ce qui implique qu’il doit se retenir «d’aider» en fournissant des réponses ou en induisant «subtilement». Ce qui ne l’empêche pas de donner ses propres réponses, au contraire, mais uniquement après l’enfant, en comparant la différence s’il y a lieu. Et le parent qui traversera ainsi tout l’ouvrage aura réellement effectué un travail philosophique avec son enfant, car en réalité les ouvrages sont tout autant destinés aux parents qu’aux enfants !
Notre autre collection, «Les petits albums de philosophie» (Autrement Jeunesse), fonctionne différemment: elle met en scène une petite fille et son entourage, Ninon, qui aime réfléchir et se questionner, et qui au travers des différentes situations de son quotidien questionne et interpelle tout un chacun. Comme pour «Philozenfants», chaque ouvrage recense les grandes problématiques traditionnelles sur le sujet titre. Pour l’instant, deux titres sont parus : La vérité selon Ninon, et Le bonheur selon Ninon ; un troisième, L’amour selon Ninon, viendra au mois de mai. Les problématiques y sont produites moins directement, mais l’enfant lecteur s’y plongera plus facilement car il pourra s’identifier à un personnage susceptible de lui ressembler. Il reconnaîtra les problèmes, les interrogations, les tensions de son quotidien et découvrira qu’il n’est pas le seul à les vivre.
Est-ce dangereux?
Mais pour en revenir à notre propos initial, aux incompréhensions ou objections que pourrait rencontrer une telle démarche, mentionnons-en une, sans doute la plus récurrente : «Ils sont encore petits ! Vous allez semer le trouble dans leur esprit alors qu’ils doivent encore se constituer, et vous mettrez en cause les valeurs que nous tentons de leur inculquer». Au risque de choquer, commençons par interpeller le sujet directement : demandons à ce parent s’il aime philosopher, car très souvent il s’agit là d’une projection d’adulte, de ses craintes et de son manque d’intérêt pour l’activité même de la pensée. Ensuite, demandons s’il s’agit d’apprendre d’abord des valeurs pour les comprendre plus tard, puisqu’il ne faut pas encore penser. Que le parent ne s’étonne pas si ces valeurs prennent alors chez l’enfant une connotation totalement arbitraire et creuse, ce qui risque de produire plus tard un rejet caractérisé, précisément parce que ces valeurs n’ont pas été raisonnées. Certes il est plus facile et plus rassurant de faire répéter à l’enfant des vérités toutes faites, plutôt que de l’inviter à les penser et les évaluer. Platon nomme cela la méthode courte, en opposition à la méthode longue, qui fait le pari de la raison et de l’autonomie. Mais comme nous l’avons dit au début, nous n’entretenons pas l’illusion que nos arguments pourraient en quoi que ce soit modifier l’attitude d’une personne qui ne voit pas l’intérêt de faire philosopher les enfants. Nous ne pourrons que lui proposer d’essayer, de prendre le risque de voir son enfant penser. Et puis, il faut bien que nous parlions de quelque chose avec nos enfants...
Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias
Oscar Brenifier est docteur en philosophie et consultant en philosophie. Président de l’Association Institut de Pratiques Philosophiques, il forme des animateurs, des consultants, des enseignants et anime divers projets d’école. On peut découvrir ses autres activités ainsi qu’une liste de ses publications sur le site : www.brenifier.com