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Peter Pan, le vieil enfant…(deuxième partie)

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Annie Rolland
6 octobre 2010

"Je suis un enfant ! Un enfant ! UN ENFANT ! Et le grand gourmand n'y pourra rien !"
Peter Pan. Londres. Régis Loisel (1990)

"C'est pas du jeu !"
L'imaginaire infantile est indissociable du jeu. Les travaux de D. W. Winnicott nous ont enseigné la dimension fondamentale du jeu, un "espace potentiel" [10] qui permet à l'enfant d'appréhender le monde extérieur Peter ne veut pas grandir pour pouvoir jouer éternellement, il ne peut pas faire autrement puisque l'espace intermédiaire entre le monde et lui est définitivement nécessaire. Dans cet espace que D.W. Winnicott qualifie de "potentiel", l'enfant peut être astronaute dans une lointaine galaxie, rivaliser d'héroïsme avec Robin des Bois, être Robinson Crusoé dans une cabane au fond du jardin ou encore vaincre les puissances du mal tel un prestigieux chevalier doué de pouvoirs surnaturels. Toutes ces expériences ludiques qui caractérisent l'enfance alimentent un fantasme de toute puissance et d'omnipotence infantile. Si petit qu'il soit face à une réalité gigantesque impossible à appréhender dans sa globalité, l'enfant est un géant dans le monde imaginaire qu'il crée à a mesure de ses désirs. Dans ce monde magique, il triomphe de tous les dangers, y compris de la mort. Lorsqu'un enfant devient adolescent, il perd cet espace où tout est possible, où la vie peut être rêvée. Cette perte irrémédiable est parfois consciente mais le plus souvent elle demeure à l'état de sensation diffuse.

Lise est âgée de 13 ans lorsqu'elle nous confie ce désarroi d'une nature si étrange.
"J'aimerais tellement pouvoir jouer avec mes poupées… Je les ai gardées mais… En fait je n'ai pas envie, enfin je veux dire, c'est bizarre, j'ai envie mais au fond, je sais que ça ne me fera pas plaisir… comme avant, quoi. Je sais d'avance que je vais trouver ça trop nul. Mais avant, j'adorais ça !"
Lise est nostalgique. Elle a perdu sa capacité à imaginer, à inventer, "comme avant"...
Observons les garçons de 13 ans dans une cour de collège. Ils ne jouent plus, ils se jaugent, élisent leurs pairs en amis ou ennemis, s'organisent en groupe, se désespèrent dans la solitude. Ils s'agressent mutuellement puis se réconcilient. Ils ne jouent plus. Ils expérimentent violemment le réel qui les entoure. Un monde fait de contraintes, de luttes, de déceptions.
La disparition de l'espace potentiel va être palliée par un très puisant investissement de la relation amicale. Les échanges verbaux à propos des ressentis, favorisés aujourd'hui par les médias numériques (téléphone, messages, "chat", blogs, facebook…) constituent le terrain d'investigation d'une réalité psychique nouvelle : la désillusion.
Au pays de l’Imaginaire, Peter et les enfants perdus jouent « au docteur et au malade». Peter met un chapeau et vient ausculter son petit patient. J.M. Barrie écrit : « Ce qui le distinguait des garçons, en pareille occasion, c’est que les autres savaient qu’on faisait semblant, alors que pour lui le jeu et la réalité étaient tout un. Cela présentait parfois quelque inconvénient, surtout lorsqu’on devait faire semblant d’avoir déjà dîné.» J.M. Barrie inquiétait son entourage car il semblait "se perdre dans ses jeux" [3]. Peter Pan incarne la figure omnipotente de l'enfant éternel précisément à cause de sa volonté farouche de ne pas grandir afin de pérenniser cet espace potentiel qui lui garantit une protection sans faille contre l'effondrement dépressif causé par l'abandon. J.M. Barrie, ne pouvait se permettre d'expérimenter la désillusion car il était menacé d'effondrement depuis que sa mère, submergée par la douleur du deuil, avait porté sur lui un regard vide, gelé, absent.

Nous sommes tous, chacun à des degrés différents et selon des modalités variables, habité par un fantasme d'abandon. Parmi celles et ceux dont j'ai fréquenté la détresse le temps d'une psychothérapie, j'ai rencontré de vieux enfants qui luttaient depuis des années contre la crainte d'un effondrement semblable. Tant bien que mal, leur vie s'organise autour des exigences d'adaptation d'une société qui dévore les rêves. Ils se marient, ont des enfants, puis un jour, un fossé se creuse entre eux et leur vie. Ils souffrent d'un vertige singulier, comme si depuis longtemps "ils faisaient semblant" de vivre au lieu de vivre vraiment. J'ai rencontré aussi des jeunes enfants préoccupés par de graves questions existentielles J'ai choisi de vous parler de Jules, d'une part parce qu'il a cinq ans et tout le sérieux et la gravité que l'on est capable d'exprimer à cet âge, d'autre part parce qu'en se tenant campé devant sa mère, il nous rappelle ainsi quelqu'un d'autre... Il affiche une attitude rebelle appuyé sur un puissant refus de la mort qui l'amène paradoxalement à refuser la vie. Jules se montre subversif, tout comme Peter...

"Je veux pas être mort."
Jules est âgé de cinq ans lorsque sa mère l'amène en consultation pour "voir la dame qui va te parler" ; c'est en ces termes qu'elle m'introduit auprès de son fils cadet afin de l'amadouer car Jules se montre rétif à toute proposition depuis quelque temps. Il refuse d'aller à l'école et a récemment affirmé (rageur) qu'il préférait mourir.
La mère de Jules est d'autant plus anxieuse qu'elle connaît l'épreuve d'un deuil après le récent décès de son père. Jules a un grand frère de quatre ans son aîné, investi par sa mère comme un enfant fragile et sensible "comme elle", tandis que Jules est décrit comme un enfant turbulent dont le caractère affirmé le fait ressembler à son père. Jules rivalise sans trêve avec son frère aîné et souffre de ne pas l'égaler à l'école ou dans les performances sportives.
Après avoir opté pour le modelage qui le rend cependant impatient, Jules décide de dessiner. Il dédaigne les crayons de couleurs, s'empare d'un crayon graphite et trace fermement des formes géométriques sur une feuille A4. Ce faisant, il commente son dessin :
   - Là, tu vois, je vais te montrer comment c'est chez moi... Là, c'est ma maison...
   Il forme un carré au centre de la feuille de papier.
Là, c'est la route... Là, c'est la maison de mon voisin.
Il forme un autre carré à droite, la route est représentée par un lacet.
Là, c'est les arbres... Il y en a trois, non deux ! J'en dessine que deux...
Il forme deux ronds à gauche de sa maison.
Là, c'est une prairie avec le cheval. Là, il y a une autre prairie... Là, c'est les champs. C'est à mon voisin...
Il trace des rectangles "au-dessus" des maisons.
Là, je vais te montrer par où je passe pour aller chez mon voisin...
Il trace un trait qui serpente entre les deux maisons.
Tu vois ? J'ai pas besoin de passer par la route pour aller chez mon voisin... Je peux passer par-là. Mais ma mère, elle aime pas que je vais chez mon voisin...
Pourquoi ?
Je sais pas... Elle aime pas.
Et toi, pourquoi tu y vas ?
Parce que j'aime bien, il a des engins agricoles, des tracteurs, très gros ! Tout ça... Des fois, il m'emmène sur le tracteur, mais pas souvent...

Le dessin est terminé, il s'agit manifestement d'un plan, d'une sorte de vue aérienne schématisée.
Pourquoi as-tu dessiné ta maison comme cela, comme si tu étais au-dessus ?
Parce que c'est comme si je vole ! Comme Peter Pan, tu vois ?
Comme Peter Pan...
Oui, tu sais, Peter Pan, c'est un enfant, il va où il veut parce qu'il vole et il fait tout ce qu'il veut. Des fois, il va dans les maisons par les fenêtres... Parce qu'il vole ! Tu vois ?

Le visage de Jules se fend alors d'un large sourire faisant disparaître la ride qui lui barrait le front depuis son arrivée.
Oui, je vois, mais je ne comprends pas.
Ben moi, j'aimerais bien être comme Peter, comme ça, j'irai dans les arbres, sur les maisons, je n'irai plus jamais par terre.

Dans ses représentations mentales de l'espace géographique, Jules distingue très exactement deux territoires : le réel, représenté par la maison, la maman triste et le frère "préféré" ; l'imaginaire représenté par la maison du voisin agriculteur dont le hangar recèle les trésors d'aventure que sont pour Jules les engins agricoles. D'un espace à l'autre, Jules se déplace en volant afin d'échapper à la fatale réalité qu'il vient de découvrir et qu'il me confie lors de la seconde séance.
Moi je veux pas grandir, parce que sinon, je vais devenir vieux et je vais mourir comme mon grand-père qui est dans la terre et qui se fait bouffer par les vers... Je sais que c'est comme ça quand on est mort, et moi je veux pas être mort...

C'est très exactement ici que le mythe de Peter Pan fonctionne comme un remède face à la terreur qui s'abat sur Jules. C'est ici que nous comprenons la nécessité de s'éloigner de la terre qui nous attire pour mieux nous absorber et de devenir Peter pan ou quelque autre "baron perché"... La tristesse rageuse de Jules ne repose pas sur l'effet traumatique de la mort de son grand-père mais sur la tristesse de sa mère qui, absorbée par son deuil, ne porte plus son petit garçon. Les mères portent leurs enfants par leur regard. Si ce regard devient vide, le narcissisme de l'enfant se vide aussi.

Jouer pour ne pas mourir
L'enfant triste et effrayé tente désespérément de restaurer le regard de sa mère dont il dépend physiquement et psychiquement. Quand il n'y parvient pas il trouve une autre voie. J. Kelley-Lainé met en évidence le rôle de la tristesse dans la genèse du Neverland de Peter Pan.
Lorsqu'il comprend que sa mère ne pense plus à lui, il comprend qu'il va mourir. "Ce qui fut jadis un grand plaisir quand il pensait que sa mère laisserait ses fenêtres ouvertes pour lui, devient le lieu de l’abandon et de la tristesse. Pour pouvoir survivre, Peter est obligé de trouver une stratégie, alors il apprend à la manière des oiseaux, à être « gai, innocent et sans cœur ». Le lieu de cette négation de l’insatisfaction devient le pays du « Jamais-Jamais »" [4]

Dans une telle configuration, si l'enfant triomphe de la tristesse, il paie cette victoire au prix fort. Il est condamné à répéter sans cesse les mêmes jeux. Il ne grandit pas parce qu'il est privé de mémoire, et tous les jours de sa vie se ressemblent. Peter oublie tout ; lorsqu'il revient voir Wendy devenue femme et mère, elle se remémore l'aventure qu'elle a vécue en compagnie de Peter quelques années plus tôt :
"Wendy : Oh ! Peter, quand le capitaine crochet nous a enlevés...
Peter: Qui est le capitaine Crochet ? C'est une histoire ? Raconte-la moi.
Wendy (atterrée) : Tu veux dire que tu as même oublié le Capitaine Crochet, et comment tu l'as tué et nous as sauvé la vie à tous ?
Peter (en se trémoussant) : quand je les ai tués, après je les oublie.
Wendy: Oh ! Peter, tu oublies tout !"
[1]

Peter Pan, enfant sans mémoire, est exclu pour toujours d’une vraie vie, dans laquelle « une vraie mère raconte des histoires à des vrais enfants ». Il restera aux rebords de la fenêtre en observateur. Peter ne peut que faire semblant d’être un homme ; il ne peut que jouer à être le mari de Wendy au pays du Jamais-Jamais. Quand Wendy veut prendre le jeu au sérieux, il panique et tout se casse la figure. Wendy quitte le pays du Jamais-Jamais avec les enfants perdus ; elle rentre chez ses parents pour finir de grandir, et Peter reste seul, condamné à répéter ses jeux pour toujours. " [5]
J'accorde à Peter Pan une attention bienveillante depuis longtemps car il tente d'entraîner avec lui au Pays Imaginaire la cohorte des enfants perdus et effrayés afin de les sauver. Ils parlent tous de leur mère avec amour et adoration. Ils parlent d'une mère imaginaire qu'ils inventent jour après jour, une mère abyssale qui les a figés dans une éternelle enfance. S'il est communément admis que tous les parents aiment leurs enfants, soulignons que "le sentiment océanique a des charmes devenus un beau jour sortilèges si l’on n’y prend garde à temps." [9] J'ai écris ces lignes comme une invitation à relire l'histoire du vieil enfant Peter Pan. Je pense qu'il peut nous aider à déjouer les pièges de nos illusions et à comprendre que le jeu des enfants n'est pas une bagatelle mais une affaire sérieuse… L'imaginaire de notre enfance structure la réalité de notre avenir.

La Cahuette,
Le 3 octobre 2010.

Bibliographie
[1] BARRIE, James Matthew (1937) Peter Pan ou l'enfant qui ne voulait pas grandir. Pour la tr. Fr., Terre de Brume, 2004.
[2] FREUD, Sigmund (1919) « Un enfant est battu ». Contribution à la genèse des perversions sexuelles.
[3] JANSSEN Christophe (2006) J. M. Barrie : mort d'un frère et travail du négatif, Cahiers de psychologie clinique, 2, n°27:123-140
[4] KELLEY-LAINE Kathleen (1992) Peter Pan ou l’enfant triste. Paris : Calmann-Levy
[5] KELLEY-LAINE Kathleen (2002) Peter Pan, la mère morte et la création du double pathologique, Imaginaire & Inconscient 2002/3, n° 7 : 87-96.
[6] LOISEL, Régis (1990-2004) Peter Pan. Tomes 1 à 6. Paris, Vent d'Ouest.
[7] PISSAVY-YVERNAUT, Christelle (2006) Loisel dans l'ombre de Peter Pan. Vent d'Ouest.
[8] ROLLAND, Annie (2008) Qui a peur de la littérature ado ? Thierry Magnier.
[9] SANGUET, Marcel (2003) "Tous les parents aiment leurs enfants..." Spirale, 2003/4,n° 28 : 65-74
[10]WINNICOTT, D.W. (1971) Jeu et réalité. L’espace potentiel. Gallimard.

Références cinématographiques
[11] FORSTER, Marc (2004) Neverland. Miramax Films Corp.
[12] GERONIMI, Clyde ; JACKSON, Wilfred ; LUSKE, Hamilton (1953) Peter Pan. Walt Disney Pictures.
[13] SPIELBERG, Steven (1992) Hook ou la revanche du Capitaine Crochet. Tristar Pictures.