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Où en sont les stéréotypes sexistes ?

 

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Barbara Bonardi Valentinotti
29 avril 2011


Maman avec son tablier, éternellement occupée aux tâches ménagères et au soin des enfants, Papa avec sa cravate et ses lunettes, toujours absorbé par la lecture du journal, des petites filles sages et discrètes, des garçons vivants et aventuriers ; les albums continuent-ils de véhiculer des images stéréotypées ? Traductions et rééditions récentes nous offrent des pistes intéressantes.


En littérature jeunesse, les revendications féministes des années 60-70 débouchent sur des recherches visant à démontrer la présence de stéréotypes sexistes dans les livres destinés aux enfants, mais aussi sur la publication d’albums militants conçus dans le but explicite de créer une nouvelle représentation de la famille, ainsi que des caractéristiques féminines et masculines. Il est intéressant de remarquer que quelques livres importants de cette époque viennent d’être republiés ces dernières années : de quoi s’interroger sur l’état actuel de la question du genre !





Retour au militantisme ?

Dans le même temps apparaissent des ouvrages documentaires innovateurs qui rendent compte, avec un langage adapté aux jeunes, du chemin parcouru et de celui qui reste à faire : ceci avec une approche soit philosophique, comme dans Les garçons et les filles de Brigitte Labbé et Michel Puech (Milan, 2001), soit historique comme c’est le cas pour Filles et garçons, la parité à petits pas de Carina Louart et Pénélope Paicheler (Actes Sud junior, 2008).

Actes Sud toujours propose en 2008 une nouvelle édition de L’histoire vraie des bonobos à lunettes et de Rose Bonbon d’Adela Turin, écrivaine italienne qui, entre 1975 et 1980, publia auprès de sa maison d’édition milanaise Dalla parte delle bambine (Du côté des petites filles) des albums qui eurent un grand impact sur de nombreuses personnes impliquées dans la lutte pour l’égalité. Traduits immédiatement en français par les éditions des Femmes, ces livres, illustrés par Nella Bosnia, se donnaient pour but de préparer la génération future à un changement de mentalité nécessaire. Et voilà que plus de 30 ans plus tard, on revient au point de départ : chez les bonobées et Pâquerette, c’est le temps de la rébellion ; les premières en ont assez de cueillir des baies pendant que les bonobos s’empiffrent et bavardent, commodément assis, et Pâquerette préfère jouer dans la boue avec ses frères plutôt que de rester enfermée dans l’enclos à manger des fleurs avec les autres éléphantes. Bien que ce ne soit que par la fuite que les bonobées ont la possibilité de manifester leur créativité et leur ingéniosité, Adela Turin se charge de proposer un nouvel équilibre domestique où les bonobos les plus ouverts d’esprit s’adaptent à la nouvelle vie de leurs compagnes. L’auteure confie aux femmes la responsabilité de changer leur situation ; même schéma pour Pâquerette, personnage transgressif regardé d’abord avec effroi, ensuite avec perplexité, et enfin avec envie par ses amies, qui la rejoignent aussitôt.






Parmi les livres militants questionnant la division des rôles au sein du couple, on n’oublie pas Vite vite chère Marie de Bodecker et Erik Blegvad, publié aux Etats-Unis en 1998 et traduit par Autrement jeunesse en 2000. On peut espérer que le petit lecteur contemporain trouvera insupportable ce mari tyrannique caricatural, comme échappé d’un autre temps. Tandis que le personnage de Marie, avec son énergie laborieuse, mais aussi dans sa révolte, est irrésistible.

Quant au moule enfermant les petites filles, le point de référence reste L’histoire de Julie, la fille qui avait une ombre de garçon de Christian Bruel et Anne Galland (Etre, 2009), publié pour la première fois en 1976 par les éditions Le sourire qui mord. Julie n’est pas sage ni délicate, elle n’aime pas se coiffer et quand elle doit se baigner, elle court se cacher sous le lit. Conformes à l’esprit antiautoritaire de l’époque, les auteurs tirent sans pitié le portrait de parents indifférents à la souffrance de leur fille et incapables d’accepter son individualité. Julie émeut le lecteur avec sa recherche d’affection, ses questionnements et sa nécessité d’être authentique. Sa rencontre avec un garçon qui doit se cacher pour pouvoir pleurer l’aide à assumer sa différence.

Exemple récent, Marre du rose de Nathalie Hense (Albin Michel, 2008), reconsidère la question des stéréotypes en nous présentant une petite fille qui aime le noir et les grues, ainsi qu’un garçon peureux qui adore dessiner des fleurs... Les belles illustrations d’Ilya Green insistent volontairement sur la séparation d’activités masculines et féminines pour créer le doute et susciter le débat.





L’art de réinventer des identités

Pendant les années 1980, deux auteurs britanniques talentueux abordent les mêmes thèmes en utilisant le langage humoristique qui les caractérise. Avec A calicochon (réédité par Kaléidoscope en 2010), Antony Browne nous offre un exemple brillant, et peut-être quelque peu inquiétant, d’un traitement caustique de la question. La première page est limpide: on nous présente la famille Porchon, avec une illustration qui montre un monsieur, ses deux fils et sa maison dans laquelle, le texte nous en informe, se trouve madame Porchon. Les hommes de la maison passent leur temps à exiger et à réclamer : le petit déjeuner, le dîner. De retour de son important travail et de leur importante école, père et enfants se reposent, vautrés sur le canapé, pendant qu’une maman sans visage cuisine, nettoie, repasse, avant et après sa journée de travail à l’extérieur de la maison. Jusqu’au jour où elle laisse à sa famille un message énigmatique «Vous êtes des cochons»… et elle part pour ne plus revenir. Suivent des pages aux illustrations grotesques, où l’on montre la dégradation de la maison sans Madame. Mais la leçon marche, puisque père et fils vont apprendre à participer activement, et avec un sourire, aux tâches domestiques. Enfin, le lecteur découvre les yeux, heureux, de madame Porchon.






Si dans la littérature jeunesse contemporaine, on trouve fréquemment des parodies «au féminin» de contes de fées traditionnels, on ne peut pas oublier la transgressive Babette Cole, qui publia son livre La Princesse Finemouche en 1986, et questionne depuis le rêve immortel du Prince charmant. Qui a dit que pour être comblée une femme doit se marier ? La princesse Finemouche vit très heureuse, entourée de son dragon et de ses bestioles. Réédité en Folio Benjamin par Gallimard en 2008, ce livre amusant et anticonformiste propose un nouveau modèle de femme.

Pour parler de genre et de la relation mère-fille, on aime citer La fée sorcière de Brigitte Minne et Carl Kneut (Pastel, 2000), récit sensible accompagné par de magnifiques illustrations. Contrairement à la Julie de Christian Bruel rejetée par ses parents, Marine réussit à se faire accepter par sa mère et trouve un compromis qui lui permet de vivre sa féminité, tout en se sentant libre d’exprimer d’autres aspects de sa personnalité. L’incompréhension laisse la place à une nouvelle complicité entre mère et fille : le dialogue s’ouvre entre générations, avec des attentes différentes quant aux comportements jugés adéquats pour une femme.





Problématiques d’ailleurs

Plusieurs albums plus récents se plongent dans des univers moins familiers en évoquant des cultures éloignées de la nôtre. Beau livre malheureusement épuisé, Bonne chance petite Ruby de Shirin Yim Bridges (Syros, 2003), nous emmène, avec des illustrations charmantes, dans une Chine d’un autre temps où la majorité des femmes ne savaient ni lire ni écrire. Ruby désire aller à l’université, mais il faudra beaucoup d’efforts et l’appui d’un grand-père compréhensif pour réaliser son rêve. Ce récit narre l’histoire autobiographique de la grand-mère de l’auteure et ne perd pas un brin d’actualité en insistant sur la volonté nécessaire à tous, mais encore plus aux femmes, pour atteindre ses objectifs.






Récemment Cécile Roumiguière et Justine Brax nous ont offert Rouge Bala (Milan 2010), un ouvrage éblouissant qui aborde avec sensibilité le sujet des mariages forcés des jeunes Indiennes. Dans cet album élégant, texte et images forment un ensemble harmonieux en livrant un message d’espoir avec un langage poétique. La jeune Bala nous est présentée dans un moment charnière de son existence : sa soeur, avec laquelle elle rêvait d’un prince qui les emmènerait vivre de merveilleuses aventures autour du monde, a été mariée à 13 ans et bientôt, ce sera son tour. La nostalgie et la tristesse pèsent sur les journées de Bala, qui se demande de quelle manière sa soeur aimée a pu se transformer en femme d’un jour à l’autre.






Bala regarde avec appréhension ce point rouge qui brille sur le front de la jeune mariée, symbole de protection, dévotion et soumission. La rencontre avec une femme battue par le mari – s’agit-il d’un rêve ou de la réalité ?, les illustrations oniriques sèment le doute –, amènent Bala à prendre une décision importante : elle se mariera seulement une fois qu’elle aura terminé ses études et elle choisira elle-même son époux. Les magnifiques images montrent une petite fille habillée en rouge face à des paysages vastes et enveloppants ; on peut y voir un symbole du fait que Bala se trouve confrontée à des problèmes plus grands qu’elle.

Justine Brax nous restitue les couleurs de son voyage en Inde en créant des tableaux ravissants où les éléments décoratifs floraux envahissent l’espace. Ces scènes représentant des femmes qui mettent à sécher le linge nous parlent d’une Inde immuable et intemporelle, mais jouent également sur un pouvoir de séduction esthétique qui charme le lecteur. Sur son site, Cécile Roumiguière confie avoir eu le courage d’aborder ce sujet qui lui tenait à coeur grâce à la lecture du livre autobiographique Une vie moins ordinaire de Baby Halder, jeune Indienne mariée de force à 12 ans avec un homme violent, mère à 13 ans, et enfin écrivaine à succès, une icône pour de nombreuses femmes de son pays.

Ce n’est sûrement pas un hasard si le rouge est la couleur préférée de Ruby et de Bala, héroïnes qui luttent contre la soumission féminine imposée par leur culture.





Chasse aux stéréotypes de genre

En 1994, une enquête de l’association européenne non gouvernementale «Du côté des filles» confirmait l’existence de messages de genre stéréotypés et discriminatoires dans la production jeunesse française, italienne et espagnole. En 2006, Anne Novelle Dafflon, l’une des fondatrices de l’association lab-elle, démontre qu’il reste du travail à faire avec son étude «Littérature enfantine : entre images et sexisme» (Filles-garçons. Socialisation différenciée ? Presses universitaires de Grenoble).

Le sujet reste donc d’actualité, même s’il est important de souligner que ces dernières années, beaucoup de personnages charismatiques féminins ont été créés, que l’on trouve plusieurs livres qui attribuent des «caractéristiques féminines», comme la peur par exemple, aux garçons, et que les hommes se sont transformés en papas affectueux et attentifs aux besoins de leurs enfants.

Il suffit de passer en revue les livres où Papa est le héros, pour voir à quel point l’image paternelle a évolué par rapport à celle, inatteignable, du stéréotype. Lisez par exemple les attachants Le papa qui avait dix enfants de Bénédicte Guettier (Casterman, 1997), P comme papa d’Isabel Martins et Carvalho (Sarbacane, 2007) ou encore La vie de papa, mode d’emploi de Thomas Scotto et Elodie Durand (Actes Sud junior, 2009).

Toutefois, il est intéressant de constater d’une part la rareté des livres montrant des hommes et des femmes communiquant et échangeant (quand papa est le héros, maman n’apparaît pas ou elle n’est qu’une simple figurante, et vice-versa), et d’autre part une certaine résistance dans la représentation non traditionnelle des adultes. S’il est difficile de trouver des références au travail domestique quand on parle des pères (exception faite pour la cuisine), le discours change lorsqu’on approche les mères : dans Les folles journées de maman d’Elise Raucy et Estelle Meens (Mijade, 2010) par exemple, on voit maman qui passe la serpillière et qui repasse en même temps qu’elle travaille à l’ordinateur et répond au téléphone... Une réalité certainement très partagée par de nombreux enfants. Et lorsque cette mère consacre du temps à ses chéris, c’est le temps du gâteau, du jardinage, mais aussi celui de jouer au ballon, de regarder la forme des nuages dans le ciel... Il s’agit d’un livre tout à fait charmant, qui peut se voir comme un hommage à ces mères qui doivent tout faire et à leur relation privilégiée avec leurs enfants.

Bien des femmes, certainement, préféreraient se voir représentées rentrant le soir du travail, ou faisant du vélo ou de la natation avec leurs bambins, la cuisine et le jardinage étant des activités stéréotypées que l’on retrouve même dans les livres les plus innovateurs qui font la part belle aux mères, comme l’attendrissant Une maman, c’est magique ! de Carl Norac et Ingrid Godon (Bayard, 2006) ou l’original Ma maman d’Antony Browne (Kaléidoscope, 2005). Ces considérations ne nous empêchent bien entendu pas d'apprécier ces livres, mais elles rendent évidente la nécessité de varier davantage l’offre des représentations maternelles et de réfléchir à nouveau sur l’image du couple que l’on veut transmettre.






Enfin, on notera que la divergence entre personnages enfants et adultes nous en dit beaucoup sur la difficulté à modifier les rôles ; plusieurs livres opposent, en effet, des héroïnes captivantes à des parents aux traits plus traditionnels. On peut citer à cet égard les irrésistibles albums d’Olivia de Jan Falconer (Seuil jeunesse) : on sera peut-être étonnés par l’attitude peu participative du père, qui se réfugie volontiers derrière son journal pendant que maman sert le repas ; une mère par ailleurs bienveillante, qui accompagne volontiers sa fille dans ses activités ludiques.

Il est sûrement difficile de créer des images innovatrices qui ne soient pas une simple inversion des rôles, et certes compliqué de raconter une histoire qui aborde la problématique du genre sans tomber dans le déjà vu... De sacrés défis pour illustrateurs, auteurs et éditeurs ! Et du côté des médiateurs, une sensibilisation à une lecture des stéréotypes reste de grande importance, pour essayer de former des individus toujours plus ouverts et libres dans leurs choix.

Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias
 

Toutes les illustrations sont tirées de Ma maman d'Anthony Browne aux éditions Kaleidoscope.