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L’OULIPO POUR LES P’TITS POTES

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ELÉONORE HAMAIDE-JAGER
4 janvier 2012


L’ouvroir de littérature potentielle est un dynamique groupe de littéraires et de scientifiques qui jusqu’à présent avait une certaine notoriété parmi les adultes. Il ne semblait pas nécessairement toucher les enfants, en dehors d’une récupération parfois trop systématique, par l’école, d’exercices à appliquer en ateliers d’écriture. Certains oulipiens s’adressent pourtant aux enfants et surtout maints jeunes et moins jeunes auteurs-illustrateurs ont été inspirés par l’esprit ludique et la liberté qui animent le groupe littéraire.

 
OULIPO? Qu’est ceci ? Qu’est cela ?
Qu’est-ce que OU ? Qu’est-ce que LI ? Qu’est-ce que PO ?
OU c’est OUVROIR, un atelier. Pour fabriquer quoi ? De la LI.
LI c’est la LITTERATURE, ce qu’on lit et ce qu’on rature. Quelle sorte deLI ? La LIPO.
PO signifie POTENTIELLE. De la littérature en quantité illimitée, potentiellement productible jusqu’à la fin des temps, en quantités énormes, infinies pour toutes fins pratiques. (...) Certes, mais COMMENT ? En inventant des contraintes. Des contraintes nouvelles et anciennes, difficiles et moins diiffficiles et trop diiffiiciiiles. La Littérature Oulipienne est une LITTERATURE SOUS CONTRAINTES.
Et un AUTEUR oulipien, c’est quoi ? C’est «un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir». Un labyrinthe de quoi ? De mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie, et tout ça...

Voici comment Marcel Bénabou et Jacques Roubaud définissent l’Oulipo. Le groupe de poètes et de mathématiciens, fondé par Raymond Queneau et François le Lionnais, fête ses cinquante ans d’existence. Un bel âge pour faire un bilan et regarder grandir ses descendants en littérature de jeunesse, parce qu’ils sont nombreux.

 


Lucile Placin, Le Petit Oulipo, Rue du Monde



Les oulipiens parlent aux enfants

Plusieurs oulipiens tels Paul Fournel ou Jacques Bens (Cinq châteaux de cartes) publient pour les adultes et pour les enfants. Jacques Roubaud a vu ses Animaux de tout le monde d’abord édités pour adultes avant que Seghers les propose dans une collection pour la jeunesse. La «Lettre au hérisson» explicite avec humour les choix du sonnet, poème extrêmement contraint que Roubaud malmène, déconstruit et réinvente dans le recueil. Il peut tout aussi bien adopter les quatorze vers canoniques mais ajouter un ou deux vers entre parenthèses, «car tous les sonnets ont le même nombre de vers, quatorze (surtout ceux qui ont l’air d’en avoir quinze, ou seize)», que jouer avec des références culturelles, et l’on croise tant Victor Hugo que Baudelaire ou Mallarmé. Le jeu avec le lecteur peut aussi prendre des formes plus accessibles, comme le poème «Le microbe», suivi d’une page blanche avec la seule mention «le poème est là, mais pour le voir il faut un microscope », ou le dernier poème «L’âne», qui reprend la structure des quatrains et des tercets (plus librement) autour d’une variation sur le braiement de l’animal : «hi/han/han/hi, hi/han/han/hi, hhan/hhan/hhii, hhan/hhii/hhhhhhaaan».


 




 

Les éditions Passage Piétons mettent à l’honneur les textes de Jacques Jouet avec plusieurs titres de la collection «Imagier pour enfants», Regarde, le loup dans le bois ou Regarde, les poissons des villes. Les photographies d’Isabel Gautray inspirent à l’oulipien «une poésie du réel» où aucune forme ou contrainte n’est décelable, de l’aveu même de l’auteur. Regarde, regarde les têtes en l’air offre des formules poétiques à partir d’expressions figées comme cette «prochaine sortie avant le ciel», laisse la place libre, semble-t-il, aux bruits de la nature, avec une photographie de branches d’arbres dénudés et des onomatopées «dilit di li tchio reup oui-tl oui-tell-el».


La page suivante invite pourtant à réinterpréter ces stridulations supposées de la nature : bleus de travail, dameuses et autres camions apparaissent sur un texte aux lettres colorées qui confronte les deux univers. «Le chantier, / les machines, / le béton, le travail... / j’aime ça, / mais je n’imagine pas / un oiseau / sur le chantier, / ou un chat». Les rumeurs de la ville traversent cet ouvrage, par ces images prises sur le vif, qui cherchent le mouvement davantage que le cadrage, auquel répond par exemple cette conversation entrecoupée, où une double page offre d’abord les répliques, souvent sous forme de questions, d’un interlocuteur, avant une double page de photographies de périphérique parisien, sans texte mais au bruit de circulation suggéré et, seulement après, la seconde partie de la conversation nous est donnée. La poésie en phase avec le monde, les oulipiens au coeur de la vie.


Telle est aussi la conviction d’Alain Serres. Il faut saluer l’initiative de l’éditeur de Rue du monde qui s’est fait une spécialité de l’édition de poésie et a donné une visibilité à l’Oulipo dans le secteur de la jeunesse en publiant l’anthologie de textes Le Petit Oulipo. L’oulipien Paul Fournel a sélectionné les textes et Lucile Placin les a illustrés. Chaque double page propose une contrainte, plus ou moins difficile à suivre, du «mot valise» aux «nouvelles sollicitudes», en passant par le «lipogramme» ou «la boule de neige». Chacun de ces exercices de style est brièvement explicité et un ou des exemples de treize oulipiens, parmi lesquels Olivier Salon, Frédéric Forte, Hervé le Tellier ou encore Michèle Audin, sont proposés.


La brièveté des textes retenus, leur diversité, les effets de langue et leur mise en page ludique rendent accessibles, même aux tout petits enfants, ces textes à la compréhension parfois complexe. L’explicitation de la contrainte qui a longtemps fait débat au sein de l’Oulipo autorise ici l’appréciation de la virtuosité, mais favorise surtout l’envie de pratiquer à son tour ces jeux de langue. L’illustration de Lucile Placin est envahie de lettres et de chiffres anthropomorphisés. Chaque page est organisée de manière différente afin que le collage ou le dessin entre en résonance avec le texte : pour la page du S+7, qui consiste à remplacer chaque mot d’un texte connu par le septième mot qui le suit dans le dictionnaire, le texte de Robert Desnos, «Une fourmi de dix-huit mètres», devient pour Paul Fournel «un fournisseur de dix-huit meubles». L’illustration s’empare alors de ce motif du meuble pour décliner une liste visuelle de fauteuils, chaises ou bureau — qui convoque d’autres listes oulipiennes, mais également «le frigidaire et l’armoire à cuillères» de Boris Vian ou encore les inventaires à la Prévert, premier indice de l’énigme proposée sur la page de droite, qui invite le lecteur à retrouver le poème célèbre décliné en «Pour faire la pose d’un oisif». L’illustratrice a joué la carte de la sobriété avec un unique oiseau, qui doit permettre aux enquêteurs en herbe de retrouver «Pour faire le portrait d’un oiseau»... de Prévert. Enfin, l’explication de la contrainte est intégrée à la camionnette du fournisseur, tel un encart publicitaire vantant les mérites de règles exigeantes.


 


 


L’illustration potentielle

A côté de cette petite anthologie oulipienne, certains illustrateurs se sont appropriés des textes qui ne semblaient pas en premier lieu destinés aux enfants et en ont donné une interprétation plastique autant qu’une lecture nouvelle. C’est par exemple le cas des Exercices de style de Raymond Queneau, publiés à l’occasion des trente ans de Gallimard jeunesse et du centenaire du fondateur de l’Oulipo. L’auteur de Zazie dans le métro propose quatre-vingt-dix-neuf versions de la même histoire et soixante-dix illustrateurs sont réunis pour imaginer leur version du texte. Au-delà des variations propres au trait de chacun des artistes, les illustrateurs paraphrasent, élargissent la portée du texte, rendent hommage ou tracent leur autoportrait d’illustrateur, de manière assez flagrante ou plus subtile.


Jean Claverie opte pour une représentation en apparence naturaliste, avec la double temporalité et les deux lieux, à bord du bus puis devant la gare Saint-Lazare. En arrière-plan mais très visible, un personnage à petites lunettes rondes, carnet en main, semble noter les faits, les gestes et les paroles de l’homme au chapeau et de ses interlocuteurs, lesquels se retrouvent en partie dans le corps de l’illustration. La connaissance des photos de Raymond Queneau jeune permet d’associer cette figure à l’auteur des Exercices de style mais, à travers ce portrait, se cache également Jean Claverie lui-même dont on sait qu’il aime à se représenter dans ses livres portant lui aussi ces petites lunettes rondes. Sa signature se trouve d’ailleurs aux pieds du personnage et l’illustrateur indique clairement reprendre le premier texte de Queneau, «Notations», qui fait apparaître dans le texte le «je». Christian Heinrich, quant à lui, représente un illustrateur devant une table à dessin, le visage caché et tenant dans sa main droite un crayon relié à un long fil qui traverse toute une galerie de boutons encadrés, à la manière de tableaux, traçant un parcours qui passe et parfois repasse par les mêmes motifs avant de rejoindre la roue d’un autobus, à l’extérieur de l’exposition, en arrière-plan, tandis que deux personnages contemplent et discutent de boutons. L’illustrateur suggère à la fois la difficulté de l’exercice d’hommage, les influences assumées ou camouflées de l’artiste, le lien entre littérature et illustration, le temps de réflexion nécessaire à la naissance d’une oeuvre.


 


 



Les enfants de Zazie

Des éditeurs ont sans doute été touchés par des textes pour adultes et ont voulu les rendre accessibles aux enfants. C’était le cas du texte Je me souviens pour lequel les éditions du Sorbier ont passé commande à Yvan Pommaux. Celui-ci a su rendre avec beaucoup de force le côté dérisoire et universel des courts énoncés de Perec, dont on sent des échos dans le documentaire qui évoque largement son enfance, Avant la télé (L’Ecole des loisirs). Les listes perecquiennes inspirent de magnifiques variantes dont le J’ai peur (Seuil) de Géraldine Kosiak, où chaque énoncé s’accompagne d’un croquis qui enrichit l’apparente neutralité de l’affirmation.


Dernièrement, Bruno Gibert a sans doute contribué à la redécouverte d’un texte de Perec écrit à l’origine pour une émission de radio où, âgé de trente-sept ans, il énonçait «quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même qu’[il] fasse avant de mourir». L’auteur-illustrateur, dont on connaît le goût des listes avec son Choses qui font peur (paru chez Autrement jeunesse avec des images de Pierre Mornet) ou encore son dictionnaire Le Petit Gibert (chez Albin Michel), a gardé une partie seulement de ces sentences et propose un album très étonnant. Quelques-unes des choses qu’il faudrait tout de même que je fasse semble être une compilation de véritables cartes postales de diverses régions, où un petit personnage à tête d’oiseau mais arborant une chevelure et une barbiche identiques à celles de Georges Perec déambule. La tourne de la page fait apparaître le texte de l’auteur de La Vie mode d’emploi, comme tapé à la machine. Le choix des supports de cette publication très soignée, chez Autrement jeunesse à nouveau, n’a pas été laissé au hasard et la carte postale pour «planter un arbre (et le regarder grandir)» offre une vue de la forêt de Saint-... Georges de Didonne. L’illustrateur joue avec les clichés, le Perec londonien porte forcément le costume et le chapeau melon et lit le Times. «J’aimerais aller dans les Ardennes» est illustré par un paysage assez kitch où des marionnettes sont dans un petit train sous la neige, tandis que la voie ferrée longe les forêts habitées, comme il se doit, par un sanglier. Bruno Gibert restitue bien l’esprit perecquien : on se souvient que Perec tapait ses textes à la machine et qu’il est aussi l’auteur d’un texte intitulé 243 cartes postales en couleurs véritables... où il proposait à partir d’un nombre d’énoncés restreint une variation de textes très convenus mais assez réalistes, manière pour lui, entre autres entreprises, de revisiter «l’évident, le commun, l’ordinaire».


 


 



La poésie du quotidien de Jacques Jouet ou «l’infra-ordinaire » de Georges Perec trouvent d’ailleurs une héritière en la personne de Geneviève Casterman. Avec ses livres E411 et Rue de Praetere (Esperluète éditions), elle s’arrête sur la banalité du quotidien et lui redonne importance et intérêt par le relevé poétique de détails : «De dos d’âne en nids-de-poule, serpentent, chenillent quatre chevaux, turbots, veaux ou escargots, la route est un zoo».


 


 



Je ne m’arrêterai pas sur l’oeuvre de Paul Cox, dont j’ai parlé ailleurs (voir «Le Petit Perec illustré» in Les Cahiers Perec n° 10, Perec et l’art contemporain, Le Castor Astral), ni sur le roman de Gilles Barraqué, La Loi du roi Boris (Nathan), très intéressant dans son usage du lipogramme, ni sur les tout premiers ouvrages d’Agnès Rosenstiehl, qui fourmillaient de jeux de langue et de contraintes – notamment L’Alphabet fait des histoires (Gallimard) – ou encore sur le célèbre Claude Ponti qui fait de nombreux clins d’oeil aux oulipiens dans ses albums.


Florie Saint Val propose aussi un stimulant PFIPO : La Petite fabrique d’illustration potentielle, où les enfants trouveront des propositions d’activités (sculptures alphabétiques, créations de 1000 milliards de visages à partir d’un catalogue de nez, cheveux, bouches, etc.) sous le couvert des «papis pfipiens», «Francois le Lion, Raymond Quenelle et Georges Perruque» dont les portraits palindromes ouvrent le livre.


Tous disent combien les auteurs et les illustrateurs sont avant tout des lecteurs qui se saisissent des courants littéraires et qui ont vu dans les propositions et contraintes de l’Oulipo un espace de liberté sans cesse renouvelé.


Oulipiez l’oeil et le bon !



Cet article a paru dans le numéro 3.11 de la revue Parole de l'INSTITUT SUISSE JEUNESSE ET MÉDIAS