L’œuvre d’un illustrateur et ses connexions
(partie 1)
Les connexions du dessin d’illustration, entre autres avec le champ de l’histoire de l’art, ne font que rarement l’objet d’analyses. Elles sont pourtant particulièrement intéressantes.
Les connexions du dessin d’illustration, entre autres avec le champ de l’histoire de l’art, ne font que rarement l’objet d’analyses. Elles sont pourtant particulièrement intéressantes.
« Nous en sommes venus peu à peu à comprendre que la création ne se produit pas dans un espace vide et qu’aucun artiste ne saurait exister indépendamment de ses prédécesseurs et de ses modèles, qu’il n’appartient pas moins que le savant à une certaine tradition et que son œuvre va s’intégrer à une structure problématique donnée. Le degré de maîtrise qu’il atteint, dans les limites de ce cadre, et, au moins à certaines périodes, la possibilité de se libérer de ses contraintes font vraisemblablement partie des critères complexes qui servent à mesurer la valeur de cette œuvre. »
Ernst Kris 1.
Les connexions du dessin d’illustration, entre autres avec le champ de l’histoire de l’art, ne font que rarement l’objet d’analyses. Elles sont pourtant particulièrement intéressantes à étudier, notamment chez Tomi Ungerer, où elles se révèlent nombreuses. Friedrich Dürrenmatt, dans sa préface pour Babylon, ne s’y est pas trompé et a souligné, en fin observateur, qu’il « n’imitait personne, mais utilisait beaucoup ». C’est un véritable constat que le dramaturge a dressé, car l’œuvre du dessinateur s’est effectivement nourri à de nombreuses références graphiques et plastiques. Doit-on en chercher la raison dans le parcours même de Tomi Ungerer ? On peut en effet le considérer comme un autodidacte qui s’est formé, pour ainsi dire, sur le terrain, puisqu’il n’a fréquenté que très brièvement, et très sporadiquement, l’École municipale des Arts décoratifs de Strasbourg.
Ces connexions, comme chez tout créateur, s’enchevêtrent de manière parfois complexe. Ungerer lui-même fait la différence entre les artistes qu’il a découverts jeune, comme Grünewald ou Doré, et ceux dont il a appris à connaître l’œuvre en tant qu’adulte, tels Bosch, Grandville ou Töpffer. Mais avant d’explorer ces différents champs, il faut s’interroger sur le rôle qu’a pu jouer sur l’œuvre de Tomi Ungerer son père, lui-même un dessinateur amateur de talent. Celui-ci s’exerçait à différentes techniques, comme le crayon, le pastel, l’encre de Chine, le fusain, l’aquarelle, la gravure sur cuivre, l’huile, ou encore celle des silhouettes, et prenait comme sujet de préférence son entourage. Tomi Ungerer risque un parallèle avec son propre style : « … Et puis la façon d’allier à l’écriture l’image, sans détours, rapide, en direct, avec un sens perspicace de l’instantané ». Les dessins montrant ses enfants en train de jouer évoquent en effet, par leur sens très vif de l’observation, ceux de son père sur le même sujet. La filiation est encore plus évidente quand elle s’appuie sur des citations directes du père par le fils, telles qu’on les voit dans certaines illustrations de Tomi Ungerer pour Das grosse Liederbuch.
1. Les héritages de l’enfance
Qu’il soit de l’ordre du conscient ou de l’inconscient, un héritage se situe avant tout dans le contexte qui a imprégné les années d’enfance et de jeunesse d’un créateur. Les premières découvertes du jeune Tomi furent avant tout livresques et faisaient partie de la bibliothèque paternelle. Il se souvient et cite pêle-mêle : « Voici les auteurs qui marquèrent le plus mon enfance : Hansi, la Comtesse de Ségur, Karl May, Wilhelm Busch, Samivel, Ludwig Richter, Benjamin Rabier, Grimm et Bechstein pour les contes de fées. Par la suite, les artistes Schongauer, Grünewald et bien d’autres… » Il précise : « Enfant, j’ai été essentiellement impressionné par Mathias Grünewald, Dürer, Schongauer, tout comme Hansi et Schnug, deux dessinateurs alsaciens, plus tard ce furent Goya, Bosch, les dessinateurs japonais (Hokusai, etc.), les vieux numéros du Simplicissimus et Wilhelm Busch. » Ailleurs, il ajoutait encore à ses références Gustave Doré, Heinrich Hoffmann et Les Pieds nickelés.
Esto es peor / Voilà le pire (Les désastres de la guerre), 1810-1820
1.1. Les artistes alsaciens
Les artistes alsaciens figurent au premier plan de ceux que Tomi Ungerer a découverts dans sa jeunesse et ont eu un impact parfois immédiat et ponctuel, parfois durable, sur son œuvre. En font partie des figures très différentes, quoique toutes liées d’une certaine manière à l’illustration, comme celles de Hansi, d’artistes des années 1900, de Gustave Doré et de Théophile Schuler.
Hansi
De tous, c’est indéniablement le caricaturiste Hansi qui a le plus influencé le jeune Tomi : « Dès mon plus jeune âge, j’ai été [sic] comme hiver exposé aux livres d’Hansi », rappelle l’artiste. L’influence qu’il a exercée se ressent sur l’œuvre de Tomi Ungerer de manière récurrente, même si les rapports de ce dernier avec son prédécesseur se révèlent particulièrement complexes. Elle est notamment prédominante sur ses dessins d’enfance, ce que lui-même souligne : « Mes dessins d’enfant reflètent un condisciplinage [sic] absolu avec Hansi. » À l’exemple du caricaturiste qui dressa une satire féroce de l’occupant allemand en Alsace entre 1870 et 1918, le jeune Tomi fit de même pendant l’annexion de l’Alsace lors de la Seconde Guerre mondiale. D’une période de l’Histoire à une autre, les sujets se ressemblent et témoignent d’un sens critique similaire : le jeune Tomi reprend quelques types de Hansi, dont font partie entre autres le militaire, l’instituteur, le touriste teuton. À l’âge adulte, l’influence perdure : « Hansi dans ma carrière a été l’une des plus grandes influences tant du côté technique (Liederbuch) que satyrique [sic]. » Le rapprochement entre son œuvre et celle de son prédécesseur est en effet indéniable, tant sur le plan stylistique que thématique. Elle concerne non seulement l’iconographie régionalisante et folklorisante du livre Das grosse Liederbuch, mais aussi les images cocardières dans certains livres pour enfants comme La Grosse Bête de Monsieur Racine . Paradoxalement, c’est cet aspect que Tomi Ungerer a dénoncé dans sa virulente préface pour Le Grand Livre de l’oncle Hansi , où il a déclaré avoir été « trompé » par lui , et où il a critiqué ouvertement son « patriotisme unilatéral, aveugle, qui l’a poussé à inculquer la haine dans l’esprit innocent des enfants ». Il y a fait en même temps l’éloge de son œuvre satirique et de son livre Professor Knatschké, qui caricature un universitaire du nord de l’Allemagne, « en ligne directe à la fois du Simplicissimus et de L’Assiette au Beurre, qui mêle à la satire germanique le persiflage gaulois ». Une réelle filiation de Tomi Ungerer avec Hansi est sensible en effet dans ses dessins satiriques, notamment quand il aborde le même terrain d’observation, l’Alsace. C’est au milieu des années 1970, lors de son « retour » dans la région, qu’il a commencé à dresser un portrait mi-figue mi-raisin et plein d’humour de celle-ci à partir de thèmes comme le bilinguisme, l’identité, sa position entre l’Allemagne et la France et son rôle européen.
Les artistes alsaciens des années 1900
Les revues du début du XXe siècle La Vie en Alsace et La Revue alsacienne illustrée qui faisaient partie de la bibliothèque paternelle ont fourni à Tomi Ungerer un véritable répertoire d’images. Il y découvrit aussi la plupart des artistes alsaciens des années 1900, comme Charles Spindler, dont il aimait les gravures. C’est le cas également de Henri Loux, dont l’univers, souligne-t-il, était beaucoup plus vaste que les décors folklorisants qui l’ont rendu célèbre. On retrouve son fameux motif du village nocturne enneigé dans une illustration du Grosse Liederbuch : « Douce nuit, sainte nuit », imprégnée de cette même lumière bleutée qui donne une impression d’irréalité à la scène. Les revues étaient également illustrées par Léo Schnug ou Joseph Sattler , des artistes dits archaïsants. Très attirés par le Moyen Âge et la Renaissance, comme le furent avant eux les poètes romantiques, ils aimaient restituer une atmosphère de forêts vosgiennes, de châteaux forts médiévaux à mâchicoulis et à tourelles, et de chevaliers en armure. Ungerer se souvient notamment d’une représentation de Léo Schnug d’un soldat faisant le guet sur des murailles enneigées, à côté d’un canon, sans doute l’image qui parut dans un numéro de La Revue alsacienne illustrée en 1912. Ces décors architecturaux de fantaisie se retrouvent dans certains livres pour enfants d’Ungerer, Le Géant de Zéralda et Guillaume l’apprenti sorcier par exemple. Tomi Ungerer précise : « Avec Hansi et Doré, c’est définitivement Schnug qui m’a impressionné le plus enfant. » Les images de ce dernier l’ont visiblement poursuivi, car quand il fut commandité pour réaliser des fresques à la Maison Kammerzell en 1994, il s’est tout naturellement inspiré de celles que Schnug y avait réalisées au tournant du siècle , en mêlant à un répertoire néo-médiéval une vision truculente de la fête et du plaisir. En témoigne tout particulièrement un dessin de grand format qui représente des convives paillards joyeusement attablés se livrant à une fête bachique. De manière générale, Schnug est resté une référence pour son répertoire alsatique : il fait de fréquents emprunts à son iconographie, entre autres à ses personnages du fou médiéval, du lansquenet, du buveur ou du notaire.
Les romantiques alsaciens
L’époque du romantisme en Alsace a constitué pour Tomi Ungerer une importante source d’inspiration. Gustave Doré, dont il passe à juste titre pour être un héritier, tient une place à part dans son œuvre. Il découvrit très tôt ses illustrations pour les Contes drolatiques de Balzac dans la bibliothèque paternelle, ainsi que pour Les Fables de La Fontaine et Les Contes de Perrault, dont les images l’impressionnèrent au point d’inspirer sa propre version illustrée du Petit Chaperon rouge. À l’instar de Doré, Ungerer a produit un œuvre graphique volumineux, nourri par « cette curiosité sans limites qu’il a sans doute en commun avec Doré », selon les termes de Roland Recht. Mais il existe un autre point commun qui d’un siècle à l’autre unit les deux artistes, c’est le regard qu’ils ont porté sur leur région natale. L’un et l’autre l’ont quittée, gardée en mémoire et utilisée comme un répertoire iconographique, tout en l’idéalisant. Ainsi, les paysages admirés dans leur jeunesse resurgissent tels des leitmotivs dans leur œuvre. Gustave Doré représente une forêt vosgienne mythique, avec des fûts d’arbres gigantesques aux racines sinueuses, dans certaines scènes du Petit Poucet, et en fait même le décor des illustrations pour les Contes drolatiques, censés pourtant se passer en Touraine. Tomi Ungerer s’en sert à nombreuses reprises pour Das grosse Liederbuch, comme pour la chanson d’après le poème de Goethe Ich ging im Walde so für mich hin (J’allais me promenant dans la forêt), ayant commenté ainsi l’intensité dramatique de la scène : « […] forêt cathédrale, silence moussu… Et le privilège d’un rayon de soleil, biseauté, quelle mise en scène... ». L’architecture de la région a également fourni aux deux dessinateurs le répertoire iconographique d’une Alsace rêvée. À l’instar de celles de Victor Hugo, Gustave Doré a dessiné des Burgen en ruine à l’aspect très romantique. Ungerer a fait de même, tout en leur conférant parfois un côté étrange et inquiétant comme dans Als ich bei meinen Schafen wacht’ (Quand je gardais mes moutons).
L’époque romantique en Alsace a aussi fourni à Tomi Ungerer une source d’inspiration importante avec l’œuvre de Théophile Schuler qu’il découvrit dans sa jeunesse dans un article écrit par Hans Haug dans La Vie en Alsace. Il précisera plus tard : « L’illustration de “L’Histoire d’un paysan” nous plonge au cœur de la tradition romantique. » Ungerer reconnaît en Schuler des qualités de dessinateur et d’illustrateur : il a été très impressionné par la série des lithographies illustrant Les Bûcherons et les schlitteurs des Vosges, et plus particulièrement par le « réalisme » de la scène de La Chute de l’ébrancheur. Son art semble pourtant davantage en filiation avec le « romantisme naturaliste » de l’art de Schuler qu’avec son « réalisme ». L’intérêt pour la vie et la culture de sa province que montre Schuler se retrouve dans certaines scènes du Grosse Liederbuch et dans les esquisses qui ont servi à la genèse du livre. On peut aussi se poser la question si Ungerer n’avait pas en mémoire Le Premier Livre des petits enfants, un alphabet que Schuler avait illustré avec des figures enfantines, quand il a imaginé en 1975 un abécédaire dont il a mêlé les lettres à des personnages. Outre Doré et Schuler, les lithographes, qui furent nombreux à l’époque romantique en Alsace, ont constitué pour Tomi Ungerer une précieuse source iconographique. L’œuvre lithographié du Colmarien Jacques Rothmuller , « évocateur inlassable et fervent des ruines vosgiennes », comme le rappelait Paul Ahnne , et dont l’ouvrage Vues pittoresques des châteaux, des monuments et des sites remarquables de l’Alsace faisait partie de la bibliothèque paternelle, a constitué, selon le propre témoignage du dessinateur, une référence essentielle pour Das grosse Liederbuch , de même que Godefroy Engelmann et Henri Lebert pour leurs représentations de ruines romantiques.
1.2. L’héritage artistique germanique
Les maîtres allemands de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance
« Enfant, j’ai été essentiellement impressionné par Mathias Grünewald, Dürer, Schongauer […]. » Tomi Ungerer a découvert les maîtres allemands de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance dans les ouvrages de la bibliothèque paternelle : il cite par exemple un fac-similé du Narrenschiff (La Nef des Fous), dont les bois le fascinaient tout particulièrement. Le reflet le plus fidèle de ses goûts à l’époque est un album dans lequel il collait des vignettes découpées dans des catalogues de ventes aux enchères de son père. Il contient notamment des reproductions de gravures des XVe et XVIe siècles, par exemple celles de Holzschnittbücher des XV. und XVI. Jahrhunderts (Livres de gravures sur bois des XVe et XVIe siècles). Il constituait pour le jeune dessinateur un véritable répertoire iconographique, dans lequel figurent, entre autres, La Préparation du civet de lièvre, illustrant Ain gainstlich Ausdentung de Geiler de Kaisersberg de 1510, une gravure sur bois de Dürer, une image de lutteurs de Cranach. On y constate aussi la présence de nombreuses images sur le thème de la mort, dont on sait l’importance qu’il a prise par la suite dans l’œuvre d’Ungerer, telles La Mort qui illustrait l’Adolescentia de Wimpheling en 1500, et L’Image de la Mort, du Sixième Âge du monde dans la chronique de Schedel en 1493.
Tomi Ungerer accorde une place privilégiée aux maîtres rhénans de cette période : « J’appartiens vraiment au contexte culturel alémanique au bord du Rhin. Je suis revenu en Alsace et suis allé à Bâle pour voir les Holbein, c’est au fleuve que j’appartiens, et cela appartient au fleuve, jusqu’en bas chez Jérôme Bosch. » La découverte du chef-d’œuvre de l’expressionnisme rhénan, le retable d’Issenheim de Matthias Grünewald au Musée d’Unterlinden à Colmar, à l’âge de dix ans, fut pour lui une révélation. Quand il entra, un jour de pluie, dans le musée dont l’entrée se trouvait devant sa station d’autobus, il fut impressionné : « Le retable me fascinait, me racinait de ses visions. Pas le retable dans son ensemble, mais la scène de l’ascension [sic] et celle de la tentation de saint Antoine. Ces deux œuvres se sont infiltrées en moi pour [me] marquer jusqu’à la moelle. Je suis tombé dans ces panneaux pour ne jamais en sortir. » Si le retable occupe visiblement une grande place dans son imaginaire, paradoxalement, il ne resurgit de façon formelle dans son œuvre que de manière anecdotique, comme s’il voulait ainsi prouver son détachement par rapport à son modèle. Réminiscence sans doute de l’un des détails du panneau, un détail de La Rencontre de saint Antoine et saint Paul dans le désert figure dans une scène de l’Apprenti sorcier. En revanche c’est à un pastiche qu’il se livre dans un dessin, intitulé à juste titre Les pires tentations sont toujours les meilleures…, où il mêle avec humour les thèmes de deux panneaux du retable, La Rencontre et La Tentation de saint Antoine. La réelle influence du retable se situe à un autre niveau. En effet, les démons du retable semblent se réincarner dans la satire qu’Ungerer fait de la société contemporaine. Selon ses propres termes : « Les escogriffes crochus et pestilenciés de Grünewald font place à de belles divorcées, des hommes d’affaires englutinés dans leur importance, une société manipulée par la consommation, propulsée d’automobiles spectaculaires […]. » Parmi les autres maîtres rhénans, c’est Hans Holbein le Jeune qu’il distingue : ses images de la mort, qui fait irruption dans les scènes de la vie quotidienne dans Les Simulachres et historiées faces de la mort, l’ont impressionné pour un grand nombre de ses représentations sur le sujet. Il cite aussi Hans Baldung Grien dont il avait découvert dans La Vie en Alsace l’un des plus célèbres thèmes, les sorcières, auquel il s’est référé, notamment dans une série réalisée au début des années 1990, Les Sorcières érotiques.
Avec l’œuvre d’Albert Dürer, il précise en revanche ne pas avoir beaucoup d’affinités, sans doute parce que cet artiste faisait partie de l’enseignement imposé pendant sa scolarité par les occupants de l’Alsace. Il en apprécie néanmoins la pureté de la ligne, celle précisément à laquelle il aspirait dans ses dessins d’observation de la période canadienne. C’est en effet surtout une véritable leçon graphique que Tomi Ungerer a retenue de ces maîtres anciens : « En parlant de ces artistes-là, je parle inévitablement de mes propres origines d’illustrateur », a-t-il rappelé, à juste titre.
Wilhelm Busch, le créateur de Max und Moritz
Au même titre que Gustave Doré, Wilhelm Busch mérite une place à part parmi les auteurs qui ont marqué Ungerer dès son enfance. Il considère le dessinateur allemand du XIXe siècle comme une véritable référence : « L’influence de Hansi sur ma formation hartistique [sic] a été de base avec Richter et Busch (des allemands) », écrit-il. Le grand classique de la littérature enfantine, Max und Moritz, créé en 1865 dans la revue Münchener Bilderbogen, a été, comme pour tout jeune Alsacien de l’époque, l’une des premières lectures d’Ungerer. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans son œuvre la trace des « deux sales mômes » dont parlait Cavanna. Ils lui ont inspiré un type d’enfant avec une figure ronde, un nez retroussé et des yeux malicieux, et au comportement facétieux. Wilhelm Busch a aussi imaginé un certain nombre de fables comme Hans Huckebein der Unglücksrabe (Hans Huckebein, le corbeau de malheur) et Fipps der Affe (Fipps le singe), dans lesquelles il témoignait de son talent de dessinateur animalier. Il stylisait ses héros, leur donnait un caractère humain tout en leur gardant leur spécificité animale. Tomi Ungerer a repris dans Basil Ratzki, l’histoire d’un rat qui aimait les humains, le même principe graphique. Des histoires en images pour adultes de Busch, souvent empreintes de la notion germanique de Schadenfreude , et dans lesquelles il livrait une fine observation de la société allemande contemporaine, notamment de la bourgeoisie, Ungerer a retenu le côté satirique. Quelques dessins du Grosse Liederbuch se font notamment l’écho de la vision caustique par Busch des femmes dans Die fromme Helene (Hélène la pieuse). Mais c’est avant tout un style, fondé sur des compositions dynamiques, soulignées d’un trait acéré, qu’Ungerer lui emprunte. La recherche de l’expression du mouvement est une question fondamentale qui a préoccupé les deux artistes. À bien des égards, sur les plans à la fois thématique et stylistique, Tomi Ungerer a donc été marqué par son prédécesseur, dont il peut sans conteste être considéré aujourd’hui comme l’un des héritiers en matière de dessin satirique. Il lui a d’ailleurs rendu un hommage impertinent dans un dessin intitulé Max und Moritz und die fromme Helene …
2. Le contexte artistique anglo-saxon
Sur les héritages culturels et artistiques de l’enfance, qui plongeaient leurs racines dans un contexte français et germanique, est venu se greffer le contexte artistique anglo-saxon, qui a joué un rôle indéniable dans l’évolution de l’œuvre du dessinateur. Formatrices au cours de ses années d’étudiant, ces influences se sont confirmées alors qu’il séjournait à New York.
2.1. Les découvertes au centre culturel américain : cartoons et dessins satiriques
Avant même de partir pour New York, au début des années 1950, Tomi Ungerer découvrit au centre culturel américain de Strasbourg le monde anglo-saxon du cartoon et du dessin satirique, peu connu en France à cette époque. Peter Arno, Chas Addams, André François, Ronald Searle, Saul Steinberg, James Thurber, entre autres, en faisaient partie. Parmi ceux-ci, Steinberg a exercé une influence majeure sur lui : « Ungerer, sans Steinberg, dessinateur contemporain que je tiens pour plus grand que Picasso est quasi impensable », déclare sans ambages le dramaturge Friedrich Dürrenmatt dans la préface de Babylon. Le jeune artiste avait été d’emblée fasciné par le talent de son aîné, dont les dessins paraissaient depuis 1941 dans The New Yorker, pour l’expression d’une idée en un dessin : « Saul Steinberg m’a vraiment appris à complètement rationaliser, à distiller une idée, pour parvenir, grâce à une économie du trait maximale, à en exprimer la quintessence. » L’œuvre d’Ungerer porte de manière évidente cette marque, surtout dans ses dessins de l’époque new-yorkaise comme ceux de The Underground Sketchbook et de The Party. Le trait, linéaire, incisif, semble avoir été littéralement jeté sur le papier. Outre le style graphique et certaines techniques, les thèmes des deux œuvres peuvent être également mis en parallèle. En effet, Ungerer, comme Steinberg, a fait de son pays d’accueil un sujet d’observation privilégié : c’est ainsi qu’au livre La Découverte de l’Amérique de Steinberg répond, comme en écho, le livre America d’Ungerer. Les deux dessinateurs y ont mis, chacun à leur manière, les grands principes de l’Amérique sur la sellette.
James Thurber et Chas Addams ont également fait partie de ces artistes de l’illustration anglo-saxonne qui marquèrent Tomi Ungerer dans ses années de jeunesse. Thurber, collaborateur du New Yorker où ses cartoons étaient publiés régulièrement à partir de 1930, y avait introduit et développé un nouveau thème satirique, la répartition des rôles entre l’homme et la femme au sein du couple. Est-ce un hasard si Ungerer l’a également abordé dans ses dessins des années 1960, notamment dans The Underground Sketchbook et dans Adam und Eva ? Il était aussi impressionné par ses fables en images, qui critiquaient avec un sens de l’humour très particulier la société. Il cite plus précisément The Last Flower. A Parable in Pictures (La dernière fleur. Une parabole en images), parue en 1939, qui raconte la fin du monde provoquée par une explosion atomique. Ce principe d’histoires en images, qui se succèdent comme des séquences de dessins animés, à mi-chemin entre la bande dessinée et le dessin satirique, hérité de Rodolphe Töpffer et à sa suite de Wilhelm Busch, a inspiré à Tomi Ungerer deux livres, Basil Ratzki. Eine Fabel (Basil Ratzki. Une fable) et Spiegelmensch. Ein Wintermärchen (L’homme au miroir. Un conte d’hiver).
De Ronald Searle, qui est presque de la même génération, Tomi Ungerer a découvert les cartoons qui paraissaient chaque semaine dans Cambridge Daily News, Lilliput, Punch, Holiday, Life, Look, Fortune ou Vogue. Peut-être a-t-il eu aussi connaissance du seul livre édité à cette époque en Europe, Weil noch das Lämpchen glüht (Quand brille encore la petite lampe) , une série d’humour noir et macabre sur la vie d’une école britannique, dont certaines scènes à caractère sadomasochiste ont pu influer sur les cartoons de Tomi Ungerer dans les années 1960. Tous les deux ont, des décennies plus tard, abordé cet univers dans le contexte spécifique de Hambourg : Searle, dans Filles de Hambourg , a fait un reportage humoristique du quartier de Sankt Pauli en détaillant toutes ses activités, du strip-tease aux Domina de la Herbertstrasse, Ungerer a ciblé son travail sur le milieu des prostituées dans Schutzengel der Hölle (Les anges gardiens de l’enfer) , dans un esprit certes très différent, plus proche du dessin d’observation que du dessin satirique.
C’est également au centre culturel américain qu’Ungerer découvrit les dessins d’André François, qui publiait alors dans les journaux américains comme Vogue, et des revues satiriques anglaises comme Lilliput et Punch. Parmi les maîtres dont il se réclame en matière d’illustration, c’est certainement d’André François qu’il se montre le plus proche. Une grande diversité de styles, la coïncidence de certains thèmes iconographiques, tels ceux du temps et des métamorphoses, leurs travaux dans les mêmes champs graphiques leur sont communs. Ils ont manifesté un grand sens de la créativité tout particulièrement dans le dessin publicitaire, en introduisant dans leurs projets les photographies des produits pour lesquels ils avaient été chargés de faire la promotion, François dans des publicités pour les pneus Pirelli ou le rhum Charleston, Ungerer dans ses campagnes pour Pepsi-Cola ou les conserves Bonduelle, par exemple. Mais ce qui relie essentiellement les deux artistes, c’est l’exploration de l’univers de l’absurde et du nonsense, qui a abouti chez eux à une créativité hors normes dans de nombreux genres du dessin d’illustration. François avait développé un langage graphique très particulier, qui à ses débuts, dans les années 1940, n’avait pas rencontré de véritable écho en France ; il en fut de même pour Ungerer, à une décennie environ d’intervalle. À partir des années 1960, les deux dessinateurs ont mené des carrières parallèles et se sont même succédé dans leurs travaux pour la presse et la publicité.
Siegwerk Farben, 1975
2.2. Les découvertes de l’époque new-yorkaise
Lors de son séjour new-yorkais, Tomi Ungerer était très intégré au milieu de l’illustration, et fréquentait, entre autres, Tom Allen, Bob Blechman, Richard Crumb, Paul Davis, Milton Glaser, Edward Gorey, Jules Feiffer, Robert Andrew Parker, Harvey Schmidt, Maurice Sendak, Ed Sorel. Cette période permit aussi à l’artiste de faire un certain nombre de découvertes artistiques et culturelles qui appartenaient au contexte américain et qui exercèrent peu ou prou une influence sur son œuvre.
Le réalisme américain
Le réalisme américain dont Winslow Homer et Thomas Eakins avaient été, dans la seconde moitié du XIXe siècle des représentants, perdurait dans les années 1960 notamment avec l’œuvre figurative d’Edward Hopper et d’Andrew Wyeth, ainsi que celle, dans un autre registre, de Ben Shahn. Si d’Edward Hopper, il déclare ne pas avoir connu l’œuvre lorsqu’il vivait aux États-Unis, il avait en revanche vu des expositions d’Andrew Wyeth et de Ben Shahn à cette époque. Il est certain, par exemple, que les dessins de Slow Agony sont proches des tableaux de Wyeth, même si leur nature en est très différente. Mais avant tout, ils semblent illustrer les propos de François Mathey au sujet des peintres réalistes américains : « Malgré la précision scrupuleuse de leur vision, ils expriment plus le sentiment intime qui imprègne leur réalité que la réalité elle-même. » Parmi ceux qui tiraient leur inspiration du réalisme figurait l’illustrateur Robert Weaver. Tomi Ungerer le cite à propos des artistes qu’il fréquentait à New York : « […] et surtout Bob Weaver, qui a exercé sur moi une énorme influence. Il m’a révélé le potentiel visuel de l’Amérique. Cet artiste de grande envergure, méconnu, est mort aveugle il y a quelques années. » Son style, très original, hésitait entre l’expressionnisme et le réalisme pictural, et ses œuvres montrent des juxtapositions très avant-gardistes dans ce domaine, réalisées notamment à l’aide de photomontages. Il fut essentiellement un grand dessinateur de la vie urbaine et de sa grisaille, mais fit aussi de remarquables portraits d’hommes politiques américains contemporains. Entre Robert Weaver et Tomi Ungerer naquit à New York une amitié très forte, mêlée d’une admiration réciproque. Ungerer n’hésite pas à parler d’une « influence » de l’artiste américain en raison du « sens de l’instantané » graphique qu’il lui doit, sur ses dessins de Slow Agony notamment. Mais les croquis au crayon publiés dans America peuvent également être rapprochés des dessins de Weaver, car l’un et l’autre artiste dépassent le dessin réaliste pour se révéler de virulents dénonciateurs de la société américaine.
Le genre érotique et SM
Le genre SM a connu après-guerre aux États-Unis un développement inattendu, sans doute en réaction au féminisme américain qui s’affirmait alors de plus en plus. Il existait alors à New York de nombreux studios de photographie spécialisés, comme celui d’Irving Klaw, des auteurs de feuilletons et bandes dessinées tels Eric Stanton dit Stan ou Gene Bildrew dit Eneg , qui inventèrent le type de la Domina. Mais le maître en la matière était sans conteste John Willie qui exerça sur le pop art une grande influence. Il était devenu une figure de culte du Bondage Art, en faisant paraître une revue entre 1946 et 1959 intitulée Bizarre et des bandes dessinées, From Girl to Pony et Adventures of Sweet Gwendoline, qui obtinrent à l’époque un grand succès populaire. Tomi Ungerer, friand de ce type d’illustrations, avait acquis un exemplaire de la bande dessinée originale de Sweet Gwendoline, ainsi que des photographies originales prises par John Willie. Les dessins de Totempole, réalisés à l’époque new-yorkaise puis au Canada, révèlent avec les productions sadomasochistes et fétichistes de John Willie une parenté évidente. Certains d’entre eux, exécutés à partir de photographies prises par l’auteur, sont même des citations directes de la revue Bizarre. Par ailleurs, deux artistes new-yorkais, Richard Lindner et Allen Jones, montrent combien le genre érotique de Tomi Ungerer, notamment avec les dessins de Fornicon, s’inscrivait dans le contexte de l’époque. Avec Richard Lindner, un peintre figuratif d’origine allemande installé à New York qu’il connaissait bien, Tomi Ungerer a en commun ses figures de Domina. L’artiste, qui faisait partie du cercle de Saul Steinberg et qui dessinait aussi pour la presse, avait créé dans les années 1950 ce type de femme qui allait devenir sa « marque de fabrique ». Inspirées des affichages érotiques de Times Square ou de Coney Island, elles portent des costumes à caractère fétichiste avec des accessoires très connotés comme des corsets, des porte-jarretelles, des bas et des talons hauts. Ces personnages sans âme, ces machines sexuelles, rappellent les figures de Fornicon d’Ungerer et expriment, sous une forme différente, la déshumanisation d’une société. Dans les rangs de ces artistes attirés par le SM figurait le Britannique Allen Jones. Tomi Ungerer possédait dans sa bibliothèque le catalogue de l’exposition que ce dernier avait présentée à New York en 1970, mais connaissait certainement ses travaux dès le milieu des années 1960. Proche du pop art, Allen Jones réalisait des sculptures-meubles, où l’image du désir devenait un objet, mêlant chaises, tables, portemanteaux à des mannequins féminins. On retrouve ce thème chez Ungerer, avec les femmes de Fornicon qui sont une satire de l’objet sexuel qu’elles représentent. Et comme Jones, il exploite dans Totempole la tendance perverse de l’érotisme, notamment à l’aide d’accessoires très connotés du fétichisme, comme les chaussures aux talons vertigineux.
© Thérèse Willer 2011
Lire la deuxième partie de cet article
1. Ernst Kris, Psychoanalytic Explorations in Art, cité par Ernst Hans Joseph Gombrich dans L’Art et l’illusion, Paris, Gallimard, 1996, p. 25.
Pour prendre connaissance de l’ensemble des notes et références, consultez cet article au format PDF.
Photo de Tomi Ungerer par Perry Kretz