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Lisbeth Zwerger

Entretien Graphique
Interview par Etienne Delessert

16 novembre 2010
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Que la fête commence!
Nous nous sommes rencontrés il y deux mois au Musée Eric Carle, à Amherst, MA et j’ai proposé à Lisbeth Zwerger une interview pour Ricochet.

J’ai choisi six de ses images et lui ai demandé de les commenter. Quant à moi je vais “lire” ces mêmes images sans aucune référence aux livres d’où elles proviennent.
E.D.





Quand je regarde cette image, je la trouve assez belle. Mais je l’ai vue bien trop de fois, et maintenant elle m’ennuie!

A l’époque où je travaillais à cette interprétation de Thumbelina, je vivais en Angleterre, et les quelques images que j’avais faites pour ce livre me parurent alors bien trop mièvres. Les paysages de ce pays, avec ses campagnes magnifiques, et tous ces livres de contes de fées en étaient probablement la raison.

Je jetai les dessins et recommençai le tout lors de mon retour à Vienne. J’avais l’impression que le décor de Vienne allait m’influencer, et éviter que je ne dessine des images trop douceâtres, (bien qu’à la revoir une fois encore, cette image me paraît bien sucrée...)

C’est probablement une de ses images les plus connues, classique, agréable à l’oeil –une jeune fille dans une fleur- et rassurante. C’est un peu comme la Joconde: chacun peut y projeter ce qu’il désire.

J’aime particulièrement la manière dont sont dessinés les pétales, une ligne souple les précise, sans toutefois les enserrer.

Des pétales? Ils ressemblent à des langues, et sont peut-être la raison du sourire malicieux de la jeune fille. Elle est toute fraîche, alerte, et évoque une petite paysanne qui attendrait le grand méchant loup à l’orée de la forêt.

J’apprécie particulièrement la belle technique de l’aquarelle, qui permet d’aller du très précis –la jeune fille- aux pétales embrumés derrière elle. Il y a tout l’espace voulu pour rêver, et folâtrer.








Cette illustration est appelée “the lap owl” (ou le hibou apprivoisé), et vient du livre de poèmes absurdes de Christian Morgenstern intitulé “Gallows Songs” (ou ballades de potence).

Ce hibou est une des ”nouvelles créations animales suggérées par la Nature”.

J’aime cette image, et j’apprécie l’idée que les gens promènent leur hibou plutôt qu’un chien.

J’adorerais avoir un hibou apprivoisé! Et en regardant mieux le dessin, je m’aperçois que cette dame a des yeux ronds -et quel nez!

Certains dessins de Zwerger sont assez mystérieux.

La dame sur le banc a sans doute un problème de classe, elle ne participe pas au jeu: "One ne fait pas voler des hiboux comme des hannetons, au bout d’un fil, et en plein jour, ma chère!..."

Les trois personnages en arrière-plan ne sont probablement pas de la même famille, et du reste l’un d’eux s’en va déjà. Ils jouent avec leurs hiboux, mais c’est un jeu solitaire. Tout est silencieux: les hiboux ne hululent et ne s’appellent que de nuit (et je me suis toujours demandé comment ils arrivaient à attraper des souris avec tout se vacarme).

La dame, dans la quarantaine, a l’air fort respectable, et tient un hibou sur ses genoux. Elle a l’air bien seule, et semble adopter le profil de l’oiseau de proie. Oiseau de proie? On sait trop bien de nos jours que de Wall Street aux plus humbles chaumières, les gens ont tendance à sortir les griffes et à partir en chasse. Bec pou bec!

Mais le petit hibou, bien calé sur les genoux de la dame, n’a pas l’air malheureux: peut-être a-t-elle installé le hululement lointain de l’oiseau comme sonnerie de son IPhone?








Cette image est au sommet de mon hit parade. Mes lecteurs semblent l’aimer vraiment. Elle fut dessinée pour le Wizard of Oz.

A vrai dire, comme celle de Thumbelina, j’ai du mal à la regarder une fois de plus...

Je me souviens, comme adolescent, de la manière dont le professeur d’art attirait notre attention sur les points rouges qui faisaient vibrer le grand champ tout vert d’une peinture impressioniste: "Enfants, le rouge et le vert sont des couleurs complémentaires, et chez van Gogh, l’expression de la violence!..."

Je n’ai jamais vraiment compris la beauté de ces couleurs complémentaires, puisque chaque”vilaine” couleur se met à chanter, pour peu qu’on la pose à côté d’une autre bien choisie. Un peu comme les gens?

Ici nous voyons des pavots de belle allure, qui poussent dans un champ d’asphalte. Cela me rappelle la force brutale des fleurs dessinées par Alain le Foll, il y a longtemps, dans C’est le bouquet, de Claude Roy. Elles cassaient le sol pour bousculer les bâtiments d’une ville bien moderne.

Mais ici les pavots, qui paraissent presque artificiellement plantés, semblent retarder la marche des trois personnages. Mais aussi les protéger peut-être.

Leurs graines vont-elles les porter dans un pays de rêves?








J’adore ce dessin! Bonne mise en scène, c’est une image réussie sous tous ses aspects.

Avec l’Arche rouge, et les deux personnages noirs au premier plan. Ils ont été rejetés de l’Arche, et ne savent probablement pas qu’ils vont se noyer. Méritent-ils ce sort, on n’en sait trop rien.

Cela me fait mal au coeur que la Licorne et le satyre ne puisse embarquer avec le reste des animaux.

Certains des éditeurs suisses de Nord-Sud voulaient supprimer cette image du livre. Parce que des parapluies ne peuvent apparaître dans une histoire de la Bible!

Cette image me rend fou! Pourquoi donc cette Arche incandescente? Aussi rouge que les rouges Enfers de Dante. Lisbeth, entendez-vous que chaque créature assez fortunée pour grimper à bord sera grillée vive? Et ces pauvres âmes qui courent de gauche et de droite –il y a même le diable- en s’accrochant à leurs parapluies, ont-elles l’espoir de les transformer en barque?

La Licorne est assez drôle: on sait que la tradition veut qu’elle ne puisse être capturée que par une vierge. L’artiste annonce-t-elle donc que Dieu ne va pas inviter de jeune fille pure pour ce voyage vers nulle part?
Et la Licorne, qui gambade au centre de l’image, est souvent symbole de pureté et de religion. Lisbeth, suggérez-vous que personne, vraiment personne ne sera sauvé?

Tout cela nous éloigne de la doulce Thumbelina, pas vrai?








Le dessin vient de "How the Camel got his Hump" de Kipling et illustre la phrase: Alors apparut le Djinn qui régnait sur les déserts, déboulant dans un nuage de poussière (les Djinns voyagent toujours ainsi, parce que c’est magique) et il fit une courte pause pour s’entretenir avec les Trois.

Si je n’avais fait ce dessin en 2000 je le referais bien différemment aujourd’hui. Ce qui serait probablement vraiment dommage! Je n’ai aucune idée pourquoi je n’ai pas dessiné un nuage de poussière… C’est probablement la première image qui m’est venue à l’esprit (souvent ces ”premières images” sont à éviter, car ennuyeuses et trop évidentes). Un jour quelqu’un m’a demandé pourquoi le Djinn se déplaçait dans un rouleau de papier de toilette!… et il avait raison.

Ce rouleau montre cependant bien les mouvements du Djinn. Il est au premier plan maintenant, mais on peut ainsi distinguer tous les rebondissements depuis le haut de la colline. Difficile à montrer avec un nuage de fumée.

Il y a fort longtemps j’ai aussi illustré les Histoires comme ça, de Kipling, mais je n’ai aucun souvenir de cet épisode.

J’ai choisi cette composition pour son originalité. Le public en général n’attend pas de Zwerger des images qui mettent le monde en question. Mais, ces dix dernières années, elle a enrichi sa palette, simplifié ses formes et proposé des mises en scène énigmatiques.

J’ai toujours tenté de rester ouvert à toutes sortes d’interprétations de la réalité, de l’art brut à la caricature et au style si minutieux d’un Innocenti (une brique, et puis une autre brique…) mais je suis aussi touché par un art qui suit un chemin parallèle au mien: quand des personnes presque virtueuses se rapprochent de la folie, comme dans ce dessin, et font le grand saut dans l’abîme.

Leur cri de joie change notre vie.








La petite sirène se promène avec sa grand-mère dans une avenue faite de corail. J’espère ne pas paraître trop immodeste, mais j’adore ce dessin. Il s’en dégage une atmosphère si romantique!

En regardant cette image j’en viens à admirer ma patience: comment ai-je pu dessiner tout ce corail? Cela a dû prendre un temps fou.

J’ai choisi cette image pour la manière dont Lisbeth a peint le corail. Il ressemble à deux poumons finement décrits, ou au coeur, avec tous ses vaisseaux sanglants.

Les deux personnages paraissent respirer tranquillement, nagent de concert, se racontent des histoires; la grand-mère montre ses seins lourds, la petite sirène a l’air d’aimer la promenade.

Zwerger, après toutes ces années, semblent s’ouvrir à nous. La technique brillante, les esquisses subtiles, son humour fin soulignent un portrait profond, et surréel de sa propre personne. Elle est plus directe, courageuse, mais aussi plus enjouée, et nous livre les fruits d’une longue réflexion sur la vie et les gens.





Lisbeth Zwerger est née à Vienne en 1954. De 1971 à 1974 elle a suivi les cours d'illustration de l'Université des Arts Appliqués de Vienne. En 1976 elle rencontre l'éditeur Friedrich Neugebauer et son fils Michael, qui deviennent ses principaux éditeurs.

En 1990 elle a reçu le Prix Andersen pour l'ensemble de son oeuvre.

Elle vit actuellement à Vienne.