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Lire et rire ou l’humour dans la littérature pour l’enfance (1/3) - Retour sur les 18e Journées d'Arole

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Isabelle Decuyper
2 juillet 2014


Les 15 et samedi 16 novembre 2013, les 18eJournées d'Arole proposées par l’ISJM s’interrogeaient sur la place de l’humour en littérature jeunesse. Tout au long de l’été, le Magazine de Ricochet se propose de revenir sur ces moments d’échange en publiant des textes et documents qui ont nourri les réflexions alors menées. Ce premier « épisode » vous propose de découvrir le précieux compte-rendu d'Isabelle Decuyper*. 

Organisées par l’Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM) et Arole, les 18e Journées d’Arole se sont déroulées les 15 et 16 novembre 2013 à l’université de Lausanne. L’humour : un thème de choix pour fêter joyeusement le 30e anniversaire d’Arole.
Avec un tel titre, le public venu en nombre espérait rire quelque peu et ce fut le cas avec de beaux moments de partage. 
 
Quelle belle idée déjà de confier à Albertine le soin de « saisir à l’aide de son rotring de petits moments de rien du tout », selon Sylvie Neeman, et ce tout au long des journées. Elle faisait apparaître ses dessins réalisés sur un coin de table à tout moment lors de la prestation de l’orateur, ses caricatures représentant une véritable pause « rire » pour un public souvent hilare. 



 

 



Ces journées furent introduites par Germano Zullo, président  de Jeunesse et Médias. Arole, par Brigitte Praplan, responsable du bureau roman de l’ISJM et Alain Kaufmann, directeur de l’interface Sciences-Société de l’Université de Lausanne. 
« Le rire, c’est comme un cascade qui jaillit dans le quotidien pour nous éclabousser gaiment mais c’est aussi quelque chose de très sérieux » constate Germano Zullo qui a tenté de trouver quelques définitions dans divers ouvrages.



 




Le rire des fées
Le rire des fées : l’humour dans les contes, de Perrault à Parole fut abordé par Martine Hennard Dutheil de la Rochère, professeure de littérature anglaise et comparée à l’Université de Lausanne.
Elle retraça le thème du rire et de l’humour des contes de Perrault jusqu’à nos jours, mettant aussi en évidence la réception de ceux-ci par les enfants. Perrault va joindre l’utile à l’agréable. Il propose plusieurs morales souvent déguisées, en décalage avec le récit (Le chat botté) et remettant en question la morale traditionnelle. Le conte apprend à lire de façon autonome, entre les lignes. Il combat l’ignorance et apprend à lire dans le grimoire du monde. 
L’imaginaire du conte change au XXe siècle quand il est destiné aux enfants (Le chat botté illustré par Albertine ou La belle au bois dormant version Disney). L’humour des contes se modifie au XXe siècle qui connaît l’émergence de la littérature de jeunesse alimentée par les contes de fées. Le conte « très sensé » de Perrault se modifie au contact du nonsense britannique. (Roahl Dahl, Babette Cole).
Les histoires de princes et de princesses  se déclinent aussi dans la littérature adultes ou pour jeunes ados (Anaïs Vaugelade, Tomi Ungerer ou encore Susie Morgenstern et ses Lettres d’amour de 0 à 10 ans)
 
« Il vaut mieux rire que pleurer ! » annonçait l’intervention de Susie Morgenstern, et quiconque connaît Susie savait que les moments vécus seraient mémorables. Véritable « usine » avec plus de 100 livres à son actif, cette auteure à l’énergie débordante a essayé de trouver sa propre définition de l’humour. « Est-ce un muscle que certains ont ou pas ? Un pouvoir magique et réel très utile et insaisissable ? »  se demande Susie. L’humour est un outil inné qui permet de prendre de la distance avec nos vies. « Un écrivain sait que les pires catastrophes sont une mine d’or », dixit Susie qui se met à lire un extrait de son livre Terminale ! Tout le monde descend, avant d’inviter sa fille Aliyah, à poursuivre la lecture.
L’humour a quelque chose de libérateur, de sublime, mais il est  mal vu dans la littérature qui n’attribue pas un Prix de l’humour. « Humour veut dire pas sérieux, facile. Or j’ai traité chaque problème -  obésité, solitude… - avec humour qui est l’antidote du stress et qui permet de remplacer la détresse par un certain plaisir. Et Susie de terminer son exposé en posant cette question - « Comment transmettre l’âme de rire à nos jeunes ? » - et en livrant une vingtaine de propositions loufoques dont chacun devrait en prendre de la graine. Citons en quelques-unes comme : « souris » ; « cultive ta graine de folie » ; « laisse-toi aller » ; «cherche l’humour possible dans chaque situation » ; « profite du moment ; la vie est courte », « amuse-toi bien » ou encore « j’ose dire merci » !
 


 


 








Arole fête ses trente ans d’existence ! 
« Notre souci des enfants qui ne deviennent pas lecteurs est resté entier. Le vrai danger est la tendance à considérer le livre comme un objet de consommation courante. Il n’y aura jamais assez d’initiatives comme Arole pour rappeler que les livres ont des visages et sont faits de chair et de sang » rappelle le président Germano Zullo, avant de céder la parole à Josiane Cetlin, membre fondatrice, première présidente de l’association et auteure de l’article Arole, 30 ans ! qui retraça l’histoire de la revue Parole dont le premier numéro est paru en 1985 et qui s’est vu ajouter le supplément de recension As-tu lu ? en 1988, fournissant l’actualité des nouveautés encartée.

En 1990, c’est l’ouverture d’une fenêtre illustrée sur la couverture et le plaisir de découvrir pour chaque numéro une illustration originale ! Quel bonheur ce fut de pouvoir admirer une exposition de planches originales de couvertures, retraçant l'histoire de Parole au fil du temps et au gré des artistes, durant ces journées. Commissaire de l’exposition, Ulrike Blatter, a réalisé un formidable travail de mise en valeur. Et Josiane Cetlin de souligner que Parole a pris son temps pour s’imposer, pour devenir une véritable revue dont les articles font référence. Feuilleter les 85 numéros est passionnant et livre un patchwork artistique. 
Un  hommage fut rendu à Ulrike Blatter et à Sylvie Neeman, pour leurs 20 et 25 ans d’engagement. En 1999, Ulrike a transmis la responsabilité de la rédaction à Sylvie qui la passe à présent à Claude-Anne Choffat et Cécile Desbois-Müller.






Le rire des bébés
La seconde journée commença par la découverte du projet « Mort de rire », mis sur pied par 13 bibliothèques scolaires vaudoises poursuivant l’objectif d’offrir un palmarès de lecture pour faire rire (et lire !) les élèves. Un chouette projet qui n’est pas sans rappeler le Prix Farniente
 
Linguiste, professeure à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, Aliyah Morgenstern, fille de Susie, s’intéresse à l’humour en construction, de l’amusement partagé à la production d’humour dans les interactions spontanées adulte-enfant. 
L’acquisition du langage reste un processus auréolé de mystère. Qu’est-ce qui permet à l’enfant de rentrer dans le langage ? La capacité à imiter ; l’appropriation de gestes symboliques, le roi de ceux-ci étant le pointage. L’humour est un processus cognitivo-perceptuel avec prise de conscience d’une incongruité entre le réel et la représentation qu’on peut en faire. 
Aliyah Morgenstern souligna ses propos de vidéos présentant des situations vécues par les bébés, vidéos qui ravirent un public captivé et conquis. Elle explicita sa démarche de définition de l’humour par le développement de quatre paramètres. Le projet Aliyah Morgenstern est présenté sur le site colaje (communication langagière chez le jeune enfant). Bigrement intéressant ! 


Auteur : mode d’emploi ! 
Tel fut le titre de l’intervention de Michaël Escoffier qui a plus d’un tour dans son sac pour nous prouver que « l’humour, c’est du sérieux ». Il envisage l’humour comme une mécanique de précision, passant beaucoup de temps à travailler la relation texte/image, avec des illustrateurs comme Kris Di Giacomo ou Matthieu Maudet. Michaël Escoffier considère chaque mot, chaque son comme un engrenage. Et d’ajouter : « C’est le travail des engrenages qui provoque l’humour ». Il a constaté que la plupart des livres sont partagés entre adulte et enfant, lus à voix haute. Il passe donc beaucoup de temps à relire à voix haute, à bouger ne fut-ce qu’une virgule jusqu’à l’impression. Pour illustrer le rapport texte/ image, il offrit à l’assemblée attentive quelques moments savoureux de lecture de ses albums : Le jour où j’ai perdu mes supers pouvoirs où l’image vient donner une interprétation différente du texte ; Bonjour facteur, faisant suite à Bonjour docteur qui a beaucoup choqué (le docteur se fait manger). La première chose qu’il recherche quand il écrit un livre, c’est le titre. 
Citant La tarte aux fées, publié chez Frimousse, il montra comment le plus important, reste le travail de finition : faire en sorte que la mécanique soit bien huilée sans que cela ne se voit.
Le ça est un album cartonné où réside un quiproquo à propos du « ça » entre un gamin et son papa. Michaël Escoffier se dit inspiré par Dedieu, Tullet, Pittau qui font des livres à concept, et cita Sans le A, un abécédaire particulier où le « A » manquant dans « carotte » fait « crotte ». Mais le plus important pour lui, c’est que le livre est un outil capable de rassembler autour de lui parfois jusqu'à quatre générations.



               
 


Maître du dessin narratif, comme le présente Sylvie Neeman, Gilles Bachelet a obtenu la Pépite de l’album à Montreuil en 2012 pour Madame le lapin blanc. « Mais… c’est pas un chat ! » est une interpellation souvent entendue quand le lecteur aperçoit le fameux chat-éléphant de Bachelet qui, dit-il, est inspiré d’un vrai chat qui vient de mourir. L’inspiration, il la trouve n’importe où, de ce qu’il a voit, lit, dans les rencontres et les lectures d’enfance qui l’ont marqué comme la célèbre « vache qui rit » de Benjamin Rabier. 
Se définissant comme illustrateur et non comme conférencier, Gilles Bachelet s’est proposé de répondre à une liste de questions comme en lui en posent souvent les enfants qu’il rencontre : pourquoi mettez-vous des champignons partout ? Pourquoi la carotte ? Pourquoi dessinez-vous surtout des animaux ? Portez-vous la robe de chambre que vous dessinez ? 
« C’est par le décalage entre texte et image qu’on arrive à avoir de l’humour et de la poésie », constate Bachelet qui offrit au public enchanté moult petits dessins créés pour Facebook, avec l’idée de recevoir un retour immédiat ; ce qui fut le cas avec une salle pleine de rires et qui en redemandait. A découvrir donc « Les coulisses du livre de jeu » sur Facebook. Des illustrations pleines d’humour… 
 
 
 




Pourquoi rire d’une histoire ? Sur les traces du comique existentiel
Grande question à laquelle tenta de répondre Denise von Stockar, collaboratrice scientifique de l’ISJM de 1978 à 2004, dont elle a fondé le Bureau romand. 
L’offre des livres comiques est très grande mais cela n’a pas toujours été le cas, explique-t-elle en brossant un aperçu historique, allant du comique pédagogique au comique libérateur. D’abord chargé d’instruire les lecteurs, il faut attendre le XIXe siècle pour qu’une autre dimension du comique apparaisse, avec des chefs-d’œuvre internationaux devenus des classiques (Pierre l’ébouriffé ; en Angleterre, Alice et Winnie l’ourson ; en Suède Fifi Brindacier ; en France, Patapoufs et Filifers). 
Dans la production contemporaine, les lectures comiques ont comme premier objectif d’amuser et de faire lire les enfants. Il existe une relation entre comique pour adultes et comique pour enfants avec différents niveaux de comique. Le comique aurait deux vitesses. Y aurait-il une différence de qualité ? 
 
Denise von Stockar évoque l’idée d’un comique libre qui naît de ce que l’enfant considère comme comique. Elle illustre ses propos en évoquant Le carnaval des animaux de Marianne Dubuc - le carnaval étant le sujet le plus ancien du comique basal et libre-, ou encore Alice au pays des merveilles, Winnie l’ourson, Fifi Brindacier et des exemples plus récents comme Remue-ménage chez Madame K, La princesse vient à quatre heures, Verte de Marie Desplechin ou Les gratte-ciels de Germano Zullo et Albertine, délicieux comique au service d’une critique sociale.
Le comique est complexe. Il a pour but d’amuser mais il correspond aussi à un besoin d’interroger notre existence. 


 
« Le rire se lit et ne s’analyse pas », dixit Brigitte Praplan qui conclut en se réjouissant que tous aient pu réaliser le tour de force  de faire les deux.
Décalage et incongruité sont les leitmotivs qui ont rythmé ces journées pour lesquelles Albertine en a offert à sa manière et fait beaucoup rire les professionnels présents. Merci à elle ! 
Rendez-vous dans deux ans pour la prochaine édition qui offrira, on peut l’espérer, autant de joie, de bonheur à partager, de savoir et de savoir-faire ! Bon anniversaire Arole et bon vent !
 


* Isabelle Decuyper est attachée-bibliothécaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles.



Ce texte a été repris, avec l'aimable autorisation de l'auteur, de la revue Lectures, 184, janvier-février 2014.


Pour le lire en format PDF, cliquer ici.
 

Prochain document publié :
Le rire des fées : l’humour dans les contes, de Perrault à Parole

le texte de la conférence donnée par Mme Martine Hennard Dutheil de la Rochère