Lire du bout des doigts
Plusieurs caractéristiques différencient Les Doigts Qui Rêvent de ses homologues privées : elle est une association; ses albums sont accessibles aux enfants en cécités ; elle a son propre atelier de fabrication (chantier d'insertion); elle s'autodistri-diffuse (pour des raisons économiques); elle publie en plusieurs langues; elle coédite ; elle anime (dans les bibliothèques auprès des enfants); elle conférence (sur la problématique de l'image tactile) ; elle forme (à la fabrication) ; elle pilote des programmes européens (Tactus depuis 2000 avec 7 pays), elle fait de la recherche (en partenariat avec des universités) ; elle milite (pour l'édition adaptée) ; et elle est unique (paraît-il !).
Genèse d'une aventure
En 1993, je me suis retrouvé dans une classe, chargé d'enseigner à lire et à écrire à des enfants déficients visuels... sans livre(s). Je n'imaginais pas éveiller la conscience de l'écrit sans albums, chez des enfants de six ans. Il m'a donc fallu en «bricoler» pour ma classe; des parents l'ont appris, m'ont contacté et nous avons décidé de créer une structure de production, car aucun éditeur ne produisait ce type d'ouvrages. «Soit, presque toutes les idées sont susceptibles de loger dans le cerveau d'aveugle; mais, dira-t-on, s'il n'y a pas impossibilité pour l'aveugle à les concevoir, à tout le moins il y a une extrême difficulté à les acquérir. L'obstacle n'est plus dans la nature des idées, mais dans l'indigence des moyens dont dispose l'aveugle pour se les assimiler» (2). Ce texte écrit en 1914 est toujours d'une actualité saisissante...
C'est donc la demande des parents concernés et des enseignants spécialisés qui a provoqué la naissance des Doigts Qui Rêvent ! Dès le début, les idées maîtresses de nos statuts ont été : de faire des albums pour tous les enfants, mais accessibles aux enfants en cécités et en malvoyances (3) : nous ne voulions pas de livres «ghetto» mais des albums à partager; de diffuser dans le réseau des bibliothèques publiques (puisqu'il s'agit de lecture publique et que nos albums sont chers, ils doivent pouvoir être empruntés gratuitement par les parents dans les bibliothèques publiques); de faire accéder les livres tactiles au rang de la littérature de jeunesse.
Je ne vais pas m'étendre ici sur les difficultés rencontrées; Yvonne Eriksson (4), montre très bien dans sa recherche que les rares tentatives de producteurs de livres se sont toujours heurtées aux mêmes problèmes: isolement, « marché » trop petit, coûts de production exorbitants pour de si faibles tirages.
Qu'est-ce qu'un album tactile illustré ?
Un album tactile illustré se caractérise par deux écritures : l'imprimé que l'on appelle Noir gros caractères et le Braille pour permettre les échanges entre voyants, malvoyants et non voyants. Le fond de page ne doit jamais être blanc car il gêne les photophobes. Un enfant en cécités doit aussi pouvoir lire et partager avec - ou se faire lire son album par - un adulte voyant de son entourage. N'oublions pas les parents en cécités ayant des enfants voyants et voulant leur lire une histoire au lit. Il a une reliure permettant l'ouverture horizontale des pages, car les mains de l'enfant en cécités sont occupées à lire le Braille et à toucher les illustrations et ne peuvent tenir en même temps ouvert un livre broché, c'est ce qui justifie la spirale. Il comporte des illustrations tactiles ; plusieurs techniques sont possibles : thermoformage, gaufrage, textures. Ce sont ces dernières que Les Doigts Qui Rêvent privilégie en s'appuyant sur les travaux de psychologues comme Yvette Hatwell. Tout ce qui est différencié visuellement par la couleur l'est aussi tactilement. L'album privilégie couleurs et contrastes pour stimuler les restes visuels pour les cas de basses visions. Son esthétique et son ergonomie allient le plaisir visuel et l'efficience tactile, car qu'ils soient parents, enseignants, éducateurs ou bibliothécaires, les acheteurs de nos ouvrages sont voyants. D'autre part, si l'on veut que ces albums accèdent à la littérature de jeunesse, il faut qu'ils aient une qualité esthétique indéniable surtout en France où la littérature de jeunesse est de si grande qualité. Enfin, l'album doit renvoyer une image aussi positive et ludique que possible aux parents concernés.
La fonction première de l'album tactile illustré (TiB), inhérente à l'état minoritaire des personnes en cécités, est de permettre de fréquenter de l'écrit, le Braille, complètement absent dans l'environnement de ces enfants, pour favoriser ce que les chercheurs nomment la conscience de l'écrit, l'émergence de la littératie, autrement dit l'ensemble des connaissances que l'enfant possède sur la langue écrite avant même de savoir lire. La deuxième est de créer un rapport de plaisir au livre, à cet objet culturel, ce moyen d'accès à la connaissance, mais aussi de stimuler l'imaginaire, mais aussi de permettre la distanciation... Sa troisième fonction est de provoquer des échanges entre voyants et non-voyants. Sa quatrième est de développer la sensibilité tactile, de susciter l'envie de toucher, en présentant des textures variées et des surprises.
Des albums bi-modaux
Les TiB des Doigts Qui Rêvent sont conçus pour être accessibles aux enfants voyants et aux enfants en cécités et en malvoyances, aux parents voyants d'enfants en cécités et aux parents en cécités d'enfants voyants. Bien évidemment, cette multiplicité de publics décuple les problèmes, que ce soit au niveau du texte ou de l'image.
«Pourquoi tout le monde dit que Tom ressemble à Grand-père puisque Tom est tout doux et tout chaud et que Grand-père est piquant et tout dur ?» (5). Cette phrase d'un enfant en cécités résume parfaitement la problématique de l'image tactile. Ce qui est reconnaissable visuellement ne l'est pas forcément tactilement. Dans l'image visuelle, il existe toujours un rapport analogique entre le réel et la chose représentée: un soleil, une maison, une vache. «L'apparence d'une vache à laquelle l'image doit correspondre n'est pas l'apparence de la vache de n'importe quel point de vue, dans n'importe quelle lumière, de n'importe quelle distance, etc. C'est ce que l'on pourrait être tenté de nommer l'apparence de la vache depuis un angle caractéristique. Caractéristique de quoi ? De la vache, évidemment. En d'autres termes : ce à quoi l'image doit ressembler, c'est à la vache observée d'un point de vue particulier, c'est-à-dire depuis un point de vue d'où la vache elle-même ressemble à une vache, ou plus précisément, d'un point de vue où la vache ressemble à l'image d'une vache .[...] ce n'est pas le signe qui doit ressembler au référent, mais le référent qui doit ressembler au signe ». (6)
Lorsqu'une vache figure dans une de nos illustrations, il s'agit d'un personnage reconnaissable tactilement par sa texture. Mais bien évidemment nous la présentons de telle manière que l'enfant en cécités, aidé par un médiateur, puisse construire ou reconstruire l'idée de la vache : quatre pattes, deux cornes, des pis. Car il n'a pas de bibliothèque d'images en mémoire et ne connaît que ce qu'il touche. Nos TiB ne sont pas des documentaires. Ils donnent simplement des indices de reconnaissance. Si nos illustrations peuvent paraître simples, c'est que nous voulons épargner aux enfants en cécités un trop long travail de découverte, surchargeant leur mémoire car ce n'est qu'en fin d'exploration tactile, au prix d'un véritable effort cognitif, qu'ils peuvent se faire une idée globale de ce qu'ils touchent de manière fragmentaire.
Dans tout album, un texte accompagne des illustrations. Dans nos TiB, ce même texte et ces mêmes illustrations doivent répondre à des critères différents. Le langage utilisé par les voyants est fondé sur la vision et les personnes en cécités l'utilisent aussi. Mais leur manière d'appréhender le réel est autre : la vision est instantanée et synthétique, le toucher est analytique et séquentiel. Dès lors, comment les mêmes mots peuvent-ils nommer un réel appréhendé si différemment ?
Pour expliquer qu'une girafe est un animal très haut, au très long cou, nous disons qu'elle est plus haute que le plafond. Pour cela nous utilisons un jouet et nous affirmons que l'enfant peut opérer une transposition du modèle vers la taille réelle. Nous présumons souvent des choses qui ne sont pas possibles. Est-ce qu'un enfant déficient visuel sait ce que signifie «haut», peut-il estimer les distances et donc estimer la hauteur du plafond ? Et fait-il la différence entre plafond et toit ? (7)
Notre maison en quelques chiffres
Sur 155 titres parus (30 000 exemplaires produits depuis 1993), environ un tiers des auteurs sont des professionnels entourant des enfants en cécités, un autre tiers sont des auteurs professionnels à qui nous faisons appel et le reste sont des adaptations d'albums du commerce. La plupart des éditeurs et des auteurs acceptent volontiers nos projets d'adaptations. Depuis quelques années, nous sollicitons des auteurs-illustrateurs pour travailler ensemble sur une mise en tact de leur album (ex: Toujours rien ?, de Christian Voltz). Dans tous les cas de figure, nos deux maquettistes élaborent une maquette de production qui doit tenir compte à la fois de la maquette d'origine et des choix de l'auteur, mais aussi de sa faisabilité technique (les moyens de notre atelier), du coût des matières, et du temps de fabrication.
Notre production est assurée par notre atelier, qui est un chantier d'insertion accueillant des publics en difficulté pour une période de douze mois. C'est une donnée très importante pour nous, car cette production chargée de sens aide ces personnes à se réinsérer. Nous sommes un peu plus lents, nos sorties d'albums sont un peu aléatoires, mais le jeu en vaut la chandelle. Chaque album est une nouvelle aventure. Nous devons parvenir à trouver des mises au travail telles que ces personnes sans qualification ne soient jamais en situation d'échec et que la qualité des albums reste constante. Notre moniteur doit déployer des trésors d'ingéniosité pour adapter la production à ces personnes.
Il faut compter environ 8 mois de création pour la maquette d'un titre; fabriquer un exemplaire nécessite en moyenne 4h30 de main d'oeuvre, nous tirons généralement les ouvrages à 400 exemplaires et la capacité de production de notre atelier est de 3000-3400 exemplaires par année. Quant à la diffusion, puisque nous ne pouvons faire de marge bénéficiaire sur nos prix de vente, il nous est impossible de faire des remises aux libraires, ni de faire appel à un diffuseur. Il est à noter l'extrême compréhension de nos acheteurs.
Financements et bilan
Sans subventions publiques et sans aides financières privées, rien ne serait possible. Nous appartenons à l'économie solidaire. Nos prix de vente, encore trop élevés pour une intégration réelle (car le prix est un facteur de discrimination sociale), n'ont qu'un lointain rapport avec les prix de revient ; ils dépendent des aides que nous pouvons trouver chaque année et qui nous permettent de vendre à perte. Les soutiens institutionnels sont loin de suffire et jamais assurés et nous devons sans cesse quémander auprès d'entreprises privées.
La plus forte avancée de Les Doigts Qui Rêvent réside dans l'intégration. En effet, en France, la politique d'intégration des publics empêchés de lire de la DLL (Direction du livre et de la lecture) a largement favorisé la naissance de fonds d'édition adaptée dans toutes les bibliothèques. Je crois savoir que c'est unique en Europe.
La plupart des professionnels du livre reconnaissent la qualité de ces albums et l'édition adaptée fait désormais partie de la littérature de jeunesse, car Les Doigts Qui Rêvent est présente sur les grands salons. Les bibliothécaires nous ont appris très tôt que nos TiB servaient à beaucoup d'autres enfants qu'aux enfants en cécités, car les textures créent un autre rapport au livre, un rapport plus affectif. J'en veux pour preuve qu'ils préfèrent notre adaptation de De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête de Wolf Erlbruch à la version originale et idem pour Petit cube chez les tout ronds, pour Sept souris dans le noir, Petit-Bleu et Petit-Jaune, ...!
Le TiB représente aussi un nouveau terrain d'aventure pour les auteurs-illustrateurs, pour peu qu'on leur parle de la modalité tactile, cette autre manière d'appréhender le réel. Nous attendons de leur formidable potentiel créatif une nouvelle génération d'albums. Les Doigts Qui Rêvent est toujours la seule maison d'édition au monde de ce type d'albums: précieuse, fragile, mais porteuse de très beaux projets...
Nos projets en cours :
- Tactus
En 1999, Ldqr a organisé le premier colloque international sur le thème de l'album tactile illustré et a proposé la création d'un prix littéraire européen annuel ; devenu Typhlo & Tactus (8 pays) en 2005, T&T, devenu bi-annuel, tente depuis 2009 de créer une synergie internationale (www.tactus.org). - BiTiB
Toujours à l'initiative de Ldqr, BiTiB est un groupe de recherche (France, Italie, Pays-Bas, Québec, Rép. Tch.)) travaillant sur les TiB pour les moins de cinq ans dans le cadre de l'intervention précoce. - Centre Amandine
Nous nouons des partenariats avec des universités à qui nous soumettons des projets de recherche dont nous avons besoin. Les travaux sont publiés dans notre collection Corpus tactilis et dans notre revue Terra Haptica. - Rencontres internationales
Haptica 2011 qui aura lieu en octobre à Paris (www.Ldqr.org). Faire le point sur la problématique de l'image haptique en ayant soin d'avoir une approche pluridisciplinaire. - Terra Haptica
Il existe très peu de travaux concernant la cécité. Il reste beaucoup de questions pour les professionnels de terrain. La revue Terra Haptica va permettre la rencontre des demandes du terrain avec des chercheurs de disciplines très variées et d'artistes. - Point d'Or
C'est une collection très particulière où les artistes sont maîtres du jeu et créent la nouvelle image haptique. Nous avons eu la chance d'avoir Sophie Curtil pour Ali ou Léo ?, Katsumi Komagata pour Plis et Plans (en co-édition avec les Trois Ourses), puis Feuilles (en co-édition avec les Trois Ourses et le Centre G. Pompidou), puis Myriam Colin pour l'adaptation du Petit Chaperon Rouge de Warja Lavater (Ed Maeght) et pour notre coffrets de Dix Fables de La Fontaine, dix grands illustrateurs français. Cette collection permet aux jeunes enfants en cécités, qui ne peuvent rien toucher dans les musées, d'avoir accès à l'art, mais à tous les autres d'avoir la possibilité de toucher de très beaux livres d'artistes.
En 1994, Les Doigts Qui Rêvent « faisaient des livres pour les enfants aveugles », nous étions marginaux. Aujourd'hui, Les Doigts Qui Rêvent est « éditeur ». Merci à tous les professionnels du livre de nous avoir permis de le devenir.
Les Doigts Qui Rêvent
11bis rue des Novalles, BP 93 / F - 21240 Talant
Tél : + 33 (0) 3 80 59 22 88
[email protected]
www.Ldqr.org - www.tactus.org.
(1) Instituteur, fondateur et directeur de Ldqr.
(2) Villey, P., Le monde des aveugles, essai de psychologie, Flammarion, diffusé par Les Doigts Qui Rêvent.
(3) Cécités et malvoyances, ce pluriel reflète la diversité des situations (cécité congénitale ou tardive, et tout le spectre des pathologies des déficiences visuelles).
(4) Images tactiles : représentations pour les aveugles; 1784-1940, Les Doigts Qui Rêvent, 2008.
(5) Claudet, Philippe, Un long couloir rempli de fauteuils en haut d'un escalier en plein vent, Les Doigts Qui Rêvent, Corpus Tactilis, 2008.
(6) Kjørup, S., in Eriksson, Y., et Holmqvist, K., Langage et visualisation, Les Doigts Qui Rêvent, 2007.
(7) Linders, C., Le langage flottant, Les Doigts Qui Rêvent, Corpus Tactilis, 2010.