L'image est une horloge
Quand on décortique une illustration,
on découvre qu'elle nous livre pas mal de choses,
qu'entre autre elle nous parle de temps,
et beaucoup plus qu'on ne le pense.
Les notions de temps que nous allons voir ici ne sont pas toutes présentes dans chaque image, mais il y en a toujours suffisamment pour donner au lecteur de quoi situer temporellement la scène qu'il regarde.
On inscrit en effet toujours une scène, dans une enveloppe temporelle, cadre indispensable pour que l'image prenne sa dimension narrative, prenne vie.
On va rencontrer, dans une illustration, le temps qui est montré, apparent, le temps qui est suggéré, évident, le temps créé, imaginé par le lecteur. Bon, ce n'est pas un classement très élaboré, juste une distinction pour aider à repérer les différentes notion de temps.
Alors, allons-y, le chronomètre est enclenché...
Prenons une image au hasard :
Vous avez en main cette image,
en dehors de tout texte,
sans connaître l'illustrateur.
(je sais, on me dit qu'il est très connu,
mais bon, faites comme si
vous veniez de le découvrir)
Que nous raconte cette image sur le temps ?
Le dessin propose un cadran,
il est 8h 15... ou 20h15.
L'heure est dessinée, montrée.
Le soleil au dessus de l'horizon nous nous confirme cette heure,
ce moment. Mais est-ce le matin ou le soir ? La scène semble simplement
plus proche du matin que du soir, en raison des couleurs. Mais cela n'a
rien de sûr. C'est là du temps suggéré.
Que va faire le lecteur?
L'un va, consciemment ou non, et la plupart du temps inconsciemment, choisir le moment qui lui semble évident, soit le matin, soit le soir, parce qu'il a besoin de cela pour naviguer dans l'image. Il peut lui arriver aussi, de rester flottant dans son interprétation (il n'a pas de clé pour être certain entre le matin et le soir). Il regardera l'image avec cette petite frustration, peut-être même sans même savoir d'où elle vient.
Avec les personnages, nous avons une autre approche du temps : avec l'âge des personnages. Le lecteur leur attribue un âge presque automatiquement. Ici, il est important de comprendre qu'il s'agit d'une gamine et d'un chat adulte. Tout simplement pour pouvoir élaborer autour d'eux une façon de bouger, de parler, d'être, étroitement liée à leur âge. La lisibilité, la qualité de représentation sont donc importantes pour le lecteur. A leur place, un chaton, une adolescente par exemple feraient vivre autrement la scène.
L'illustrateur a suggéré d'être particulièrement attentif à l'heure puisque le personnage du chat en est préoccupé, son regard traduisant une pointe d'inquiétude ou d'impatience à la lecture du cadran.
Le lecteur s'installe ainsi dans une atmosphère d'attente impatiente confirmée par l'attitude de l'enfant, se croisant les bras.
Cette impression donne corps au jeu des personnages.
Les personnages jouent un rôle, ils agissent.
La perception de la durée de leurs actions est le travail créatif du lecteur.
Pour cette illustration, elle sera perçue dans une durée propre à l'attente.
Mais chaque lecteur va doser la durée de l'action selon son vécu, sa culture, sa sensibilité. Par exemple, l'un va imaginer un long moment d'attente s'il en a connu de tels, l'autre va le raccourcir inconsciemment parce qu'il n'aime pas attendre...
Cette création du temps des actions, du rythme scénique, est capital pour reconstituer la scène. C'est aussi est une part importante de l'appropriation de l'image par le lecteur.
L'image nous propose aussi, d'une façon diffuse une époque.
Plusieurs éléments nous conduisent à la repérer : les habits, la coiffure de la gamine. Ici, l'illustrateur ne semble pas vouloir montrer une époque précise, plutôt avoir voulu donner une image intemporelle.
Ou bien, cela n'a pas été sa préoccupation du tout.
S'il n'y a pas d'époque suggérée, il y a tout de même le style de l'illustrateur, qui lui s'inscrit, forcément, dans une époque.
Un spécialiste le placerait sans doute dans les années 70.
Généralement, un lecteur lambda n'aura pas besoin de cette information pour apprécier l'illustration, mais un directeur artistique par exemple pourrait très bien s'enflammer si elle est «tendance» ou la rejeter s'il la trouve «passée de mode». Notre époque, très sensible au goût du jour, est redoutable sur ce plan.
Je dirais qu'ici, pour l'image ci dessus, la présence, la force, la qualité, la particularité du style lui permet d'échapper au diktat de la mode. Quel heureux illustrateur !
Je ne peux pas ne pas mentionner un dernier rapport au temps, plus caché. Toujours en rapport avec le style.
Chaque dessin porte en lui un «tempo de lecture». Ce tempo est différent selon les techniques de représentation, selon le temps qu'a pris l'illustrateur dans la réalisation.
L'image ici est une image très travaillée. Le lecteur va prendre son temps pour la parcourir, au moins par respect pour sa richesse graphique. Du coup, les actions qu'il va lire vont être perçues comme «au ralenti».
Imaginons une scène de gifle.
La même scène dessinée par notre illustrateur ci-dessus, l'autre par Roberto Innocenti, une autre par Reiser.
Chez Reiser, la gifle serait perçue rapide, violente (sa vitesse serait caricaturée). Chez Roberto, le geste serait certainement plus lent. Et dans le style de notre illustrateur, le geste serait au ralenti. Avec à mon sens, la
capacité à devenir symbolique, avoir une signification cachée au delà du geste physique (si le contexte s'y prêtait).
A partir de ce constat, les combinaisons du tempo de lecture d'un style et du tempo d'un geste mériteraient d'être observées.
Imaginez rendre une grande vitesse dans une technique «lente», une grande lenteur dans un style vif...
C'est assez rare d'avoir entre les mains, comme ici, une illustration sortie de son contexte. Le texte qui l'accompagne habituellement est un grand pourvoyeur d'informations temporelles et donne au lecteur ce qu'il faut pour préciser l'image.
Vous aurez bien sûr reconnu l'illustration ci-dessus,
passée au tamis du temps,
superbement réalisée par Etienne Delessert,
extraite des Contes 1.2.3.4 d'Eugène Ionesco,
qui vient de paraître aux Editions
Gallimard.
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On peut aussi jouer, délibérément, avec le temps.
J'ai réalisé un album où le temps est un ingrédient actif :
«Out of sight, out of mind» chez Creative Edition repris par les éditions Gallimard sous le titre «Et toi, qu'as-tu vu?»
Les images comportent bien sûr des notions de temps comme celles qui ont été vues dans l'image d'Etienne Delessert (moments de la journée, saison, âges, époque etc). Mais j'ai joué particulièrement sur un point que l'image fixe permet : le mélange de durées différentes. L'album superpose quatorze histoires dont chacune a son propre
déroulement. Les actions sont toutes inscrites dans la durée d'un jeu vidéo.
Elles se déroulent pour certaines sur quelques minutes, pour d'autres sur
quelques jours. Ces durées se combinent sans que le lecteur ne s'en soucie,
parce qu'il ne suit qu'une histoire à la fois. Il revient au début du livre pour
chaque histoire. Si elles avaient été mises bout à bout, l'album aurait été
quatorze fois plus long ! J'avoue ne m'être aperçu de cet étirement qu'une fois
les images réalisées ! L'album propose ainsi une étrange valse à 14 temps.
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Retenons de tout cela qu'une illustration exprime du temps dont l'interprétation est indispensable à sa lecture. Le pensez-vous aussi ? L'image peut vous parler d'heure, de moment de la journée, de saison, d'année, d'époque passée, actuelle, future, de la durée des actions, de la durée des choses, de l'âges des personnages, elle vous embarque dans un tempo de lecture, elle vous entraîne dans des glissements de temps, dans des combinaisons infinies avec le texte qui décuple les lectures du temps. Imaginez les mixages où l'image accompagne le texte, le freine, l'accélère, le contredit. Avez-vous découvert d'autres approches temporelles ?
Tenez, amusez-vous à un exercice : prenez une image et à changer toutes les données temporelles. Si vous adorez le
dessin, vous vous amuserez...
L'image est une véritable horloge, à condition de bien tendre l'oreille, de bien entendre son carillon, sa sonnerie, ses bips et ses tic-tac...
On pourrait se dire, et on me l’a déjà dit : mais où est la poésie, la spontanéité dans ce type d’approche ? Ce question touche à l’enseignement de l’illustration.
Cette observation du temps fait partie pour moi des approches de l’image. Elle fait partie du vocabulaire, de la syntaxe, de la grammaire, de la rhétorique de l’image. La réponse que je fais souvent est celle-ci : le fait de bien maîtriser le vocabulaire, la grammaire empêche-t-il le romancier d’être génial, le poète de s’exprimer ? Alors pourquoi ne pas avoir ces connaissances ? Mais c’est vrai aussi qu’on peut les ignorer et dessiner parfaitement. Un grand illustrateur, à défaut de déceler tous les ingrédients de son dessin, possède l’art de les maîtriser par instinct.
Il n’a pas besoin de tout savoir...
Voir aussi : Blutch et Claude Lapointe en vidéo