Les sourires de Jacqueline Duhême
Il fallait un certain culot, en 1950, pour illustrer de dessins drôlement enfantins des livres pour enfants, écrits par de prestigieux intellectuels de l'époque - Paul Eluard, André Verdet, Claude Aveline. L'édition jeunesse sortait ravagée de dix années de crise et de guerre, l'époque était au sérieux pédagogique, ou à la distraction populaire, avec le triomphe de la ligne claire d'une Germaine Bouret.
Ces livres illustrés "sans prétention", sont publiés par une éphémère maison d'édition, Raisons d'enfance, qui est la seule à l'époque à éditer des albums pour enfants avec la même qualité que dans les années 1930 : tirage des images en lithographie –par Mourlot-, beau papier, typographie soignée, textes confiés à de véritables écrivains. Grain d'Aile devient un classique, l'un de ces petits trésors que chérit ou désire en secret tout collectionneur de livres pour enfants. Seul livre pour enfants écrit par Eluard, mais avant tout écrit pour "Line", avec des mots cachés –en italiques dans le texte-, qui lui sont adressés...
En 1953, elle réalise avec Prévert un autre petit chef d'œuvre, L'Opéra de la lune, publié à Lausanne par la Guilde du livre (ce bijou, aux gardes ravissantes, est à rechercher dans cette édition originale, accompagnée de la partition de Christiane Verger, plutôt que dans les rééditions).
Durant plus de 50 ans, Jacqueline Duhême n'a jamais vraiment changé de style. Et pour cause : elle avait déjà trouvé le sien, expression la plus juste de son âme, et elle serait probablement bien en peine d'en changer.
Cette naïveté, travaillée mais jamais fausse, est la sienne ; le sourire des images est celui, mutin, qui illumine son visage ; cette fraîcheur, c'est elle. Son art étant toujours parfaitement authentique et actuel, elle n'a jamais été vraiment à la mode. Et l'on peut être sûr que cette actualité perdurera longtemps après elle. Comme Duhême, deux ou trois artistes ont débuté en cette époque morose pour l'illustration jeunesse avec une fantaisie toute personnelle, dont la virtuosité n'était pas apparente. Ce sont ceux qui restent aujourd'hui, à commencer par André François.
"Petite main" de Matisse, amie de Prévert, aimée d'Eluard, copine de Picasso… La toute jeune illustratrice n'avait pas besoin "d'en faire des tonnes" pour être à l'avant-garde. C'est tout naturellement qu'elle illustre le "gratin", devenant sans y songer la plus "littéraire" des illustrateurs jeunesse : outre Eluard, Prévert et Aveline, Maurice Druon, Claude Roy, Queneau, Cendrars, Vercors, d'Ormesson, Supervielle, le prix Nobel Miguel Angel Asturias, Élisabeth Badinter… et même le philosophe Gilles Deleuze ! Sans oublier les âmes simples de Francis Jammes et Saint François d'Assise…
On admire l'éclectisme, et l'on devine que ces choix sont autant de rencontres, l'affection étant probablement le plus sûr guide de l'illustratrice, loin des modes et des coteries.
L'un des titres les plus connus est le conte de Maurice Druon, Tistou et les pouces verts, publié en 1957 chez Del Duca avec des dessins en noir à la plume (cette édition originale n'est pas très courante). En 1972, Jacqueline Duhême réalisera de nouvelles illustrations, en couleurs, pour l'édition en album chez GP.
Parmi nos préférés, deux ne sont pas vraiment des livres pour enfants.
Lorsque Duhême illustre Zazie dans le métro, en 1959, il s'agit plutôt d'un texte sulfureux. C'est la première traduction en anglais, publiée par Olympia Press, la maison de Maurice Girodias, qui éditait à Paris les textes impossibles à publier aux États-Unis, comme le Lolita de Nabokov…
A l'opposé de cet univers, le reportage consacré aux Kennedy devient un conte de fées : on sait que Jacqueline Kennedy, séduite par les dessins de l'autre Jacqueline parus dans Elle, l'invita à l'accompagner en voyage officiel en Inde. La jeune fille aurait pu en être déstabilisée, mais son carnet de voyage est aussi spontané que les gros mots de Zazie. Ces dessins ont été édités en album par Gallimard Jeunesse (Jacqueline Kennedy et Jacqueline Duhême partent en voyage, 1998).
Tout au long de sa carrière, la plus "naïve" des illustratrices a croisé le chemin des rénovateurs du live pour enfants : elle travaille avec Robert Delpire, François Ruy-Vidal pour Harlin Quist, et Pierre Marchand à la naissance de Gallimard Jeunesse (c'est à lui qu'elle dédiera son autobiographie). Mais ponctuellement : un ou deux livres, et puis s'en va… Sans doute sa légèreté s'accommodait-elle mal du côté tyrannique de ces géants de l'édition.
Chez Delpire, elle publie Houpi le kangourou (1964), grand et réjouissant album où la Tour Eiffel se couche à l'horizontale pour se caser dans la page… Duhême entre ainsi dans la mythique collection Dix sur Dix, aux côtés d'André François, Alain Le Foll et Maurice Sendak... Ce livre fut probablement un remarquable… échec commercial, et fut très peu diffusé. Il est aujourd'hui rarissime.
Chez Harlin Quist, juste après la conquête de la lune, ce sont les aventures spatiales d'Atom le petit singe dans la lune (1970), racontées par Anne Philipe.
Recherches graphiques, ambiance merveilleuse… Ce livre est malheureusement difficile à trouver.
Pierre Marchand édite dans la délicieuse collection Enfantimages, sur des textes de Prévert, Page d'écriture (1980), En sortant de l'école (1981), et, de Jammes, La prière pour aller au paradis avec les ânes (1982). La luminosité des illustrations donne à ces petits livres le charme de bonbons acidulés !
Aquarelle originale pour Page d'écriture, 1980 – Photo Librairie Michèle Noret – Reproduction interdite
Cet avec un éditeur plus populaire, G.P., que l'art de Duhême s'épanouira tranquillement. Elle y publie sept albums, de 1973 à 1983, dont le format et la large place donnée à l'illustration permettent à l'artiste de déployer de grandes compositions luxuriantes.
Gouache originale pour L'enfant de la haute mer, 1978 – Photo Librairie Michèle Noret – Reproduction interdite
Collection Libraires associés – Reproduction interdite
Les titres anciens de Duhême ne sont pas si faciles à rencontrer.
Certains méritent d'être recherchés dans les rééditions, la présentation et les illustrations de couverture étant souvent différents. La plupart de ces titres ont été réédités ces dernières années, par Le Seuil et Gallimard Jeunesse, parfois sans grand égard (ah le pauvre Tistou aux dessins rognés !).
On peut les rencontrer avec de chaleureuses dédicaces de l'artiste, mêlant sa ronde écriture à de ravissants petits dessins.
L'amitié étant consubstantielle à son art, Duhême a réalisé pour les gens qu'elle aime des livres uniques (comme celui offert à Paul et Dominique Eluard pour leur mariage), et leur adresse des lettres qui sont autant de petites œuvres d'art.
Des illustrations pour plus de 70 livres, des milliers et des milliers de dessins… Tous dans la même veine. Mais jamais répétitifs : chacune de ses vignettes, de ses scénettes, est un petit enchantement, où l'œil se perd de bonheur dans le jeu des mouvements et des couleurs. L'auteur ne se lasse pas non plus, trop enchantée d'avoir, après plus de 50 ans de carrière, une grande liberté de création et un public toujours plus enthousiaste (elle publie un ou deux nouveaux livres par an). Elle a ainsi pu publier un émouvant récit autobiographique racontant la mort du chien d'une petite fille (Louloute, Seuil jeunesse, 2002).
L'unité de l'inspiration n'empêche pas l'innovation : Duhême vient ainsi de réaliser son premier livre gravé, aux surprenantes linogravures en noir, édité avec un soin digne de la belle époque du livre de luxe illustré… (Susie Morgenstern, Comme il faut, Commune Mesure / Fornax, 2009, tirage à 110 exemplaires).
Plusieurs publications ont été consacrées ces dernières années à Jacqueline Duhême :
- Jacqueline Duhême. Line et les autres. Gallimard, 1986 (autobiographie)
- Jacqueline Duhême – Passion couleurs. Entretiens avec Florence Noiville. Gallimard Jeunesse / Seuil, 1998
- Jacqueline Duhême l'imagière. [Gallimard Jeunesse, 2002 ?]
- Jacqueline Duhême. Librairie Michèle Noret, 2009. Catalogue illustré de l'exposition de dessins originaux présentée par Michèle Noret.
Illus 1 : Aquarelle originale pour Houpi le kangourou, 1964 – Photo Librairie Michèle Noret – Reproduction
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