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L’enfant, un débutant qui s'essaye à la vie...

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Joëlle Turin
22 octobre 2010


Les enfants sont vulnérables, nous le savons tous et cherchons à les protéger. Deux partis s’affrontent sur la manière de le faire. On peut choisir d’opter pour le silence et les faire vivre en marge du monde qui est leur quotidien. Dans ce cas, les aide-t-on à grandir ? On peut choisir de les accompagner en douceur dans la découverte des dures réalités de la vie et susciter les questions qu’ils se posent ou se poseront très vite sur la mort, la violence ou encore la pauvreté. Peut-on et faut-il alors tout dire aux enfants, sans risquer de les blesser ou de les désespérer ? Cela dépend sans aucun doute de la façon de le faire.


Les polémiques sur certains livres traitant des dangers, souffrances et injustices du monde, auxquels il est reproché de nuire à la «belle» innocence des enfants, laissent à penser que la question n’est pas si simple. En s’appuyant sur un petit nombre d’albums choisis en fonction des points de vue et tons qu’ils adoptent (du réalisme à l’imaginaire), il s’agira de montrer comment quelques artistes réussissent à utiliser les ressources qu’offre le double langage du texte et de l’image pour permettre aux plus jeunes de multiplier les lectures, de découvrir le sens caché des mots, d’approcher à la fois la complexité du monde et celle de l’écriture, et de trouver les interrogations et parfois les réponses à des questions difficiles.

Les mots sans fards de Guéraud

Avec Raspoutine (illustrations de Marc Daniau, Le Rouergue), Guillaume Guéraud est fidèle à son image d’auteur «engagé» qui jamais n’adopte l’attitude reprochée par Maurice Sendak à bien des ouvrages de la littérature de jeunesse d’aujourd’hui, celle qu’il définit comme «faisons-du-monde-un-endroit-heureuxfacile-et-sans-frustration-pour-les-enfants».

Le parti-pris réaliste de Guéraud et de son illustrateur révèle sans atténuation la vie difficile d’un clochard dans un quartier populaire. Que les souvenirs du sans-abri soient évoqués par un enfant est une manière d’affirmer que les plus jeunes sont tout à fait capables de voir la souffrance et l’injustice et d’en saisir la nature, de convenir aussi que l’enfance n’est pas seulement l’âge du merveilleux. Que ces souvenirs parlent d’un homme, de sa barbe «comme une jungle et de ses cheveux crêpés par la crasse», de son odeur «infecte», de ses vertes répliques aux passants prompts à lui adresser des reproches, de la partie de luge partagée, de son départ pour le foyer et enfin de sa mort et de son enterrement dans une fosse commune, dit aussi qu’il ne s’agit pas d’un manifeste politique, mais de la vie d’un homme, de son histoire et de son mystère, un homme qui a compté pour quelqu’un et qui compte encore.

Guillaume Guéraud approche le sujet de l’exclusion avec la sensibilité qui lui est propre, il ne mâche pas ses mots, il évite les clichés et l’hypocrisie. Avec Raspoutine, l’exacte violence et le désordre des choses s’impose sans jamais voiler ni déguiser le réel. L’illustration n’atténue en rien les aspérités du thème traité. Loin de toute abstraction, elle privilégie un cadrage toujours au ras du sol avec des effets permanents de contre-plongée, de gros plans qui appuient continuellement le propos et
renforcent le sentiment d’authenticité. Mettre en mots la vie de Ferdinand qui, s’il n’a pas de toit, revendique continuellement son identité propre contre celle d’emprunt dont on l’a affublé, le faire parler et partager même un moment de plaisir avec les enfants, le décrire et le représenter, lui donne une consistance de corps et de langage, une épaisseur humaine et questionne sur les raisons de son exclusion et du manque de solidarité.

Elzbieta et l’exclusion

Ne rien esquiver des grandes affaires humaines pourrait caractériser l’oeuvre d’Elzbieta, toujours en quête de sens et attentive à «offrir à celui que l’on veut rendre libre quelque chose de beau et d’utile pour lui». Avec Petit-Gris, elle aborde le thème cruel de l’exclusion pour cause de misère sociale, et invite ses jeunes lecteurs à se questionner sur cette réalité tout en exploitant habilement les écarts entre réalité et fiction, en jouant sur le double sens des mots, en introduisant dans l’image des symboles forts et en optant pour la médiation de personnages animaux.

Sachant très bien que le silence n’est qu’un rempart illusoire, c’est dans une position de protection attentive qu’elle raconte la situation dramatique d’une famille persécutée par la société et par ses représentants, les policiers. Elle utilise savamment la complémentarité du texte et de l’image, suggérant qu’il ne faut pas toujours prendre les choses à la lettre et se méfier des mots qui recèlent bien souvent un double sens. Les «chasseurs» des petits lapins humains que sont Petit-Gris et sa famille, tiennent leur fusil en bandoulière (logique pour des chasseurs !), mais ils portent un uniforme qui n’est rien moins que celui des policiers. Manifestement à l’affût, «ils arrivèrent presque aussitôt», ils se livrent non à une partie de chasse du dimanche, mais à une chasse à l’homme sans répit. Leurs ordres et autres formules injonctives «Donnez-nous vos papiers !», «Pas de papiers, pas de maison !», «Circulez !», «Délit de fuite, tous en prison !» et leur propension à écrire, rapports ou procès verbaux, finissent de lever le doute quant à leur identité réelle. A ce registre autoritaire de commandement, que leur fonction semble justifier, répond en s’y opposant le registre de la maladie : «Petit-Gris attrapa la pauvreté», qui traduit l’innocence et induit une idée de victime plutôt que de délit, renforcée par une forme de contagion, «toute la famille l’eut en même temps», une issue fatale, «la maison était morte», et un sentiment de honte, «ils auraient voulu que cela ne se voie pas».

Précarité et pauvreté sont ainsi mises sur le compte du hasard et non d’une faute, et c’est la relation catastrophique à l’espace commun ici représenté par la police qui fait basculer la famille vers l’exclusion : «il fallut s’en aller», où ils deviennent «des enfermés dehors». Deux doubles pages représentant la misère et ses conséquences (volet de guingois de la maison, bassine vide et bottes abandonnées sur l’herbe, rosier en fleurs et en pot, puis maison murée), encadrent une double page où
surgissent en gros plan les exécuteurs de la loi, une manière efficace de lier les conséquences à la cause et d’en souligner l’injustice et l’inhumanité. Le motif du rosier et sa symbolique, qui ouvrent l’histoire, seront repris à sa clôture, dans la continuité de cet impeccable scénario. Cette fois, il est en terre, il va fleurir, il dit l’espoir et aussi la possibilité d’un enracinement, d’une installation dans le lieu choisi et aménagé par ceux qui ont échappé à la poursuite.

Entre imagination et raison

Une pirouette narrative bienvenue donne à la situation dramatique de la famille persécutée une fin heureuse. A l’aide de son éponge magique, Petit-Gris efface les chasseurs, leur bateau, la misère, la laideur. En passant l’éponge, le petit lapin choisit d‘aller de l’avant et d’oublier les épreuves. Petit Poucet des temps modernes, c’est lui qui tourne la page et entraîne sa famille vers l’avenir. Dans une belle image où la matière comme soufrée de la mer, du ciel et des chasseurs s’estompe sous l’effet du coup d’éponge, Elzbieta inscrit déjà les formes de l’île-bateau, de l’île-refuge où les trois personnages vont s’implanter, s’enraciner. Il y a là de quoi rêver, mais peut-on en déduire que c’est aussi facile dans le monde réel ? Que peut donc représenter le coup d’éponge ? Que deviennent ceux qui n’ont pas de papiers, plus de maison ?

Les questions en toile de fond qui donnent à réfléchir et à penser, et les espaces pour rêver permettent ainsi de concilier imagination et raison. Elzbieta rassure, donne de l’espoir et, dans le même temps, elle laisse entendre que le monde peut être dur, injuste, qu’il peut bien souvent ne pas répondre aux attentes et aux désirs légitimes. C’est à l’issue d’une scène surprise dans la rue entre un petit garçon de quatre ans et un SDF assis par terre qui échangeaient regards et gestes d’amitié, tandis que les parents de l’enfant ne voyaient rien, qu’elle s’est dit : «Pourquoi ne pas lui parler de ce qu’il voit mieux que les adultes ? Pourquoi faire semblant ?»

Auteur et lecteur sont ici en confiance et ce pacte d’amitié, de complicité, voire de générosité, s’accompagne d’une exigence de sobriété, de profondeur et de grande qualité esthétique. L’enfant a besoin de ce rapport où il se sent traité en égal, à condition de n’oublier jamais qu’il est un débutant qui s’essaye à la vie. Les livres permettent alors à chacun de nouer sa relation au symbolique, ils font grandir, ils agrandissent. Pour adoucir un ordre du monde si peu humaniste, Elzbieta offre la création d’un monde complémentaire, celui des rêveries et de l’imaginaire.

Elle recourt au même mode littéraire et poétique pour parler de la guerre. Elle raconte dans Flon Flon et Musette une des plus troublantes histoires de guerre qui déchire un peuple de lapins et elle en montre toute l’abomination «à travers le point de vue du petit lapin-narrateur, témoin derrière sa fenêtre de l’agonie de la raison», selon les mots de Michel Defourny dans l’ouvrage Pastel, 10 ans. Au fil de pages claires et concises, à l’aide de pastels et d’aquarelles, de mots justes et adaptés à la fragilité de l’enfant, elle dit l’essence tragique de la séparation des deux amis sans chercher à expliquer l’inexplicable, cette guerre «trop grande (qui) n’écoute personne, (qui) allume de grands feux, (qui) casse tout». Elle use là aussi de symboles forts : le fil de fer barbelé qui sépare ceux qui s’aiment, qui restera après la fin de la guerre, mais sous lequel ils vont pouvoir creuser un trou pour se retrouver et qu’elle appelle haie d’épines. L’enfant passe ainsi au travers de ce qui brûle et peut détruire à tout jamais, parce qu’il s’agit pour Elzbieta, non comme le lui ont reproché certains à tort, de le désespérer, mais bien de le protéger, sachant que la vulnérabilité vient souvent de l’ignorance. La fiction donne à connaître la réalité du monde : «les enfants sont trop petits pour réveiller la guerre».

Mario Ramos et les va-t-en-guerre

Mario Ramos, chez qui moralisme et humour vont souvent de pair, imagine l’histoire du Petit Soldat qui cherchait la guerre (Pastel) pour mettre en avant la responsabilité de chaque combattant dans la continuation d’un conflit. Le chat Eustache, séparé accidentellement de son régiment, est montré comme un véritable va-t-en-guerre qui se met en chemin pour continuer à guerroyer. «Cette mesure ultime des puissants pour affirmer leur pouvoir est vue sous l’angle de ses acteurs», analyse l’auteur dans l’ouvrage Aux petits enfants les grands livres, AFL. Le moraliste Ramos choisit de n’en montrer que les terribles conséquences au fur et à mesure de la rencontre d’Eustache avec d’autres chats (un aveugle, une mère seule avec ses enfants, un soldat éclopé), tandis que l’humoriste le prive de son uniforme et de ses armes et lui fait courir les routes en caleçon : «Je crois que porter un uniforme change un homme. C’est pour ridiculiser cela que mon petit soldat se retrouve en caleçon. Si les soldats étaient en caleçon, ils seraient morts de rire et n’auraient plus envie de se tirer dessus». Pour réinsérer le soldat dans la société, vision optimiste, Ramos compose avec quelques aspects les plus importants de la vie psychologique de l’enfant : la maison, la famille et la nourriture. Le cheminement solitaire du soldat s’achève dans la maison chaleureuse d’une chatte et de sa petite, avec lesquelles il semble former une famille devant le four à pain où «les flammes crépitent joyeusement» tandis que «dehors, une odeur de pain chaud flotte dans l’air du petit matin».

Une poétique de l’exclusion

Olivier Douzou et Isabelle Simon ont recours à une fable, voire même une parabole pour raconter aux enfants, dans Les petits bonshommes sur le carreau (Le Rouergue) le sort des laissés pour compte dans une société caractérisée par une terrible indifférence, et inviter le lecteur à changer de comportement. «Il a des yeux mais il ne voit pas… il a un coeur mais il ne le sait pas... il sourit jusqu’aux oreilles, mais il n’entend pas» indique le texte aux résonances bibliques, pour parler ici du petit personnage symbolique dessiné sur le carreau, double métaphorique de l’enfant (et de la société des nantis à qui il appartient), qui l’a tracé du bout du doigt, au chaud dans sa maison, aveugle à ce qui se passe dehors.

Le fonctionnement est posé d’emblée, l’opposition dedans / dehors, côté recto / côté verso mettant en exergue l’antinomie des deux univers séparés par la frontière de la vitre. Il se traduit par l’alternance de doubles pages. Les unes montrent un décor lumineux, une chambre aux murs jaunes comme le soleil, une fenêtre encadrée de rideaux bleus annonçant le froid du dehors et le dessin d’un bonhomme de buée. Les autres montrent des décors faits de collages de cartons, papiers et bois, et des personnages de pâte à modeler bien grise où gisent «des tas» de petits bonshommes déshumanisés.

Cette construction très organisée met aussi en évidence le double sens de toutes les expressions utilisées dans le texte : être sur la paille, sur le carreau, baisser les bras, dormir à la belle étoile, être né sous une bonne étoile, revers de la médaille, se cacher la face. Un texte poétique et répétitif, chargé d’émotion et qui joue sans cesse avec la langue en passant du sens propre au sens figuré : les murs qui n’ont pas d’oreilles, les bouches d’égout qui restent muettes, et toujours les petits bonshommes sur le carreau. Le renversement final invitant à imaginer le petit bonhomme
du côté «où il fait froid dès que l’on tirera le rideau» se situe dans la logique d’un discours parabolique dont la fonction est de dégager une règle d’action. L’impératif adressé au lecteur est une mise en garde pour qu’il lève le voile sur la réalité et cesse de se voiler la face devant la violence des choses maintenant apparues sans fard.

Des comptines pour dénoncer

Dans On est tous dans la gadoue (L’Ecole des loisirs), véritable «allégorie politique» selon Michèle Cochet, Maurice Sendak opte radicalement pour l’imaginaire et la métaphore, en choisissant d’illustrer, dans la tradition de Randolph Caldecott au XIXe siècle, deux comptines traditionnelles qu’il réunit et interprète pour «dénoncer l’injustice dans le monde contemporain». Il crée pour cela une atmosphère à la Dickens où des enfants des rues en
haillons vivent dans une décharge et dorment sous de pathétiques abris de fortune qu’ils ont fabriqués eux-mêmes. C’est là, dans ce décor terrifiant et théâtralisé à l’extrême que surviennent l’enlèvement, puis le sauvetage d’un enfant très jeune et d’une portée de chatons. Le tout sous le regard des autres enfants, de Jack et de Guy, les gamins de la deuxième comptine, et de la lune, véritable personnage, dont le visage traduit tout au long du livre les sentiments que peut éprouver le lecteur devant les situations (approbation, réprobation, chagrin, bienveillance).

Les images fantasmagoriques, à la limite du surréalisme où la couleur occupe tout l’espace des doubles pages, fascinent, sidèrent et angoissent. Le texte de la première comptine «On est tous dans la gadoue. Car c’est le rat qui prend tout. Les chatons sont mis au trou. Le bébé n’est plus à nous. Notre lune est en courroux. Et la maison, c’est l’égout» contribue aussi à un malaise naissant par son incohérence et les images déprimantes qu’il suscite. Le texte de la deuxième comptine, Jack et Guy, introduit une dimension narrative et permet ainsi une évolution et une résolution du problème. Les illustrations, spectaculaires, contribuent à l’effarement du lecteur, spectateur tendu à l’extrême au fil de scènes d’une force incroyable qui surgissent devant lui : deux gigantesques rats habillés d’amples capes aux motifs de carreaux et de coeurs, enlevant l’enfant et les chatons, une course-poursuite derrière la charrette qui les emporte vers un lieu ambigu à la dénomination pour le moins paradoxale (boulangerie et orphelinat), une lune (très maternelle) en pleurs qui oblige les témoins de la scène à couvrir leurs têtes de journaux, une lune en courroux qui soulève Jack et Guy de terre, la métamorphose de la lune en gros chat et le châtiment cruel qu’il inflige aux deux rats dont il transperce de ses griffes les vêtements et les têtes, et la belle scène finale où tous les enfants sont de retour dans la décharge, où Jack berce le toutpetit endormi un sourire aux lèvres, tandis que la lune, qui a perdu son visage, s’immobilise au-dessus d’eux.

Les considérations politiques et sociales occupent une grande place dans le déroulé de l’histoire, à la fois dans les images de décrépitude du lieu où vivent les enfants, et dans la juxtaposition des titres des journaux dont les enfants se coiffent ou s’habillent, tantôt très négatifs («toujours plus maigres ! toujours plus pauvres !»), tantôt exhortant les nantis à réaliser de bonnes affaires immobilières en raison de milliers d’hypothèques. L’histoire se lit comme s’il s’agissait d’un rêve et sa fin heureuse, due aux seuls enfants et à la lune, offre aux jeunes lecteurs la satisfaction de la défaite des méchants et de la résolution des difficultés. Que les enfants triomphent des pires situations, survivent au manque d’abri, de parents, de nourriture et parviennent en dépit des conditions à créer une communauté, tout cela relève du pouvoir des rêves et autorise, comme dans les contes, une véritable catharsis.



Illustration d'Etienne Delessert, tirée de Qui a tué Rouge-gorge ?


Des comptines pour ritualiser la mort

Deux variations autour de la même comptine anglaise traditionnelle Cock Robin sont proposées par Elzbieta et Etienne Delessert pour parler de la mort, sans doute une des réalités les plus difficiles à évoquer auprès de jeunes enfants qui découvrent le monde, parce qu’elle parle de disparition et non d’évolution, de finitude et non de futur, d’une expérience absente et non d’une expérience vécue.

Elzbieta module le texte à sa façon et le transpose au pays des lapins pour raconter dans Petit lapin Hoplà (Pastel) l’histoire du «petit lapin» fauché par la «petite auto» du renard, mis en bière, porté en terre, chanté et pleuré par tous ses amis. Les couplets de la comptine se succèdent page après page, illustrés chacun en vis-à-vis d’aquarelles qui montrent tout le rituel du deuil, les gestes d’amour accomplis par ses amis qui revendiquent, chacun à leur tour, la part qu’ils souhaitent prendre au deuil pour mieux l’assumer.

La répétition du nom du petit lapin et celle, continuelle, du terme «petit», la forme interrogative qui introduit chaque couplet de ce qu’on peut appeler un poème, et le rythme en soi de la comptine scandent le récit et forment un chant d’adieu harmonieux, grave et si tendre à la fois. De la mort accidentelle d’un petit lapin, tout est dit, mais avec une formidable douceur, une saisissante bonté à l’égard des petits, aboutissement d’une
réelle démarche esthétique dont on connaît l’importance quand il s’agit de transmettre des messages difficiles à de jeunes enfants.

Etienne Delessert dans Qui a tué Rouge-Gorge ? (Gallimard jeunesse) reste très fidèle au texte d’origine, mais en donne une version visuelle époustouflante et d’une originalité incroyable. Pour dédramatiser la situation, il fait de la mort un jeu, à l’image des parties de mascarade auxquelles se livrent si souvent les enfants, dont il rejoint ainsi l’imaginaire ludique. En offrant tout l’espace des deux premières doubles pages à la représentation colorée des splendides costumes de volatiles presque fantastiques qu’enfilent les enfants, il donne d’emblée le ton d’un jeu qui commence, à la page suivante, par une question terrible Qui a tué Rouge-Gorge ?, laissant ainsi entendre qu’il s’agit d’un assassinat et non d’un accident, comme chez Elzbieta.

Commence alors dans une tension dramatique qui se situe aussi bien dans les images, d’une grande force évocatrice, que dans les questions qui se succèdent et les solutions réalistes proposées, tout le rituel funéraire qui va permettre à la mort de s’estomper et de devenir un souvenir. Quand «le taureau cornu» sonne le glas comme il «tire la charrue», tous les enfants peuvent à nouveau se retrouver pour jouer.

Les auteurs d’aujourd’hui savent pour la plupart qu’il ne faut pas édulcorer les livres pour enfants mais que, pour ne pas traumatiser les plus fragiles, il convient de leur offrir une porte de sortie ou la voie du détour, et de leur faire entendre qu’il s’agit, à chaque fois qu’on aborde des contenus délicats, de représentation et non de réel.

C’est ce que font les auteurs et illustrateurs des albums présentés, et tous ceux qui ont à coeur de transmettre ou de partager avec les plus jeunes les questionnements humains qui nous habitent tous. Du ton sans concession pour lequel opte Guillaume Guéraud à l’utilisation renouvelée des « petits genres » que sont les comptines et autres formulettes de la petite enfance, tous ici ont à coeur de s’adresser non à des adultes en réduction, mais à des êtres qui pensent, savent des choses et possèdent des capacités intellectuelles.

Les histoires disent souvent sur la vie des choses que les enfants savent par instinct. Comme les adultes, ils en attendent une voie, de la lumière, des expériences sans parler du plaisir, qui n’est pas rien. Avec un sens de la trouvaille qui nous déconcerte bien souvent, ils sont capables de reconnaître et d’être nourris par les livres qui savent parler à leurs besoins, à leurs désirs, à leurs peurs et à leurs espoirs. Le regard sur l’existence que leur offrent les histoires sur lesquelles ils s’attardent leur permet souvent de mieux la comprendre et l’appréhender, atouts indispensables pour en devenir des acteurs.


Source : Revue Parole, publiée en Suisse par l'Institut Jeunesse et Médias

Joëlle Turin est formatrice et critique en littérature pour la jeunesse. Elle assure des cours à l’Université (Paris-Nord), dans des IUT des métiers du livre, et des formations en direction des personnels de bibliothèques, de la petite enfance et des enseignants. Elle collabore à plusieurs revues, et est l’auteure de Ces livres qui font grandir les enfants (Didier jeunesse).

Illustration de Maurice Sendak, tirée de On est tous dans la gadoue et illustration d'Etienne Delessert