L’enfant et la cloche
Depuis plus de 75 ans, le chef-d’œuvre de Selina Chönz et Alois Carigiet, Une cloche pour Ursli, résonne dans le paysage littéraire jeunesse de Suisse.
Depuis plus de 75 ans, le chef-d’œuvre de Selina Chönz et Alois Carigiet, Une cloche pour Ursli, résonne dans le paysage littéraire jeunesse de Suisse.
Cet article a initialement été publié en italien dans la revue suisse Il Folletto (2/2020). Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation de la directrice de publication de la revue. Le texte a été légèrement adapté en fonction de l'actualité. Pour en savoir plus sur Il Folletto, lire l’article dédié sur Ricochet.
Il est né la même année que Fifi Brindacier, et peut-être que tous deux auraient été amis. Courage, esprit d’initiative et désir d’autonomie sont sans aucun doute des qualités qui leur sont communes. Même si Fifi n’est pas une «vraie» enfant (contrairement à Tommy et Annika, ses deux complices) et reste ancrée à sa fixité d’héroïne fantastique, Ursli, tout comme Fifi, ne se lamente jamais sur son sort. Face à un problème, il cherche de nouvelles voies.
Dans son cas, la nouvelle voie c’est celle de l’Alpage, qui devient un véritable chemin initiatique. L’Ursli qui descend de la montagne n’est pas le même Ursli qui l’a gravie. Il a grandi et est donc devenu réellement digne de la cloche pour adultes.
L’histoire d’Ursli, en allemand Schellenursli, naît de la conjugaison parfaite de deux talents artistiques: celui de Selina Chönz pour les mots et celui d’Alois Carigiet pour les images.
Elle était institutrice de maternelle à Zuoz, en Engadine, lui un graphiste et scénographe de Surselva, actif à Zurich.
Comment ces deux artistes, de domaines très différents, se sont-ils rencontrés? C’est le commissaire de l’exposition pour les 75 ans de Schellenursli (fêtés en 2020) Chasper Pult qui l’explique: l’entremetteur n’est autre que Jon Pult, son père, qui les connaissait tous les deux et qui a vu dans le texte de Chönz, combiné à l’art de Carigiet, la possibilité d’une valorisation efficace de la langue et de la culture romanches. D’ailleurs, chaque édition de Schellenursli est introduite par la préface de Jon Pult. En voici un extrait: «So haben zwei Künstler der rätoromanischen Schweiz den Kindern ein Werk geschenkt, das in seiner künstlerichen und menschlichen Aufrichtigkeit den Weg in die weite Welt gefunden hat»[1].
In die weite Welt, dans le vaste monde: l’histoire d’Ursli a effectivement été traduite dans plusieurs langues, parmi lesquelles on compte même le japonais, le chinois, le coréen et le farsi.
Cependant, le noyau de l’histoire est lié à une tradition locale des Grisons de langue rhéto-romane, le Chalandamarz, un rituel «porte-bonheur» de renaissance célébré le 1er mars, au cours duquel les garçons parcourent les rues des villages avec des vêtements traditionnels en sonnant des cloches dans le but de chasser l’hiver et d’accueillir le printemps. Chaque grand garçon a le droit à une grande cloche (plumpa) mais Ursli, toujours considéré comme un petit, ne reçoit qu’une clochette (schella). Malgré sa frustration, sa tristesse et les moqueries des copains, Ursli ne se décourage pas. Il s’assoit pour réfléchir et trouve une solution: il ira à la montagne tout seul, traçant son propre chemin dans la neige, défiant les ponts instables et les passages accidentés, dans l’intention de rejoindre le mayen où, se souvient-il, est accrochée une cloche. L’aventure aura une fin heureuse, malgré tous les défis. Quand vient l’heure de redescendre en plaine, la nuit est déjà tombée et le courageux garçon décide alors de rester dormir dans la cabane solitaire, là-haut sur la montagne. Il n’est toutefois pas seul: les animaux veilleront sur lui à l’extérieur de son refuge. Les trois tableaux (consécutifs dans le livre, mais contemporains dans l’histoire) où Carigiet illustre trois perspectives différentes du même moment sont merveilleux: le premier montre l’intérieur de la cabane, avec le petit protagoniste qui dort; le deuxième représente l’extérieur avec les animaux qui ont abandonné la forêt pour arriver jusqu’au seuil de la cabane, parfaite allégorie de la Nature protectrice; le troisième, enfin, met en scène les adultes inquiets dans la vallée qui cherchent l’enfant avec des lanternes. Le tout est accompagné par l’écriture percutante, inspirée et rythmée de Selina Chönz.
Après les ténèbres de la nuit arrive la lumière du soleil, encore plus éblouissante en se réfléchissant dans la neige; elle accompagne la descente joyeuse d’Ursli vers le village. L’étreinte des parents, la fête de Chalandamarz, les marrons avec la crème savourés en famille sont autant de petits symboles d’un grand parcours de croissance.
Dans sa simplicité, le livre est un petit chef-d’œuvre de style. Il suffit de considérer la biographie et la personnalité des deux auteurs pour comprendre leur originalité et leurs choix courageux et à contre-courant, à l’image de ceux du petit héros.
Alois Carigiet, graphiste affirmé, est au sommet de son succès en 1939, lorsqu’il est choisi pour illustrer le Manifeste de l’Exposition Nationale Suisse (l’édition précédente datait de 1914). Il décide de suivre sa vocation de peintre et fait, pour l’amour de l’art, un choix radical, pur et éloigné des tentations commerciales: il abandonne Zurich pour Surselva, dans l’âpre et ombragée région de l’Obersaxen, où il travaille comme artiste indépendant et vit dans la sobriété absolue à l’intérieur d’une maison sans eau et éclairée à la lampe à pétrole.
Selina Chönz, originaire d’Engadine, est institutrice de maternelle d’appartenance montessorienne (alors que le courant n’était pas encore en vogue), ainsi qu’écrivaine, pas seulement pour les enfants. En outre féministe ante litteram, c'est une personne courageuse, intelligente, anticonformiste, toujours en première ligne pour défendre le droit de vote des femmes ainsi que d'autres droits refusés à ces dernières dans la société machiste de l’époque.
Jon Pult les fait connaître, en actionnant une machine créatrice qui produira, après Uorsin (Une cloche pour Ursli) deux autres livres enchanteurs: Flurina (1952) et La Naivera (La grande neige, 1957). Au début Carigiet est hésitant, à cause de la période obscure qui se profile à l’horizon. Le 2 avril 1940 il écrit dans son journal: «In Zürich traf ich mit Frau Selina Chönz aus Guarda zusammen. Frau Chönz hat einen Text zu einem Kinderbuch geschrieben. Ich finde die Anlage des Textes sehr gurt. Ob ich ihn bebildern werde? Vielleicht. Wir leben mitten im Krieg! Es fällt einem so schwer, Pläne zu fassen»[2].
Heureusement, le peut-être est devenu un oui.
Traduction et adaptation du texte depuis l'italien: Federico Talarico
[1] « C’est ainsi que deux artistes de la Suisse rhéto-romane ont donné aux enfants une œuvre qui, avec sa sincérité artistique et humaine, a trouvé sa voie dans le vaste monde ».
[2] « À Zurich j’ai rencontré madame Selina Chönz de Guarda. Madame Chönz a écrit un texte pour un livre pour enfants. Je trouve la configuration du texte très bonne. Est-ce que je l’illustrerai ? Peut-être. On est au milieu d’une guerre ! C’est très difficile faire des projets ».