Lecture et littérature : points de vue argumentés sur le statut de la littérature jeunesse
Mardi 11 janvier 2005
9h00-10h15
Animatrice : Anne Armand, inspectrice générale des lettres
Intervenants :
- Pierre-Marie Beaude, auteur et enseignant à l'université de Metz
- Pierre Bruno, professeur à l'IUT de Dijon
- Anne-Marie Chartier, maître de conférences au service d'histoire de l'éducation, INRP
- Charlotte Ruffault, éditrice chez Hachette
La littérature est un secteur qui se porte bien. Son statut s'est défini peu à peu et il commence à être clair aujourd'hui. C'est sur ce constat, sur lequel tout le monde s'accorde à présent, qu'Anne Armand lance cette conférence.
Elle se porte même trop bien aux yeux d'Anne-Marie Chartier, qui voit dans la grande masse de nouveautés pour la jeunesse qui paraissent chaque année le plus sûr moyen de ne jamais pouvoir en faire le tour. En effet, elle avoue se sentir déprimée devant cette quantité de livres qu'elle ne pourra jamais lire (livres de jeunesse mais aussi sur le livre jeunesse).
Cette grande variété d'ouvrages est très positive du point de vue des parents, des libraires et des bibliothécaires, mais pas toujours du point de vue des enseignants. Il est en effet difficile d'avoir un coin lecture en maternelle, où les instituteurs lisent des albums pendant des heures mais sans savoir ce que les enfants en retiendront. Les professeurs mesurent chaque année le problème de cette " mémoire scolaire ".
En outre, Anne-Marie Chartier évoque la question du corpus. Selon elle, l'idée de la culture partagée et le discours de variété a tendance à faire oublier le discours d'égalité devant le livre et la lecture.
Charlotte Ruffault, éditrice chez Hachette jeunesse et qui a vu tous les types d'éditeurs en vingt ans de métier, confirme la multitude de lecteurs et d'ouvrages évoqués par Anne-Marie Chartier. L'éditrice reconnaît s'y perdre elle-même.
Dans les années 70 et 80, il existait un accès plus facile à des références communes. Aujourd'hui nous sommes à l'époque de la diversité, ce qui pose un problème de cohérence.
En outre, cette évolution en terme de masse de livres s'accompagne d'une évolution en terme de présentation dudit livre. Charlotte Ruffault donne pour exemple des couvertures. En effet, ces dernières, ainsi que les titres et les quatrièmes de couverture des ouvrages, sont particulièrement travaillées. La couverture est un objet de séduction, " une main tendue " au lecteur. De plus, cette couverture est traitée avec le titre, de manière à ce que l'un et l'autre se mêlent de manière redondante dans l'esprit de l'enfant. Il y a un langage qui se rapproche de la publicité et non plus de la culture. De même la quatrième de couverture ressemble à un résumé séducteur. Les titres des chapitres eux-mêmes se doivent de séduire.
Pour en revenir à l'évolution volumique des ouvrages jeunesse, il est à noter que cette si grande diversité incite à classer les livres par genre. Phénomène plus courant en littérature que pour les albums. Cette volonté de classification est un piège pour Charlotte Ruffault. Selon elle, les enfants eux-mêmes sont très diversifiés, le livre suit cette diversité.
On rencontre aujourd'hui des enfants qui dévorent des pavés dès l'âge de neuf ans. Ils sont à la recherche d'un scénario, comme dans un film, et ont tendance à passer tout ce qui les gêne. Cela se voit avec le phénomène Harry Potter. Les enfants savent passer les pages.
Pierre-Marie Beaude, quant à lui, estime que la littérature jeunesse continue d'être traitée différemment des autres littératures.
Lui-même affirme ne pas connaître cette littérature, ou seulement par ses collègues et parce qu'il en écrit. Cependant, il fait deux constats.
Le premier est que la littérature de jeunesse n'est plus considérée comme un sous-genre comme il y a dix ou vingt ans. Ses richesses sont parfois plus grandes que celles de la littérature adulte. En outre, un auteur peut publier plus facilement s'il n'est pas connu.
Le second constat que fait l'auteur est que cette littérature se porte bien, et qu'il en est de même des adolescents. Il est possible d'aborder des thèmes avec plus de fougue, car quand le destinataire est un jeune ils ont eux-mêmes cette fougue, et ils se construisent par cette littérature. On peut évoquer avec eux des thèmes très forts comme l'ambiguïté du passé.
Ces deux constats établis, l'auteur se pose tout de même trois questions. La première concerne les éditeurs, qui veulent tous avoir leur secteur jeunesse. Dans cette optique, quelle peut être la part de politique éditoriale et la part financière ? Il y a en effet un poids de plus en plus important des financiers en édition.
Une deuxième question rejoint le problème de l'uniformisation de la culture. La littérature est dans tous les propos des institutions, mais ce devrait être un lieu de transgression et de création. S'il est perdu, la jeunesse perdra beaucoup. Va-t-on vraiment vers des genres conformes ?
Enfin, l'auteur se pose une troisième et dernière question qui le concerne directement. Les auteurs font de plus en plus la publicité de leurs ouvrages. De cette manière, ont-ils toujours le temps d'être imaginatifs ?
Lorsque Anne Armand se tourne vers Pierre Bruno pour revenir sur la question de la conformité des genres, ce dernier répond par une question. Existe-il une littérature jeunesse ou plusieurs ?
Selon lui, il y a dans les études littéraires des critères larges et une lutte de classement. Cette lutte se traduit par un rapport dominant/dominé entre différents types de cultures chez les jeunes. Comprendre la jeunesse revient à comprendre cette lutte.
On observe chez les adultes un renouvellement de questions anciennes. En effet, on avait peur de la concentration au début du XXe siècle, et on se disait que les jeunes ne lisaient plus. Ces mêmes questions reviennent en ce début de XXIe siècle. Dans cette perspective historique, on se rend compte du caractère conflictuel qui existe entre la génération des adultes et celle des jeunes. On peut rompre un certain nombre de stéréotypes mais il ne faut pas tomber dans de l'anti-intellectualisme.
Ainsi, on peut observer que les cultures des jeunes se font plus par génération que par âge. C'est à dire, par exemple, que le rock est toujours jeune en musique, bien qu'il ait touché un grand nombre de générations. Ceci se fait toujours selon ce rapport dominant/dominé des cultures.
Tout le problème soulevé ici est que l'harmonisation des cultures des jeunes se fait par une massification, et non une démocratisation, du système éducatif et des pratiques culturelles. Ce qui ne veut pas dire que la culture des jeunes n'existe pas. Elle existe, mais la littérature est très difficile à définir, et les pratiques culturelles des jeunes sont diversifiées et inégalitaires.
Anne-Marie Chartier revient sur le point des rapports dominant/dominé. Elle voudrait faire cesser de poser cette question des analyses dominant/dominé comme urgente. Un monde sans domination autre que symbolique serait encore la meilleure chose, car en fin de compte, d'un point de vue de prescripteur : comment définir les ouvrages qui devraient être prioritaires sur d'autres ? C'est le problème du choix de la transmission.
Pour répondre à cela, Charlotte Ruffault rappelle que lorsque l'on parle de livre il ne faut pas oublier la notion de rentabilité culturelle. La rentabilité économique se marie avec le divertissement et la culture, les éditeurs ont donc besoin de produire beaucoup. Si l'école ne faisait pas vivre leur fonds, il serait mort.
Dans la continuité du débat qui s'amorce à propos des livres choisis à l'école, une documentaliste de zone sensible décrit les élèves de son établissement comme attendant une sélection des professeurs pour venir chercher les ouvrages dont ils ont besoin. Il sont " obligés " de chercher un livre, alors qu'il devrait se savourer.
Anne Armand explique alors que dans les années 90 une étude fut faite pour démontrer la part de lecture prescrite et la part de lecture plaisir. Cette étude montra que l'adolescent qui grandit veut lire par lui-même. C'est pourquoi on notait une baisse de la lecture en 4e et en 3e, car la lecture ne se résume pas à des fiches de lecture. L'idéal est le statut de " document d'accompagnement " qui n'a pas de valeur prescriptive pour les ouvrages qui aident à travailler.
Pierre Bruno note que la sociologie de l'éducation a pu évoluer quand on s'est dit que l'éducation elle-même faisait partie du problème.
Un enseignant en ZEP évoque alors la nécessité pour les professeurs de lire eux-mêmes les livres de jeunesse. Pour donner un certain goût de la lecture à ses élèves, il préfère faire une lecture avec contrôles et une lecture sans rien.
Charlotte Ruffault pense que le chemin vers la culture est plus évident aujourd'hui. On peut passer par un best-seller pour arriver vers un ouvrage plus exigeant. En ce sens, le prescripteur doit être brillant.
Anne Armand rejoint le point de vue de cet enseignant en soulignant qu'effectivement, le plus souvent, les professeurs ne connaissent pas la littérature. Or on ne peut pas amener une classe à lire si soi-même on ne fait pas le chemin. Pourtant un livre jeunesse se lit très vite pour un adulte, et ces livres sont moins chers que les autres. Il est important que les adultes lisent la littérature jeunesse.
Pierre-Marie Beaude finit par un bout d'expérience personnelle. Il raconte comment un enfant lui avait un jour envoyé un mail, lui demandant un résumé des chapitres de l'un de ses livres. Ceci pose la question des lectures utiles.
Anne-Marie Chartier répond qu'il est démontré que les dirigeants (d'entreprises, mais aussi politiques) n'aiment pas lire, à l'exception de ce qui est " utile ". Il faut donc nécessairement mettre un bémol au terme d' " utilité ". Il faut trouver la frontière entre la lecture privée et la lecture semi-publique de l'école.
Pour conclure cette conférence, Anne Armand fait remarquer qu'un domaine existe, le lycée professionnel, qui est à cheval entre tout. Ces lycéens ne sont pas des grands lecteurs, mais ce sont des adultes, qui lisent des livres durs, et ces jeunes peuvent débattre. Il s'agit là d'un nouveau public.