Le livre (jeunesse) comme œuvre d’art: liste des finalistes du Prix suisse du livre jeunesse 2020
C’est parmi une impressionnante variété de livres jeunesse dans les quatre langues nationales que le jury a fait son choix: trois albums, un roman graphique et un récit pour adolescents composent la liste des finalistes du premier Prix suisse du livre jeunesse. Il sera décerné à l’occasion des Journées Littéraires de Soleure.
C’est parmi une impressionnante variété de livres jeunesse dans les quatre langues nationales que le jury a fait son choix: trois albums, un roman graphique et un récit pour adolescents composent la liste des finalistes du premier Prix suisse du livre jeunesse. Il sera décerné à l’occasion des Journées Littéraires de Soleure.
Cet article a initialement été publié en allemand dans la revue suisse Buch&Maus (1/2020). Nous reproduisons ici le texte de l'article avec l'aimable autorisation de la directrice de publication de la revue. Pour en savoir plus sur Buch&Maus, lire l’article dédié sur Ricochet.
Le travail d’un jury est toujours synonyme de prises de décisions difficiles. Après tout, même s'il existe des critères sur lesquels on peut s'entendre en toute bonne foi, l'art reste toujours une affaire de goût. Lorsqu’il s’agit de littérature jeunesse, le problème est encore plus épineux. Peut-on comparer un album pour les tout-petits avec un roman ado? Quel degré de pédagogie la littérature tolère-t-elle? Ne devrait-on pas plutôt laisser les jeunes lectrices et lecteurs déterminer ce qui leur plaît ou non?
Mais le travail d’un jury offre aussi la possibilité de réfléchir calmement à toutes ces questions et d’échanger sur les exigences et les critères. C’est précisément ce à quoi s’est attelé le jury de cette première édition du Prix suisse du livre jeunesse[1] au cours de ses deux dernières rencontres. Ses cinq membres (quatre femmes et un homme), issus de différentes régions linguistiques et sphères professionnelles, ont non seulement discuté en détail des plus de 80 titres proposés, mais se sont également mis d’accord sur une sélection de livres les plus convaincants et originaux sur le plan artistique.
Une fois encore, il est apparu que l’une des principales forces de la littérature jeunesse suisse réside dans la conception du livre combinant, avec un grand amour du détail, les trois dimensions que sont le texte, l’image et la mise en page, ainsi que la perception tactile du livre en tant qu’objet. Aussi, trois albums – en italien, français et allemand – figurent sur la liste des finalistes. Tous trois, aussi différents soient-ils dans leurs approches thématiques et leur style, impressionnent par une expression artistique puissante et singulière.
Il tavolino magico[2], un album grand format aux illustrations dynamiques dans un noir et blanc à l’éclat somptueux, présente une interprétation innovante du conte des frères Grimm Tischlein deck dich (KHM 36)[3]. La réécriture de Roberto Piumini, auteur italien plusieurs fois primé, est particulièrement vivante par son rythme, par les sonorités de la langue et inaugure une nouvelle approche du texte des Grimm – un espace esthétique que l’illustrateur tessinois Antoine Déprez a su s’approprier. C’est précisément parce qu’elles renoncent à la couleur et misent sur la profondeur et l’ampleur du clair-obscur, que les illustrations transposent les épisodes facétieux du conte dans un monde plein de magie. Audacieux et original dans sa technique, sa forme et son découpage, le livre met en scène, avec une puissance plastique, une alternance dynamique entre l’ancien et le nouveau.
Grandir[4] raconte un voyage que chacune et chacun connaît, ou découvrira pas à pas: un voyage à travers la vie. Sur le fond blanc des pages disposées verticalement se déploient les nombreuses et fantastiques métamorphoses d’une femme, depuis l'entrelacement dans le ventre de sa mère jusqu’au dernier adieu à bord d’une fusée. Les phrases simples et tranchantes de Laëtitia Bourget contrastent avec les illustrations foisonnantes et ludiques d'Emmanuelle Houdart. La frontière entre l'humain, l'animal et le monstrueux est floue; des racines relient l’animé et l’inanimé créant un assemblage vibrant. Chaque page compose un tableau unique à l’ornementation baroque qui plonge la lectrice ou le lecteur dans un monde allégorique et fourmillant, un monde où tout est vivant et mouvant.
Le blanc est aussi la couleur clé du nouvel album de Francesca Sanna Ich une meine Angst[5]. Dans un décor peuplé d’humains, d’animaux, de plantes et d’objets dépeints dans des teintes à la fois vives et cristallines, une tache blanche grandit et rétrécit; elle ressemble tour à tour à une peluche toute douce, à un ange gardien ou à un djinn menaçant. Cette tache blanche incarne la peur qui accompagne la petite narratrice (s’exprimant à la première personne) tout au long de cet album dynamique et impétueux à la facture soignée. Il est clair dès le départ que la peur peut aussi être une bonne chose. Mais lorsque la jeune fille arrive dans un nouveau pays, la tache blanche qui l’entoure prend soudain une dimension gigantesque: elle remplit une page entière du livre et sépare la narratrice des autres enfants, l’étreint et ne veut pas la laisser sortir de l’étau. Ceci jusqu’à ce que la jeune fille prenne conscience que tous les enfants ont des peurs et que, dans la salle de classe, un petit fantôme blanc se tient sagement à chaque pupitre.
Ce n’est pas uniquement au niveau des albums que le savoir-faire suisse en matière de livres atteint son apogée. Le roman graphique 3 Väter[6] du graphiste et illustrateur zurichois Nando von Arb adopte un rythme soutenu – faisant voler les pages telles des ailes d’oiseaux – pour parler de la vie au sein d’une famille recomposée. Il montre aussi ce que cela représente, pour un enfant exposé à une intense dynamique des sentiments, de forger sa résilience. Grandir dans une famille chaotique est source de douleur, mais aussi de chances de développement. Avec une puissance de l’image archaïque, ce livre adopte une perspective enfantine radicale pour raconter ce que cela signifie d’avoir trois pères qui vont et viennent et une mère débordée par tout. Les scènes expressives font ressentir cet univers instable et ce que vit l’enfant qui apprend à naviguer dans le chaos avec délectation.
La variété des livres narratifs à destination des enfants et des jeunes était moins conséquente que celle des ouvrages composés de texte et d’images. Le récit pour adolescents Totsch[7], qu’on doit à la plume de Sunil Mann, avant tout connu comme auteur de polars, a été une découverte. Il décrit, avec une grande sagacité, l’atmosphère de la province et ce que cela signifie d’y grandir et raconte l’histoire d’une amitié en apparence impossible, celle entre un personnage potelé et le gars le plus cool de la ville. L’auteur évoque, dans une langue subtile et précise, le rapprochement de deux adolescents très différents. En quelques mots, il donne vie à ses personnages avec leurs pensées, leurs soucis et leurs besoins. Le texte déploie un son rythmé et offre aussi une bonne dose d’action.
* Dr. Christine Lötscher est privat-docent à l’ISEK (Institut d’anthropologie sociale et d’études culturelles) de l’Université de Zurich. Ses recherches et enseignements portent sur les connexions entre culture populaire et médias jeunesse.
Traduction de l'article: Damien Tornincasa
[1] Le Prix suisse du livre jeunesse est organisé par l'Association suisse des libraires et éditeurs (SBVV), les Journées Littéraires de Soleure et l’Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM). NDT
[2] Il tavolino magico, Roberto Piumini, Antoine Déprez, Gordola: Marameo Edizioni, 2019. Traduction littérale du titre : La table magique. NDT
[3] Traduction française: Petite-table-sois-mise. NDT
[4] Grandir, Laëtitia Bourget, Emmanuelle Houdart, Paris: Les Grandes Personnes, 2019. NDT
[5] Ich und meine Angst, Francesca Sanna, Zurich: NordSüd, 2019. Traduction française: Ma peur et moi, Francesca Sanna, Meudon: Editions du Ricochet, 2020. NDT
[6] 3 Väter, Nando von Arb, Zurich: Edition Moderne, 2019. Traduction française : 3 papas, Nando von Arb, La Fauga: Misma, 2020. NDT
[7]Totsch, Sunil Mann, Werdenberg: da bux, 2019. Traduction littérale du titre: Cruche. NDT