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Le dessin qui m’a bluffé

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Claude Lapointe
14 février 2012


Des dessins vous marquent, même quand on en fait, comme lecteur, une grosse consommation. Certains pour moi ont été produits par des étudiants de l’atelier d’illustration que je pilotais aux Arts Décoratifs de Strasbourg, entre 1967 et 2005, pendant trente-huit années. En fouillant dans mes archives je suis tombé sur l’un d’entre eux, peut-être le plus remarquable que j’ai pu avoir en main.

 

J’avais proposé, aux étudiants de première année d’atelier un petit exercice :

« Réalisez la séquence d’un personnage qui s’apprête à sortir. Il enfile sa veste, s’aperçoit qu’il y manque un bouton. Trouvez une suite, et si possible, une fin, une chute, une conclusion »

L’exo, apparemment simple, devait faire appel à un bon sens de l’observation des expressions et des gestes, à un sens de la séquence et à une bonne maîtrise du dessin de représentation.

J’ai eu de très bonnes réponses. Celle que je vous montre ci-dessous m’a pourtant bluffé.

Nous étions en 1988.




 





Il faut rappeler que le 8 mai 1988, Chirac perdait au deuxième tour les élections présidentielles face à Miterrand.

 

Il s’agit là d’une caricature au plus haut niveau : le visage de Chirac est vivant, expressif, et parfaitement dominé dans sa 3D, dans son volume. C’est un peu comme chez les imitateurs. Il y a ceux qui ne reprennent que la forme sonore et les costauds, chez qui la sonorité, le ton, les gestes, les tics, les attitudes, la formulation de la pensée font un tout. Appréciez ici le niveau du langage graphique.

 

 


 

 

La chute est savoureuse. On entend la voix de Chirac. On se replace dans le contexte politique un instant. Pour Chirac, c’est la journée de la poisse !

Quand vous découvrez une telle maîtrise du trait, de la représentation du personnage, de la gestuelle, une science consommée du sketch, de la chute, vous vous demandez ce que ce garçon fait là, dans une école, puisqu’il a tout compris et qu’il a de l’esprit !

Je lui ai proposé de passer directement en année de diplôme, ce qu’il a fait. L’auteur du sketch s’appelait Christian Hincker, enfin, il s’appelle toujours Christian Hincker, mais il est plus connu dans le monde de la BD sous le pseudonyme Blutch. En 2009, il recevait le grand prix du Festival d’Angoulème.

 

J’avais été plus que bluffé, j’avais été «blutché»

 

Ce cas me fait penser au délicat problème, en école d’art, en illustration particulièrement, d’étudiants qui ont déjà leur univers, leur technique.

A Strasbourg, au début, les étudiants avaient une culture d’art plus variée, moins spécialisée, puis sont arrivés de plus en plus nombreux, des jeunes déjà illustrateurs, déjà scénaristes et déjà dessinateurs  de BD, des «spécialistes».

La question se pose de savoir comment faire progresser les plus avancés d’entre eux sans les perturber, sans les abîmer ?

La réponse, je l’avais mûrement réfléchie avec mon ami Pierre Kuentz, professeur d’illustration médicale : c’était, en très raccourci, de leur donner l’outil le plus performant, le plus susceptible d’être bien enseigné : le langage texte-image, et de ne pas toucher ni à leur graphisme, ni à leur univers. C’est en réalité un peu plus complexe - évidemment - mais c’était l’axe choisi, que je n’ai jamais eu à regretter.

 

Je reviens à Blutch. Avoir en mains un tel sketch : un vrai plaisir.

Cela vous remet aussi à votre place, à distance vous le prof. Qui ne doit pas, c’est mon opinion, devenir un gourou, même si certains étudiants le réclame. Il doit aider l’individu à faire émerger sa pratique, sa science, ses idées du plus profond de lui, de ses tripes, donner aux étudiants les bases d’un langage commun, leur donner confiance en eux, leur faire gagner un peu de temps, solliciter leur créativité.

C’est un accompagnateur.

Des réponses aux exos d’une telle qualité fait bien sûr aussi progresser sérieusement le groupe, l’enseignement. Quel stimulant !

 

 


 

 

Quelques années plus tard, Blutch, invité, jouait les intervenants devant les étudiants de l’atelier, fans, attentifs, impressionnés... J’étais discrètement à l’écoute.

La roue avait bien tourné.


C. Lapointe

 

(Si le temps des boutons est bien loin, en revanche, le temps des élections est proche. Une question idiote me vient : ne faudrait-il pas surveiller les candidats, deviner ceux auxquels il manquera un bouton ...)

Tous les dessins sont de Blutch