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Le bleu n'a pas toujours été bleu

 

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Karen Vignoles
24 février 2011

Saviez-vous que les couleurs ont une histoire ? Que la mer n’a pas toujours été bleue, ni le ciel ? Que pour les Grecs, antiques habitants des îles de la Méditerranée, elle était «vineuse»? Homère (mais ne disait-on pas qu’Homère était aveugle ?) mentionne peu dans ses descriptions la couleur des objets ou des rivages abordés. Les Grecs parlaient plutôt en termes de luminosité. Michel Pastoureau, dans son ouvrage Bleu, histoire d’une couleur, nous apprend que l’iris, la pervenche, le bleuet, que nous considérons tous comme des fleurs bleues, ont pu être, tour à tour, qualifiés de «erythros», rouge, ou «melas», noir ; comprendre : vif ou sombre... Ce que nous voyons bleu n’a pas toujours été bleu, il faut se rendre à cette évidence.

La couleur n’a rien d’objectif : elle appartient au monde des sens et pour cette raison est une expérience individuelle et pourrait-on dire intime. Qui peut être sûr de voir l’orange du même orange que son voisin ? Où commence le vert ? Où finit le rose ? La couleur n’a pas de frontière. Contrairement à la ligne qui, elle, est frontière. D’ailleurs, comment décrire la couleur ? Quelle impuissance ont les mots ! L’exercice devient vite métaphorique et relève davantage de la poésie que de la physique.

La couleur n’existe pas
Elle est une sensation, l’apparence perçue par les yeux humains (les animaux sont loin de percevoir comme nous) des longueurs d’ondes de la lumière. Et de ce simple point de vue scientifique, le nombre des couleurs est infini... Or, nous serions capables, selon Weissenborn, d’en percevoir seulement... 3549. La perte est considérable,mais le nuancier reste vertigineux! Peindre est toujours un choix à faire, une prise de position, et bien souvent une invention qui remet en question les lieux communs visuels qui nous font décrire les arbres verts et les jonquilles jaunes.
Peindre, c’est jouer de la couleur. La métaphore est inévitable : la gamme conventionnelle des couleurs mise en place par Newton l’a été sur le modèle de la gamme musicale : sept couleurs (violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge) choisies comme les sept notes de façon purement conventionnelle sont déclinées et servent de repères. Le peintre associe des nuances, des valeurs, et les faisant chanter les unes à côté des autres, produit des effets sur notre sensibilité.
Or, les peintres modernes ont, plus que les anciens, à leur disposition une vaste gamme de couleurs artificielles et manufacturées censées reproduire les couleurs de la nature dont ils vont jouer à vue, comme les violonistes jouent leurs notes à l’oreille.
Peintre de chevalet, illustrateur ou simple coloriste, l’artiste professionnel choisit et dispose la couleur avec art, faisant se répondre (harmonieusement ou non) comme les instruments dans une symphonie, les coloris entre eux. C’est cette musique de la couleur, souvent sensuelle, émotionnelle, que les jeunes artistes ont tout intérêt à apprendre. Il existe un solfège de la couleur, des méthodes d’apprentissage qui bien souvent libèrent l’artiste en multipliant sa capacité d’expression.

De la lumière avant toute chose...
Dans les Ecoles d’art dignes de ce nom qui forment aux métiers de l’illustration, de l’image, il peut exister des cours théoriques, mais, le plus souvent, les progrès sont dus à une pratique quotidienne fondée sur l’observation : portrait, nature morte ou étude documentaire, à l’acrylique, au pastel, à la gouache, à l’huile.
Chaque matière apporte une qualité particulière: l’aquarelle utilise le blanc du papier, l’huile permet des mélanges lumineux, le pastel à l’inverse matifie les coloris. A chaque effet son instrument. Ces techniques artisanales «à l’ancienne» affinent la sensibilité du jeune artiste. Et il n’est pas inutile de répéter que les techniques modernes de colorisation par informatique s’en trouveront par la suite mieux utilisées.
Le jeune apprend également, placé dans l’obligation de reproduire un ensemble d’objets, à observer le jeu de la lumière. D’où vient-elle, comment se pose-t-elle sur les surfaces planes, les parties convexes, les angles ? C’est elle, ne l’oublions jamais, qui fait la couleur : avant le lever du soleil, pas de couleur («la nuit tous les chats sont gris» dit justement la sagesse populaire). Déplaçons la lumière, et la couleur change. Le surgissement de la lumière dans l’ombre fait apparaître la couleur et, ce faisant, produit un effet miraculeux : c’est en partie la magie des nocturnes
de Georges de La Tour...
Le bon coloriste apprend donc à traiter ensemble le clair, l’obscur et la couleur. Il apprend d’autres méthodes que celle qui consiste à «salir» sa palette par l’usage inconsidéré de noir mélangé à la couleur dans le but de foncer l’endroit où l’ombre paraît. Ce «bitumage» pratiqué par l’Ecole de Barbizon pour rendre l’humidité des sous-bois ou la lourdeur des terres labourées ne convient pas à tous les sujets. Observer c’est s’effacer, se dépouiller des idées reçues. Cela peut demander du temps : «Non, ce que tu vois ce n’est pas du gris mais un rouge brique» dit le maître au novice interloqué. Observer, distinguer, analyser la lumière et la couleur produite, c’est l’étape incontournable avant même d’apprendre à fabriquer le ton désiré. Déterminer l’orientation de la lumière qui crée des volumes, des modelés et sculpter en quelque sorte le sujet en posant au bon endroit les bons rapports de couleurs. Michel-Ange, amoureux par-dessus tout de la sculpture, n’a pas peint autrement le plafond de la Chapelle Sixtine. Des oranges et des verts se répondent sur la robe de la Sibylle de Delphes créant des effets de draperies boursouflées et des aplats de tissus.

La cuisine de la couleur
Une autre grande étape dans cet apprentissage de la couleur est celle, ô combien magique, de sa préparation: une véritable «cuisine» qui permet au coloriste de fabriquer la palette et le nuancier dont a besoin son imagination sans limite. Ce qui est bien souvent fait par intuition obéit à des lois qu’il est bon de connaître. Cette connaissance passe bien sûr par les classifications qui ordonnent cet univers fluctuant en couleurs primaires, secondaires, complémentaires, chaudes ou froides, claires ou saturées.
A partir des seules trois couleurs primaires, c’est-à-dire le rouge, le bleu et le jaune, notre apprenti sorcier peut créer toutes les couleurs du monde. Y compris, les mêlant toutes, un noir profond que des impressionnistes comme Monet, Sisley ou Pissaro ont préféré au noir pur sorti du tube. Les artistes disent de ce noir élaboré à partir de la palette en cours qu’il s’intègre infiniment mieux au travail réalisé que tout autre noir préexistant. Il suffit de savoir ce qu’on cherche et doser habilement les mélanges pour réchauffer, refroidir, éclaircir ou assombrir.
Schématiquement, les couleurs complémentaires s’obtiennent en additionnant les deux primaires restantes. Ainsi, la complémentaire du rouge est-elle la fusion du bleu et du jaune (le vert) ; celle du bleu sera la fusion du rouge et du jaune (l’orange) et celle du jaune, la fusion du bleu et du rouge (le violet). Cette dénomination n’a rien d’abstrait: elle souligne une réalité sensible dont nous faisons souvent l’expérience. Car la vue d’une couleur appelle sa complémentaire. Comme si notre cerveau cherchait en permanence à reconstituer un équilibre chromatique originel. Pourquoi, en effet, le semis de coquelicots au milieu des prés verts nous semble-t-il sonner juste? Pourquoi les clairs-obscurs exprimés à partir du jaune et du violet sont-ils si évidents ?

Le monde des couleurs
Henri Matisse conseillait «il faut rendre l’union de deux amants par l’accord de deux couleurs complémentaires». Cette remarque, qui peut paraître un peu volontariste, rend pourtant compte d’une des plus étonnantes réalités du monde des couleurs: elles s’unissent, se rejettent, s’appellent, s’attirent et se détestent devant nous qui ressentons sans vraiment les comprendre les drames et les passions qui se jouent sur la toile.
Conventionnellement, les couleurs dites chaudes sont celles que donnent les radiations basses du spectre (jaune orangé, rouge) ; les couleurs hautes (violet, indigo, bleu) sont dites couleurs froides. Cette distinction thermique repose-t-elle sur des associations d’idées (le feu, le sang contre la glace et l’eau) ? En réalité, l’emploi stéréotypé de ces termes est bien souvent affiné par les artistes eux-mêmes dans l’exercice de leur art : on peut parler d’un «bleu chaud» ou d’un «jaune froid»; il s’agit de faire reculer ou avancer une couleur sur le plan : les couleurs dites froides ont plutôt tendance à se retirer, tandis que les chaudes s’imposent à l’observateur. Ces petites manipulations modifient non seulement les teintes, mais aussi les distances entre les surfaces. C’est le principe même de la perspective aérienne ou atmosphérique qui est la science des lointains. Il a fallu attendre la Renaissance pour que le bleuissement des lointains, dû à l’épaisseur des masses d’air entre le spectateur et l’horizon, ou à la brume, soit observé et fidèlement reproduit.

La symbolique des couleurs
Parce qu’elles sont visibles de loin, les couleurs ont très tôt servi de signes et de symboles. Associées aux divinités, aux planètes, aux gemmes, aux métaux, aux partis politiques, elles se sont petit à petit chargées de sens. Dans pratiquement toutes les civilisations, les couleurs désignent des catégories naturelles ou culturelles. Sous nos cieux par exemple: rose des petites filles, noir de la veuve, pourpre cardinale, blanc virginal.
Parfois, la couleur est un simple signe de reconnaissance : les blasons, les armoiries comme les maillots de nos footballeurs assignent à une couleur grossièrement définie un rôle d’identification. Dans la littérature arthurienne, la couleur prédéfinit le caractère des personnages: un chevalier rouge sera toujours animé de mauvaises intentions, un chevalier blanc sera bénéfique, ami ou protecteur, et le chevalier vert, jeune et audacieux, facteur de tous les désordres...
On pourrait à l’infini trouver des exemples de ce type. Qu’elle soit simple ou très complexe, populaire ou élitiste, la symbolique des couleurs est un métalangage explicatif et fédérateur.

La vie passionnée des couleurs
Plus psychologique, et sans clés ni mode d’emploi, est la symbolique propre à chaque individu. Par associations d’idées spontanées ou acquises, venues d’expériences passées, chacun d’entre nous construit sa propre sensibilité chromatique. Bien souvent, nous nous accordons sur les contenus émotifs de chacune des grandes couleurs. «Chacun sait que le jaune, l’orange, le rouge donnent et représentent des idées de joie, de richesse» remarque Delacroix. Le rouge est sans conteste la couleur préférée des jeunes enfants. Puis, l’âge venant, les goûts changent... La poésie s’est bien souvent emparée de ces correspondances intimes : «A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu» chante Arthur Rimbaud dans son sonnet Voyelles.
Chacun porte en soi une palette intérieure qui, dans le cas de l’artiste, finit par devenir une signature. Voici comment Yves Klein, inventeur d’un bleu qui porte son nom, explique notre relation passionnée à la couleur : «Il y a des nuances douces, méchantes, violentes, majestueuses, vulgaires, calmes, etc. En somme, chaque nuance de chaque couleur est bien une «présence», un être vivant, une force active qui naît et qui meurt après avoir vécu une sorte de drame de la vie des couleurs.» (Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits. Edition de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts).
La sensibilité d’un artiste s’exacerbe dans les subtilités des tons. Son rapport à la couleur est fait d’amitié et d’amour. Certains ont pu vivre un tête-à-tête exclusif avec une couleur jusqu’à en épuiser les saveurs ; cet amour obsessionnel devient un repère pour l’histoire de l’art : période blanche d’Utrillo, période bleue, puis rose de Picasso.
Le peintre est celui qui pense en couleur, vit en couleur et parfois souffre et meurt en couleur. La fin du XIXe a produit des coloristes tonitruants : Gauguin, qui encourage l’utilisation de la couleur pure,Toulouse-Lautrec et bien sûr Van Gogh, pour qui le jaune n’est pas le résultat de quelque équation mathématique – chère au Pointillisme – mais la vibrante expression de l’amitié ou de l’amour. A propos du Café de Nuit, il écrira: «J’ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines». Tous ont voulu des intensités de ton, des rapports, des contrastes, aptes à traduire des états d’âme. La palette du peintre, au propre comme au figuré, est une des choses les plus instructives de l’histoire de l’art. Elle raconte des états d’âme, des luttes, une quête individuelle concentrés dans la matière picturale colorée.

Du pigment au pixel
La préhistoire use de couleurs naturelles en petit nombre. La gamme est étroite de terres d’ocres brun, jaune, rouge, de noir de suie délayés le plus souvent à de l’eau ou de l’urine, pour réaliser un art pariétal et principalement animalier de grande qualité (Lascaux, Chauvet). Dans l’antiquité égyptienne, puis gréco-romaine, minéraux et animaux produisent des teintes plus lumineuses et variées : azur des lapis-lazuli, rouge écarlate du murex. La gamme des couleurs s’étend. Mais leur fabrication donne lieu à très peu de textes précis. Que faire de cette recette venue du Moyen Age? «Prends une bonne portion de garance et plonge-la dans une certaine quantité d’eau ; ajoute un peu de vinaigre et beaucoup de tartre»... Chaque enlumineur, chaque peintre a ses trucs, ses proportions jalousement gardées. La multiplication des teintures et des coloris artificiels pose cependant au XVIIIe siècle un problème de désignation. Un vocabulaire pittoresque et savoureux fait alors fleurir des couleurs «cuisse de nymphe émue», «espagnol malade» ou «caca dauphin»! La commercialisation de la couleur en tube au XIXe encourage la peinture de plein air. Le nom des couleurs reste bien souvent approximatif et un même terme peut désigner des teintes différentes selon les fabricants.
Et aujourd’hui, la palette numérique illimitée renvoie l’utilisateur à sa solitude...

Source : Revue Parole, publiée par l'Institut Suisse Jeunesse et Médias

 

Karen Vignoles enseigne l’Histoire de l’Art à l’Ecole Emile Cohl, à Lyon; artiste amateur, elle dirige également Les Ateliers-Terreaux sous l’égide de La Compagnie Lyonnaise, et organise expositions, voyages artistiques et autres manifestations.

Dessins par Etienne Delessert.