L'album sans texte (1/2). Au-delà des langues: la bibliothèque jeunesse de Lampedusa
Littérature jeunesse, langues et langages 3
Littérature jeunesse, langues et langages 3
L'album sans texte a ceci de paradoxal que c'est justement parce qu'il n'est écrit dans aucune langue qu'il peut être compris par les locuteurs de toutes les langues du monde. Deborah Soria, libraire jeunesse, membre d'IBBY Italia et initiatrice du projet «Silent Books: Final Destination Lampedusa» nous parle de ce médium particulier et nous présente la bibliothèque jeunesse de Lampedusa, un endroit où il est particulièrement mis à l'honneur.
Damien Tornincasa: Deborah Soria, pouvez-vous nous présenter brièvement votre parcours?
Deborah Soria: Je suis libraire, spécialisée en littérature jeunesse et suis active dans ce secteur depuis 1997. Je travaille dans différents domaines de la littérature et de l’édition, dans le but de promouvoir l’utilisation du livre comme médium vivant et influent dans la culture enfantine contemporaine. A Rome, j’ai une librairie qui s’appelle Ottimomassimo. En plus d’un magasin permanent, Ottimomassimo prend la forme d’une librairie itinérante, grâce à sa boutique-camionnette qui parcourt l’Italie. Je supervise des projets de promotion de la lecture en milieu scolaire et dans les librairies ainsi que des projets de volontariat d’IBBY. Enfin, je suis l’initiatrice et la responsable du projet «Silent Books: Final Destination Lampedusa».
Pouvez-vous nous raconter la genèse de la bibliothèque jeunesse de Lampedusa?
Tout débute en 2012, lors du congrès international d’IBBY à Londres. Le projet de bibliothèque à Lampedusa est approuvé par tous les Etats membres et obtient le soutien d’IBBY. A partir de là, nous avons commencé à dialoguer avec les institutions et à travailler avec des volontaires du monde entier. Cela s’est révélé être un parcours de longue haleine pour introduire la bibliothèque dans le «système» de vie de la communauté de Lampedusa. L’île n’avait en effet jamais connu de bibliothèque sur son territoire. Initialement, la bibliothèque avait été pensée pour accueillir exclusivement des migrants. Mais le projet a évolué pour une bibliothèque vivante, active sur la frontière et ouverte à tous ceux qui en ont besoin. Ce projet est en quelque sorte un «parcours de croissance» pour tous ceux qui s’occupent d’accueil. C’est aussi un instrument pour comprendre l’époque dans laquelle on vit. Il nous a fallu cinq ans pour être accueillis et faire germer notre idée: la bibliothèque a ouvert ses portes en 2017.
Aujourd’hui, grâce au travail des bénévoles (un groupe indépendant d’adultes et de jeunes de tous âges), la bibliothèque fonctionne deux jours par semaine. La communauté connaît la bibliothèque et la fréquente volontiers.
Lampedusa est une petite île située en Méditerranée. Sa population (6000 habitants dont un millier d’enfants et d’adolescents) a un accès particulièrement restreint aux objets et biens culturels. Comment la création d’une bibliothèque jeunesse a-t-elle été accueillie par les insulaires?
C’était très intéressant d’essayer de comprendre comment vaincre la méfiance des habitants de l’île. Avoir des fonds et des compétences ne suffisait pas. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui nous a aidés. L’île reçoit des milliers de projets. Des gens débarquent avec un financement et une idée précise qu’ils mettent en œuvre sans même consulter la communauté. Ils font leur publicité, laissent leur marque puis s’en vont. Les insulaires ne sont jamais vraiment impliqués.
En fin de compte, je crois que ce qui nous a permis d’ «entrer» dans la communauté et d’obtenir sa confiance est le fait que nous soyons revenus sur l’île année après année. C’est aussi notre investissement émotionnel et personnel qui a fait la différence.
A mon sens, tout projet qui veut s’enraciner dans un lieu aussi particulier qu’une île-frontière doit pouvoir compter sur un vrai engagement personnel.
Les livres ont montré toute leur puissance! La communauté a essayé de résister aux changements qu’ils apportaient… Mais, au final, l’enthousiasme des enfants a pris le dessus. La bibliothèque a transformé l’île d’une façon si vive et manifeste qu’il est impossible de nier l’impact des livres dans notre monde.
Certains disent que les livres sont inutiles et qu’ils vont disparaître. Ils se servent de ce genre d’arguments à des fins politiques. A mon avis, les livres sont au contraire vecteurs de liberté de pensée et de révolution.
La bibliothèque de Lampedusa rassemble une collection impressionnante d’albums sans texte provenant du monde entier. Dites-nous en plus…
Le projet se compose de plusieurs parties distinctes. Tous les deux ans, nous demandons aux quelque 70 sections nationales d’IBBY de nous envoyer les meilleurs albums sans texte de leur pays. On reçoit ainsi énormément de livres. Chaque titre parvient en trois exemplaires. Le premier exemplaire reste à Rome dans un fonds du Palais des expositions dédié aux chercheurs (ce fonds contient aujourd’hui plus de 400 ouvrages); le deuxième part pour Lampedusa; le troisième fait le tour du monde dans une exposition empruntée par des bibliothèques ou des communes qui désirent travailler sur l’album sans texte, comprendre ses usages et exploiter ses potentialités, aussi bien dans un contexte éducatif que d’accueil.
L’album sans texte est une forme assez rare en littérature jeunesse. Pourquoi avoir choisi d’exploiter ce médium en particulier?
L’album sans texte a toujours existé dans la littérature jeunesse. Seulement, il y avait peu de titres ambitieux: les éditeurs ne savaient pas comment exploiter ce type de livres, ni comment les présenter au public. On a toujours eu tendance à associer le livre à la lecture de textes. Dès lors, les albums sans texte devenaient difficilement appréhendables pour ceux qui s’accrochaient à cette idée et se disaient: «Quel est l’intérêt d’un livre sans histoire?».
Aujourd’hui, les albums sans texte ne sont plus si rares; c’est même une nouvelle tendance et presque tous les éditeurs jeunesse essaient d’en avoir à leur catalogue. La production d’albums sans texte à travers le monde a explosé, ce qui montre, d’une part, le succès du projet et, d’autre part, la nécessité de réunir autour de cet objet des communautés qui ne réussissent pas à trouver dans le texte écrit un lieu de rencontre. Il est de plus en plus clair que les sociétés de demain seront mixtes et ne pourront vivre en bonne intelligence qu’à condition de trouver des formes de rencontres et de communication pacifiques.
Au début, le choix de l’album sans texte avait une dimension pratique: nous ne savions pas où nous procurer des livres dans toutes les langues parlées par les enfants qui arrivaient à Lampedusa (l’arabe, le wolof, l’urdu, le tigrigna, etc.). Il nous semblait que les albums sans texte pouvaient rapprocher toutes les langues.
On a beaucoup entendu parler de Lampedusa ces dernières années, notamment à cause de la crise migratoire. Est-ce que de jeunes migrants fréquentent la bibliothèque? Etait-ce sa vocation de départ?
Effectivement, Lampedusa est tristement célèbre pour sa position géographique: des centaines d’enfants et des jeunes à la recherche d’une vie possible y font escale. La bibliothèque a été créée pour eux mais, aujourd’hui plus que jamais, il convient de ne pas distinguer les «migrants» des «autres». La bibliothèque de Lampedusa est une bibliothèque de frontière: elle accueille tout le monde. Lorsqu’une famille en voyage s’y arrête, elle trouve une communauté d’enfants et de jeunes qui lisent, dessinent, jouent. Une communauté qu’elle peut intégrer. Les enfants s’assoient ensemble et cessent d’être des migrants, des touristes, des habitants de l’île: ils redeviennent simplement des enfants. C’est pourquoi chaque communauté devrait avoir une bibliothèque active.
Dans un contexte d’accueil d’enfants allophones (que ce soit sur l’île de Lampedusa ou ailleurs), pensez-vous que l’album sans texte est un outil d’intégration et de partage?
Ce n’est pas seulement que je le pense, je le sais! Ces dernières années, on a pu beaucoup observer les albums sans texte en action. C’est une très belle manière pour deux personnes (peu importe leur âge) de faire un bout de chemin côte à côte, de partager une expérience. Le simple fait de comprendre une histoire ensemble transforme ces deux personnes en voyageurs; des voyageurs qui se respectent.
Il y a évidemment des manières d’utiliser les albums sans texte, des astuces à prendre en compte. A ce propos, nous avons publié un petit «décalogue» regroupant les recommandations de base à garder en tête lorsqu’on lit un album sans texte.
La richesse de ce médium, c’est que sa lecture est active, elle pousse le lecteur à s’impliquer dans la compréhension de l’histoire, l’oblige à réaliser que s’il n’a pas cultivé son vocabulaire et sa pensée il n’aura pas les instruments pour raconter ou comprendre une illustration. Les livres sans texte nous forcent à regarder à l’intérieur de nous-mêmes. Ils sont riches en expériences et la lecture partagée modifie chaque fois notre vision personnelle. Les albums sans texte deviennent ainsi des lieux d’échange.
Dans son article intitulé L’album muet: une esquisse de textes dissimulés, Valérie Ducrot, formatrice à l’ESPE de Bourgogne, écrit: «L’album muet peut être propice à une lecture solitaire, mais il présente également cette caractéristique de générer spontanément une communauté de lecteurs. Il est rare de voir deux têtes penchées sur le même livre avec un texte écrit; alors que c’est une situation courante pour l’album muet, comme s’il était nécessaire de rencontrer un interlocuteur pour créer ou partager l’histoire». Comment réagissez-vous à cette affirmation?
Elle est parfaite. En 2015, alors que nous n’avions pas encore la bibliothèque communale, nous avons loué un espace à Lampedusa pour accueillir les locaux. Nous avons organisé un camp. Dès lors, chaque année au mois de novembre, nous ouvrons nos camps à tous ceux qui désirent y participer, peu importe d’où ils viennent. C’est toujours un grand moment de formation, d’animation à la lecture. Professionnels du livre, universitaires, illustrateurs et volontaires de partout se réunissent le temps d’une semaine.
En 2015, il y avait beaucoup d’enfants migrants à Lampedusa. Le soir, les volontaires emportaient les livres dans la rue pour les lire avec eux. Cela a été une expérience si forte que nous avons tous été marqués. Lire ensemble, se donner l’espace et le temps nécessaires pour comprendre (en utilisant nos yeux, en faisant des gestes), tenter de lire les sentiments de l’autre: il a paru évident à tous que le livre sans texte est un outil de grande dignité et un moyen de mettre tout le monde sur un même plan, sans distinction.
Les photos de cette soirée correspondent exactement à ce que Valérie Ducrot décrit.
Pensez-vous que les images se «lisent» de la même manière par tous les enfants? Ou, au contraire, avez-vous remarqué des particularités liées à la culture ou au pays d’origine (notamment sur la signification de certains symboles et codes visuels)?
Personne ne peut lire de la même manière; chaque œil contient sa propre histoire, ses propres mots, sa propre traduction des images. Tradition, stéréotypes, culture visuelle: autant d’éléments qui peuvent varier en fonction du lieu de naissance, du niveau de vie ou de la religion. Il est nécessaire d’enseigner à ceux qui choisissent les livres pour des communautés formées par diverses origines, cultures et religions à décrypter les stéréotypes et à mettre en évidence les passages d’une histoire qui présupposent que le lecteur connaisse des codes spécifiques.
Dans notre collection, qui provient du monde entier, il arrive régulièrement que nous ne comprenions pas certains nœuds du récit qui sont sans doute évidents dans le lieu d’où provient le livre. C’est pourquoi – surtout lorsqu’on travaille avec des enfants – il faut avoir l’humilité de demander; il faut chercher la discussion, tenter de discerner les malentendus, les déceptions, les refus… et parfois il faut passer par l’approbation des parents. L’idéal serait d’utiliser des livres sans trop de stéréotypes et qui ne partent pas du principe que chacun doit être capable de tout comprendre. C’est un travail qui doit être effectué par les personnes qui accueillent.
Au XIXe siècle, l’album sans texte (qui se présentait surtout sous forme d’imagier ou d’abécédaire) avait pour objectif principal d’enrichir le vocabulaire du jeune enfant. Qu’en est-il aujourd’hui? L’album sans texte constitue-t-il, selon vous, un bon support pour l’apprentissage des langues (qu’il s’agisse de la langue maternelle ou de langues étrangères)?
L’abécédaire (qui sert avant tout à apprendre les lettres de l’alphabet) n’est pas à proprement parler un «silent book».
L’album sans texte continue, quant à lui, à avoir la particularité d’enrichir le vocabulaire. Il contient une narration (ou diverses narrations parallèles) se développant au cours du livre. Ou alors il y a un jeu à comprendre, qui ne peut débuter que lorsqu’on fait défiler les pages.
Je suis convaincue qu’apprendre une langue avec, comme support, l’album sans texte, cela signifie acquérir une narration poétique, insérer dans le vocabulaire d’un migrant des mots liés à son histoire, ses rêves, ses possibilités. Nous tenons pour acquis que les migrants veulent uniquement savoir comment on dit: «j’ai faim», «je veux un travail», «je m’appelle…». Mais on a tous besoin de savoir raconter la vie, les songes, les espoirs. «Il était une fois la Lune», «il était très triste», «elle ne savait pas pourquoi»: voilà des phrases qui pourraient naître de l’interprétation d’un album sans texte. Ce sont des pensées nécessaires à tout être humain.
L’absence de texte dans un livre peut être déroutant, surtout pour les adultes. Quels conseils donneriez-vous à un parent ou à un médiateur souhaitant lire à voix haute un album sans texte à des enfants?
L’absence de mots nous met en grande difficulté. Le silence nous met en grande difficulté. Le conseil que je peux vous donner est: «Essayez par vous-même, lisez sans filtre ce que vous lisez, cherchez les mots qui vous manquent. Essayez de lire les nombreuses histoires qui se cachent dans les illustrations, celles de la lumière, celles des paysages, des sentiments, des détails». Chaque livre (s’il est réalisé par un bon artiste) raconte un million d’histoires. Les enfants sont très forts pour les débusquer, vous pouvez leur faire confiance!
Chaque année, IBBY organise une semaine de camp pour bénévoles à Lampedusa. La prochaine édition aura lieu du 4 au 10 novembre 2019. Quels sont les buts de ce camp? Qui peut y participer?
Comme je l’ai dit avant, chaque année il y a un camp à Lampedusa. Maintenant, il sert avant tout à faire le point sur la situation politique, culturelle de la Méditerranée. Notre bibliothèque est petite, mais très dynamique: un tas d’idées émergent. Les volontaires viennent de partout et on ne sait jamais à l’avance ce qui va se passer. C’est la première leçon que nous enseigne Lampedusa: tout change. La situation politique, la situation économique, l’opinion publique: rien n’est jamais pareil d’une année à l’autre.
Les volontaires doivent aimer les livres, c’est le seul prérequis. Chaque participant organise son voyage (nous n’avons pas les fonds pour financer qui que ce soit). Une fois sur île, nous travaillons avec l’école de Lampedusa, nous proposons des lectures, des ateliers, des rencontres. La bibliothèque est ouverte tous les après-midis durant cette période et, le soir, il y a des rencontres d’«autoformation» au cours desquelles nous partageons nos parcours, nos expériences. C’est une chose simple.
Enfin, une question un peu plus personnelle: quel est votre album sans texte préféré?
Je dois dire que j'aime beaucoup La vague de Suzy Lee. J'aime la façon dont ma lecture a changé mille fois en fonction de mon évolution et de ce qui m'arrivait. Je trouve que l’album est très profond: il raconte l'histoire de la transition d'un état émotionnel à l'autre.