La peur, le chagrin et le jeune lecteur
« Nous voulons que nos enfants aient la sécurité. Soit. Mais la sécurité pour quoi faire ? Si le prix de la sécurité c'est de ne plus avoir d'imagination, plus de créativité, plus de liberté, je crois que la sécurité est un besoin primordial mais qu'il n'en faut pas trop. Trop de sécurité étête le désir et le risque qui sont nécessaires pour se sentir à chaque instant «vivant», «mis en question»(3).
Françoise Dolto, La cause des enfants
À la mémoire de Maurice Sendak
Maurice Sendak, Max et les maximonstres
Le sentiment de peur est associé à des thèmes très divers et s'étend de la crainte à la plus grande terreur. C'est un sujet d'autant plus passionnant qu'il recouvre les interrogations actuelles sur la tonalité sulfureuse de la littérature pour adolescents, mais aussi plus généralement sur la littérature pour enfants. Dans ma pratique de psychothérapeute, je fréquente aussi les domaines de l'angoisse et de la peur car les syndromes anxio-dépressifs et les phobies constituent la plus grande part de la demande de consultations d'enfants, d'adolescents et d'adultes.
Nous n'aimons pas avoir peur. Il suffit de se remémorer les fois où la peur réelle s'est manifestée dans notre vie alors que nous étions exposés à un danger réel. Ce sont en général des souvenirs imprégnés par la violence de la situation. Nous ne souhaitons pas vraiment que cela se reproduise car nous en conservons une empreinte traumatique qui actualise en permanence de pénibles sentiments parfois accompagnés de douleurs physiques liées, d'une part à la modification brutale de notre équilibre neurophysiologique et d'autre part à la situation d'effraction psychique que nous avons subi.
Le paradoxe réside dans le fait que nous aimons nous faire peur à nous-mêmes... Plus précisément, nous cherchons à éprouver artificiellement des sensations proches de la peur réelle : est-ce paradoxal? Nous entretenons à cet effet une relation singulière avec certains personnages de fiction capables de susciter en nous des sentiments d'horreur et de terreur... Dans la littérature pour les enfants et les adolescents, la peur occupe une place de choix sous différentes formes. Selon Serge Tisseron les fictions nous permettent, « à volonté, et sans danger, de suspendre le sentiment de la réalité. La fiction interdit de penser qu’il s’agit de la réalité, mais pas d’y croire, « comme si c’était vrai ». (12) La forme de l'intrigue, le suspense, les caractéristiques des personnages sont autant de critères qui importent dans l'attrait exercé sur les jeunes lecteurs par certaines fictions romanesques, ou bien dans les livres d'images pour les plus petits qui mettent en scène les figures archaïques du monstre, de l'ogre, du fantôme, du vampire, de la sorcière, etc.
Il n'y a pas de peur sans danger
Freud (7) précisait que l'angoisse est en relation avec l'attente, et qu’elle a pour caractères l'indétermination et l'absence d'objet : elle est donc différente de la peur qui a un objet, une source de danger bien définie. En revanche, lorsque nous lisons une histoire effrayante et que nous éprouvons un frisson de terreur qui perdure parfois longtemps après que nous ayons fermé le livre, ou plus encore au cinéma, lorsque nous sursautons en criant, alors que nous savons qu'il s'agit d'une fiction, le registre du fantasme se joue des limites entre réel et imaginaire. Est-il plus pertinent de parler d'angoisse ou bien de peur ? Nous ne répondrons pas ici à des questions d'ordre méta psychologique mais nous tenterons de comprendre pourquoi la fascination joue un rôle décisif dans le besoin que nous avons de jouer à nous faire peur. Nous envisageons la fascination dans ce qui la relie à l'abject, à l'horreur (9).
Remarquons que la première différence entre avoir peur et se faire peur réside dans le caractère inattendu du surgissement d'un danger qui provoque la sensation de peur. La deuxième réside dans le caractère réel ou pas du danger. La frontière entre la peur réelle et la peur fantasmée est signifiée par la part d'action que nous prenons dans la genèse de la situation terrifiante. Quand nous lisons un livre, nous sommes en quelque sorte aux commandes de notre peur et témoins « en sécurité » de la peur des autres. Nous recherchons dans la peur artificielle une expérience imaginaire où nous sommes en mesure de contrôler un phénomène qui, dans la vie réelle, nous plonge dans un abîme d'impuissance et constitue souvent un traumatisme. Nous pouvons contrôler la peur que nous créons en interrompant l'expérience, en dosant le phénomène ou bien en partageant l'expérience avec d'autres.
Ajoutons que cette "fabrique expérimentale de peur" nous est absolument nécessaire si l'on se fonde sur ce que la psychanalyse nous enseigne : nous sommes habités par des terreurs archaïques depuis notre plus jeune âge, ces peurs se traduisent par de nombreuses formes d'angoisse que nous avons besoin de transformer en peurs (exemple de la phobie). Pour que cela puisse être possible il faut lui donner une forme. Cette forme va nous permettre de "penser" la peur, c'est à dire de traduire l'angoisse en termes de peur. Nous avons pour cela recours à l'imaginaire. Plus généralement, de cette nécessité naît l'image du monstre et la création littéraire est redoutablement efficace pour la faire surgir, protéiforme et envahissante. Nous en constatons son efficacité dans les albums de la littérature jeunesse qui jouent avec la figure du monstre depuis Charles Perrault et les frères Grimm. Dans le roman Ça (8), Stephen King oppose un groupe d’adultes au monstre qu’ils ont dû affronter ensemble dans leur enfance. Ce faisant, l'auteur place des adultes à la personnalité construite face aux terreurs de leur enfance.
Parlons un peu des enfants...
La peur, l'enfant et le jeu
Dès son plus jeune âge, lorsque l'enfant est capable de se différencier de l'autre, il lui est agréable de jouer à avoir peur avec ses proches. Nous ne nous souvenons pas de nos propres jeux mais si nous connaissons de jeunes enfants, nous savons que jouer à « cache-cache » provoque chez les bébés de plus de 8 mois une intense jubilation liée à la surprise, qui provoque ses éclats de rire lorsque la situation se répète. L'enfant apprivoise la figure de l'étrange en expérimentant l'alternance entre l'étranger, l'inconnu et le familier. L'émotion provoquée par la surprise, la « petite frayeur », est activement recherchée et la rapide alternance des sentiments de peur et de réassurance joue un rôle dans le contrôle de l'émotion par l'enfant qui se livre à une expérience première d'élaboration mentale. Les parents qui jouent à ce jeu avec les enfants connaissent intuitivement la limite de la durée du sentiment de peur. Ils jouent inconsciemment avec le "souvenir" perdu de leurs propres jeux d'enfants. Soulignons que la plus grande peur du bébé est que sa mère disparaisse et ne revienne jamais. Cette perspective le plonge dans une situation que Freud qualifie de « détresse psychique » (6). Mais en expérimentant le jeu de cache-cache, il combat sa pire terreur en apprivoisant la peur par la jubilation et dans ce précieux espace entre soi et le monde que Winnicott a qualifié de « transitionnel » (16).
Nous pouvons donc, non sans plaisir, auto-provoquer la peur en regardant un film d'horreur, en lisant un livre à suspense, en pratiquant un sport extrême, en faisant du saut à l'élastique ou bien en montant dans des manèges de fête foraine qui nous projettent dans le vide. Nous n'avons pas souvent conscience que ce plaisir est issu de souvenirs anciens qui ont été refoulés et qui sont affiliés à une angoisse innommable de perte chevillée à la peur impensée de la mort. Freud a donné un nom à cet impensé : « l'inquiétante étrangeté » (5), un sentiment qui s'oppose à la quiétude et au familier. Les écrivains et les cinéastes qui ont compris ce sentiment l'ont mis en oeuvre dans leur création artistique.
Nous n'aimons pas avoir peur. Il suffit de se remémorer les fois où la peur réelle s'est manifestée dans notre vie alors que nous étions exposés à un danger réel. Ce sont en général des souvenirs imprégnés par la violence de la situation. Nous ne souhaitons pas vraiment que cela se reproduise car nous en conservons une empreinte traumatique qui actualise en permanence de pénibles sentiments parfois accompagnés de douleurs physiques liées, d'une part à la modification brutale de notre équilibre neurophysiologique et d'autre part à la situation d'effraction psychique que nous avons subi.
Le paradoxe réside dans le fait que nous aimons nous faire peur à nous-mêmes... Plus précisément, nous cherchons à éprouver artificiellement des sensations proches de la peur réelle : est-ce paradoxal? Nous entretenons à cet effet une relation singulière avec certains personnages de fiction capables de susciter en nous des sentiments d'horreur et de terreur... Dans la littérature pour les enfants et les adolescents, la peur occupe une place de choix sous différentes formes. Selon Serge Tisseron les fictions nous permettent, « à volonté, et sans danger, de suspendre le sentiment de la réalité. La fiction interdit de penser qu’il s’agit de la réalité, mais pas d’y croire, « comme si c’était vrai ». (12) La forme de l'intrigue, le suspense, les caractéristiques des personnages sont autant de critères qui importent dans l'attrait exercé sur les jeunes lecteurs par certaines fictions romanesques, ou bien dans les livres d'images pour les plus petits qui mettent en scène les figures archaïques du monstre, de l'ogre, du fantôme, du vampire, de la sorcière, etc.
Il n'y a pas de peur sans danger
Freud (7) précisait que l'angoisse est en relation avec l'attente, et qu’elle a pour caractères l'indétermination et l'absence d'objet : elle est donc différente de la peur qui a un objet, une source de danger bien définie. En revanche, lorsque nous lisons une histoire effrayante et que nous éprouvons un frisson de terreur qui perdure parfois longtemps après que nous ayons fermé le livre, ou plus encore au cinéma, lorsque nous sursautons en criant, alors que nous savons qu'il s'agit d'une fiction, le registre du fantasme se joue des limites entre réel et imaginaire. Est-il plus pertinent de parler d'angoisse ou bien de peur ? Nous ne répondrons pas ici à des questions d'ordre méta psychologique mais nous tenterons de comprendre pourquoi la fascination joue un rôle décisif dans le besoin que nous avons de jouer à nous faire peur. Nous envisageons la fascination dans ce qui la relie à l'abject, à l'horreur (9).
Remarquons que la première différence entre avoir peur et se faire peur réside dans le caractère inattendu du surgissement d'un danger qui provoque la sensation de peur. La deuxième réside dans le caractère réel ou pas du danger. La frontière entre la peur réelle et la peur fantasmée est signifiée par la part d'action que nous prenons dans la genèse de la situation terrifiante. Quand nous lisons un livre, nous sommes en quelque sorte aux commandes de notre peur et témoins « en sécurité » de la peur des autres. Nous recherchons dans la peur artificielle une expérience imaginaire où nous sommes en mesure de contrôler un phénomène qui, dans la vie réelle, nous plonge dans un abîme d'impuissance et constitue souvent un traumatisme. Nous pouvons contrôler la peur que nous créons en interrompant l'expérience, en dosant le phénomène ou bien en partageant l'expérience avec d'autres.
Ajoutons que cette "fabrique expérimentale de peur" nous est absolument nécessaire si l'on se fonde sur ce que la psychanalyse nous enseigne : nous sommes habités par des terreurs archaïques depuis notre plus jeune âge, ces peurs se traduisent par de nombreuses formes d'angoisse que nous avons besoin de transformer en peurs (exemple de la phobie). Pour que cela puisse être possible il faut lui donner une forme. Cette forme va nous permettre de "penser" la peur, c'est à dire de traduire l'angoisse en termes de peur. Nous avons pour cela recours à l'imaginaire. Plus généralement, de cette nécessité naît l'image du monstre et la création littéraire est redoutablement efficace pour la faire surgir, protéiforme et envahissante. Nous en constatons son efficacité dans les albums de la littérature jeunesse qui jouent avec la figure du monstre depuis Charles Perrault et les frères Grimm. Dans le roman Ça (8), Stephen King oppose un groupe d’adultes au monstre qu’ils ont dû affronter ensemble dans leur enfance. Ce faisant, l'auteur place des adultes à la personnalité construite face aux terreurs de leur enfance.
Parlons un peu des enfants...
La peur, l'enfant et le jeu
Dès son plus jeune âge, lorsque l'enfant est capable de se différencier de l'autre, il lui est agréable de jouer à avoir peur avec ses proches. Nous ne nous souvenons pas de nos propres jeux mais si nous connaissons de jeunes enfants, nous savons que jouer à « cache-cache » provoque chez les bébés de plus de 8 mois une intense jubilation liée à la surprise, qui provoque ses éclats de rire lorsque la situation se répète. L'enfant apprivoise la figure de l'étrange en expérimentant l'alternance entre l'étranger, l'inconnu et le familier. L'émotion provoquée par la surprise, la « petite frayeur », est activement recherchée et la rapide alternance des sentiments de peur et de réassurance joue un rôle dans le contrôle de l'émotion par l'enfant qui se livre à une expérience première d'élaboration mentale. Les parents qui jouent à ce jeu avec les enfants connaissent intuitivement la limite de la durée du sentiment de peur. Ils jouent inconsciemment avec le "souvenir" perdu de leurs propres jeux d'enfants. Soulignons que la plus grande peur du bébé est que sa mère disparaisse et ne revienne jamais. Cette perspective le plonge dans une situation que Freud qualifie de « détresse psychique » (6). Mais en expérimentant le jeu de cache-cache, il combat sa pire terreur en apprivoisant la peur par la jubilation et dans ce précieux espace entre soi et le monde que Winnicott a qualifié de « transitionnel » (16).
Nous pouvons donc, non sans plaisir, auto-provoquer la peur en regardant un film d'horreur, en lisant un livre à suspense, en pratiquant un sport extrême, en faisant du saut à l'élastique ou bien en montant dans des manèges de fête foraine qui nous projettent dans le vide. Nous n'avons pas souvent conscience que ce plaisir est issu de souvenirs anciens qui ont été refoulés et qui sont affiliés à une angoisse innommable de perte chevillée à la peur impensée de la mort. Freud a donné un nom à cet impensé : « l'inquiétante étrangeté » (5), un sentiment qui s'oppose à la quiétude et au familier. Les écrivains et les cinéastes qui ont compris ce sentiment l'ont mis en oeuvre dans leur création artistique.
La peur comme instrument de l'initiation
D'un point de vue psychanalytique, on admet que la différence entre la peur et l'angoisse est que la première à un objet réel et que la seconde est sans objet. L'angoisse est un affect qui a naturellement sa place dans l'organisation psychique et qui dispose d'une part inconsciente très importante. L'angoisse a besoin d'un support pour être pensée et élaborée mentalement. On appelle ce support représentation mentale : autrement dit une image ou un groupe d'images qui constitue un contenant pour l'angoisse. Ce contenant est important car il détermine les limites du territoire de l'angoisse.
Dans les contes, le territoire de l'angoisse est délimité par la forêt, la caverne, la grotte : au-delà de cette limite vous êtes en grand danger. Il est toujours tentant pour le héros de l'histoire de pénétrer dans ce territoire pour affronter sa peur. Parfois, il n'a pas le choix, comme le petit Poucet qui sauve la vie de ses frères en trompant l'ogre qui veut le dévorer et en surmontant le pire danger qui soit : être abandonné par ses parents. "Tu auras peur" dit le sage Yoda au jeune Luke Skywalker dans Starwars (10) qui affronte dans la grotte initiatique le spectre du meurtre du père. La figure du monstre est ici pour le moins ambivalente car l'on voit se profiler l'imago paternelle castratrice derrière le masque de Dark Vador, mais aussi la figure du même car le jeune Luke hallucine son propre visage sous le masque. Il voit le visage de sa propre mort dans le meurtre du père haï.
Dans l'oeuvre de Tolkien Le seigneur des Anneaux (13), Frodon Sacquet doit quitter sa chère Comté et entrer dans le Mordor, territoire de Sauron afin d'y conjurer le destin funeste des hommes, des Elfes et des Hobbits. Ici la figure paternelle du bienveillant Gandalf est rassurante mais elle expose tout de même notre héros à des dangers mortels. La route de la communauté de l'Anneau est pavée de frayeurs, de terreurs et de souffrance jusqu'à l'épuisement. Ainsi que le Souligne N. Guédeney, le double registre émotionnel qui associe peur et chagrin « est présent tout au long du Seigneur Des Anneaux et associé au moins une dizaine de fois, dans une même phrase, avec des variantes comme: «terreur et mort, horreur et désespoir, chagrin et inquiétude, crainte et chagrin ». Par exemple, lors de leur rencontre en Ithilien, Frodon se plaint auprès de Faramir: «je suis las, chargé de chagrin et j’ai peur » ; lorsque tout semble perdu dans la bataille contre Minas Tirith, Tolkien écrit «...et ainsi passa-t-on lentement d’une terne journée de craintes dans les ténèbres d’une nuit désespérée ». (4) Elle précise que cette omniprésence du couple peur/chagrin est une composante essentielle de la théorie de Bowlby qui rappelle le rôle des figures d’attachement, qui protègent l’enfant des émotions négatives, destructrices, comme la peur et le chagrin, lorsque ces émotions sont trop intenses. Frodon Sacquet est entouré de figures auxquelles il est très attaché, comme Gandalf, Aragorn, le fidèle Sam. L'histoire montre que cet attachement lui permet de triompher de la peur mais il ne s'en remettra pas complètement puisqu'il devra quitter la Comté – autant dire sa famille, son socle - à la fin de l'histoire et partir vers les Hâvres avec les Elfes. Le Seigneur des Anneaux est une illustration magistrale des dialectiques de l'attachement et de la perte, du lien et de la séparation, du chagrin et de la peur, face au danger de mort qui guette au détour de chaque chemin.
Dans les sociétés moins industrialisées que la société occidentale, les adolescents vivent des expériences initiatiques réelles. Les jeunes garçons touaregs doivent quitter la tente de leurs mères afin de dormir seuls dans le désert. Les Touaregs disent "essouf" qui signifie littéralement "solitude" et plus concrètement "en dehors de la tente" (1). Ils prouvent ainsi leur capacité à combattre la peur du danger ; s'ils y parviennent, ils seront désormais dotés du turban qui voile leur bouche et leur front, signe qu'ils sont séparés de leur mère et qu'ils appartiennent désormais à la communauté des hommes adultes.
En d'autres termes nous ne pouvons découvrir qui nous sommes au-delà des apparences sociales qu'à travers une expérience fondatrice où nous sommes confrontés au danger et dont nous devons triompher. Nul n'échappe à cette loi de passage obligé qui nous permet en outre de devenir adulte, c'est à dire de nous séparer définitivement de nos parents. La figure de l'ogre qu'il soit monstre, machine, doté de pouvoirs surnaturels ou criminel sadique, est paradoxale car elle est double et constitue en fait l'image idéale à laquelle nous devons être exposés afin de triompher de l'angoisse d'anéantissement et de la régression qui nous guette si nous restons à jamais des enfants aux prises avec nos pulsions libres de toute entrave et incapables de surmonter la peur et le chagrin.
A la recherche de la "délicieuse frayeur" : la figure du monstre
Les fantômes et les vampires posent la question des limites entre la vie et la mort. L'angoisse dont il est question ici est complexe et de nature existentielle. Le monstre inhumain est toujours trop humain et le vampire (personnage préféré des adolescents) réveille en nous la composante orale du début de notre vie : l'époque ou la connaissance des choses et du monde, notre existence même se concentrait dans la bouche et l'action de téter le sein ou le biberon. L'angoisse archaïque de dévoration est contemporaine de cette époque et le vampirisme est le mythe qui en résulte. Dévorer c'est posséder, mais aussi détruire. Le Vampire est un personnage de légende au succès incontesté. Il représente la relation impossible des corps à cause de la composante mortifère du baiser du vampire. Aimer c'est mourir, le vampire se fait l'écho de notre ambivalence. La suppression des barrières et des limites rassurantes, la confusion entre vie et mort, constitue l'expérience « de l'altérité radicale de la mort », comme l'écrit Jean-Pierre Vernant (15).
Afin de comprendre l'attitude ambivalente du lecteur, il faut remonter à une époque de notre vie où nous n'avions pas encore intégré la loi paternelle symbolique. Cette loi qui forge ce qu'en psychanalyse on appelle le surmoi, nous permet de devenir des êtres socialement adaptés. Avant six ans, nous sommes des êtres sans foi ni loi sous la tutelle du surmoi de nos parents. Nous sommes ce que Sigmund Freud appelait des "pervers polymorphes", formule iconoclaste qui lui valut l'hostilité de ses confrères. Aujourd'hui encore, nombreux sont les adultes qui se plaisent à croire que les enfants sont des petits anges innocents. Cet état de fait s'explique par le refoulement systématique par les adultes, de cette période de notre vie où nous ne connaissions pas la culpabilité.
L'éclairage psychanalytique de la perversion nous apprend que le pervers ne connaît pas le sentiment de culpabilité, raison pour laquelle il peut se livrer sans vergogne à ses activités criminelles sans se remettre en question. Les personnages terrifiants de la littérature nous invitent à régresser jusqu'à ce stade psychoaffectif d'avant le complexe d'Oedipe et à en exploiter les composantes sadiques, bien à l'abri dans le rôle du lecteur/scrutateur/voyeur calé dans son fauteuil.
Aucun de nous n'a réellement envie de se retrouver face à face avec un tel personnage. Mais dans l'imaginaire, cela nous procure un délicieux frisson lié au sentiment de toute puissance d'être l'élu qui sera, tout comme certains héros seront épargnés ou bien échapperont par habileté et courage à aux desseins cruels du monstre dont l'intention claire est d'étendre la destruction et la terreur sur toute forme de vie. Le jeune Harry Potter (11), apprenti sorcier, livre une guerre de 7 ans (durée de l'adolescence...) au maléfique Voldemort et aura connu dans sa résistance à la pulsion de mort, un grand succès auprès des adolescents et pré-adolescents. Il incarne à la fois le danger permanent face à la mort, à la destruction, la volonté d'en triompher par le bien et l'ambivalence quand se révèle la part de lui-même qui participe à l'existence même de Voldemort. La cicatrice que celui-ci a laissé sur son front en constitue la trace indélébile, telle une inscription sur le corps, dans la chair, lui rappelle implicitement la vraie nature du monstre et Harry « va s’efforcer jusqu’au bout de considérer l’homme derrière le monstre, un homme qu’il prend soin de vouvoyer et qu’il se refuse, y compris lorsque cela devient possible, à exécuter. » (2)
Des personnages littéraires campent ces figures héroïques auxquelles le lecteur (jeune et moins jeune) peut d'autant plus s'identifier que les mythes entrecroisés au fil de l'intrigue occupent déjà une place dans le tissu de notre névrose infantile. Dans notre préhistoire individuelle, la toute-puissance et l'omnipotence entrent en conflit avec la menace de castration qui nous oblige à renoncer à nos projets incestueux. Une fois le complexe d'Oedipe résolu, nous nous arrangeons avec ce bagage encombrant grâce à de petits compromis.
Contempler le spectacle imaginaire de la plus perverse cruauté procède d'une nécessité d'autant plus impérieuse qu'elle apaise nos tensions issues de nos pulsions refoulées. Nous avons donc besoin de jouer à avoir peur. Ce faisant, nous obtenons par la peur une double satisfaction imaginaire :
- Contrôler l'angoisse de mort en délimitant son territoire.
- Apaiser les tensions issues du conflit entre nos pulsions sadiques inconscientes et notre intégration de la loi.
En outre, la frayeur délicieuse que nous éprouvons révèle sous une forme déguisée la manière dont nous tentons de faire l'économie de la culpabilité.
Les angoisses archaïques qui nous habitent dès le berceau sont de fait la trace de notre nature prédatrice et de nos pulsions sadiques primaires estompées, lissées par l'éducation que nous recevons. Domptées, enfouies (refoulées, dirait Freud), méconnues de nous-mêmes mais toujours là, comme la bête tapie dans l'obscurité de son antre, elles exigent de nous un perpétuel travail psychique. Ce travail psychique a été subtilement représenté dans Max et les maximonstres de Maurice Sendak (14). Face au déchainement pulsionnel Max exprime son agressivité et est puni par ses parents. Le sentiment de culpabilité naissant fait surgir des monstres dans sa chambre. L'imaginaire de Max métabolise la peur en récit épique. Le génie créateur de Maurice Sendak (qui n'a jamais oublié qu'il avait été un enfant) met en scène la nécessaire articulation de la colère, du chagrin et de la peur. De cette nécessité provient certainement notre paradoxal engouement pour l'horreur sous forme d'images et d'histoires... Que nous soyons enfant ou adulte, la frayeur est le prétexte de la fascination, elle est notre alibi pour pouvoir satisfaire, sans trop de culpabilité, notre appétit d'horreur et notre obscure satisfaction à triompher fantasmatiquement de la peur et du chagrin.
Ainsi, la littérature d'épouvante, les scénarios angoissants portés à l'écran et les fictions tragiques et effrayantes de toute sorte ont de beaux jours devant eux car nous avons besoin du frisson de la terreur. Nous, enfants, adolescents et adultes, chacun de façon singulière, avons besoin d'expérimenter le risque fantasmé de notre destruction ; notre privilège de lecteurs étant d'en ressortir vivants !
Les angoisses archaïques qui nous habitent dès le berceau sont de fait la trace de notre nature prédatrice et de nos pulsions sadiques primaires estompées, lissées par l'éducation que nous recevons. Domptées, enfouies (refoulées, dirait Freud), méconnues de nous-mêmes mais toujours là, comme la bête tapie dans l'obscurité de son antre, elles exigent de nous un perpétuel travail psychique. Ce travail psychique a été subtilement représenté dans Max et les maximonstres de Maurice Sendak (14). Face au déchainement pulsionnel Max exprime son agressivité et est puni par ses parents. Le sentiment de culpabilité naissant fait surgir des monstres dans sa chambre. L'imaginaire de Max métabolise la peur en récit épique. Le génie créateur de Maurice Sendak (qui n'a jamais oublié qu'il avait été un enfant) met en scène la nécessaire articulation de la colère, du chagrin et de la peur. De cette nécessité provient certainement notre paradoxal engouement pour l'horreur sous forme d'images et d'histoires... Que nous soyons enfant ou adulte, la frayeur est le prétexte de la fascination, elle est notre alibi pour pouvoir satisfaire, sans trop de culpabilité, notre appétit d'horreur et notre obscure satisfaction à triompher fantasmatiquement de la peur et du chagrin.
Ainsi, la littérature d'épouvante, les scénarios angoissants portés à l'écran et les fictions tragiques et effrayantes de toute sorte ont de beaux jours devant eux car nous avons besoin du frisson de la terreur. Nous, enfants, adolescents et adultes, chacun de façon singulière, avons besoin d'expérimenter le risque fantasmé de notre destruction ; notre privilège de lecteurs étant d'en ressortir vivants !
La Cahuette, le 6 juin 2012
Bibliographie
- CASAJUS, Dominique. La tente dans la solitude : la société et les morts chez les Touaregs Kel Ferwan, Cambridge, Cambridge University Press, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1987.
- DELZESCAUX, Sabine. « Harry Potter ou les chemins insolites de la résistance », Nouvelle revue de psychosociologie, 1989,1, n° 7, p. 85-100.
- DOLTO, Françoise. La cause des enfants, Paris, Robert Laffont, 1985 .
- GUEDENEY, Nicole. « Le Seigneur des Anneaux ou comment survivre au désespoir et à la peur : une lecture par la théorie de l'attachement » , Devenir, 2010, 3, vol. 22, p. 247-271.
- FREUD, Sigmund. « L'inquiétante étrangeté », Essais de psychanalyse appliquée, trad. française de M. Bonaparte et E. Marty, Paris, Gallimard, 1956 (collection Idées).
- FREUD, Sigmund. « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
- FREUD, Sigmund. Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1971.
- KING, Stephen 1986. Ça, trad. française de William Desmond, Paris, Albin Michel, 1988.
- KRISTEVA, Julia. L'abjection, Paris, Seuil, 1980.
- LUCAS, George.Star Wars, épisode V : l'empire contre-attaque, Etats Unis, 20th Century Fox, 1980.
- ROWLING, Joanne Kathleen. Harry Potter et les reliques de la mort, Paris, Gallimard, 2007.
- TISSERON, Serge. « La réalité de l’expérience de fiction », L’ Homme, 3/2005, n° 175-176, p. 131 à 146.
- TOLKIEN, John Ronald Reuel. Le seigneur des Anneaux, trad. française de Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, 1972-1986.
- SENDAK, Maurice. Max et les maximonstres, Paris, Delpire, 1967.
- VERNANT, Jean-Pierre 1991. « La mort dans les yeux », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. 1991, vol. 6, n° 1-2, p. 283-299.
- WINNICOTT, Donald Woods. Jeu et réalité ?, Paris, Gallimard, 1975.