La joie de lire fête ses 25 ans!
A l’occasion de cet anniversaire, ricochet-jeunes.org a rencontré sa fondatrice et directrice Francine Bouchet.
Yvan von Arx: Francine Bouchet, vous avez commencé votre parcours dans le domaine du livre pour enfants comme libraire en reprenant la librairie La Joie de lire à Genève. Dites-nous quelques mots sur ce premier contact avec le livre pour enfants.
Francine Bouchet: La librairie La Joie de lire est née en 1935. C’était une institution à Genève et un cas unique, car rares sont les librairies jeunesses ouvertes en Europe dans les années 30, qui ont subsisté jusque dans les années 80. Je l’ai reprise en 1981, sachant déjà que cette expérience me mènerait ailleurs, au journalisme, par exemple. J'ai proposé alors des critiques de livres jeunesse à la Tribune de Genève. Cette pratique de libraire fut une belle entrée en matière dans ce qu'on pourrait appeler ma carrière, une période riche a introduit mon « sujet ». Je n’étais pas du tout spécialiste du livre jeunesse. Mes références étaient mes propres lectures d'enfance, Babar, Bécassine, Tintin, la Comtesse de Ségur, ainsi que les livres de mes enfants que je leur lisais chaque soir. 1970-1980 furent des années très riches, durant lesquelles les grands noms de la littérature jeunesse de l'époque ont été repris en langue française par l’Ecole des Loisirs, (l'éditeur français le plus cohérent à mes yeux). Ces auteurs étaient publiés ailleurs à l'origine, en Allemagne chez Diogenes pour Ungerer, chez des éditeurs américains pour Sendak, Stevenson, Leo Lionni, Arnold Lobel, et quelques autres. Ils sont tous devenus incontournables et ce fut un immense plaisir et une grande chance de les appréhender à ce moment-là.
Et le passage du métier de libraire à celui d’éditrice s’est passé comment ?
Très simplement, c'est un passage du plaisir de lire et faire partager un objet fini, à la volonté de concevoir un objet en devenir. Je voulais m’engager dans autre chose que la librairie. Il fut vite difficile de mener les deux activités de front, d'autant qu'une excellente collaboratrice à la librairie choisit elle aussi de changer de voie! J’ai donc fait le choix de me consacrer à l’édition, laissant derrière moi cette belle tradition qui voulait que l'éditeur fût d'abord et en même temps libraire. L'installation de la Fnac à deux pas, a été le coup de grâce qui m'a conduite à abandonner la librairie. (Le prix unique n'était pas là en Suisse, il ne l'est toujours pas aujourd'hui... à moins que la votation du 11 mars change ENFIN les choses.)
Et pourquoi ce choix d’éditer pour la jeunesse ?
Mon point de départ était une librairie jeunesse, il était logique de continuer dans cette voie. A force de voir les livres des autres, de les analyser, de les proposer, j'ai eu envie de les faire moi-même. Avec l’idée de les faire autrement. C'est le documentaire qui m'a intéressée d'abord. Le premier livre de La Joie de lire, Corbu comme le Corbusier est un bon exemple de ce que je souhaitais faire. Une nouvelle façon, me semblait-il, de concevoir le documentaire pour la jeunesse. Partant d’une matière plutôt conceptuelle, l’architecture, nous avons choisi de tout dire par l’image et d’ajouter quelques petites phrases comme repères. Cette démarche, loin de la pédagogie dans le sens étroit du terme, est restée centrale dans mon catalogue. Pour moi, chaque livre devrait être différent des autres. Certes, c'est un idéal qui s'est heurté souvent à la réalité de la diffusion et du marché.
Comment avez-vous développé votre catalogue, construit une identité propre à La Joie de lire ?
La collection « Connus, méconnus » fut un départ intéressant. Sans le savoir, nous étions une sorte de laboratoire. En effet, Mozart avec le texte de Christophe Gallaz à la première personne, son Stravinski où les notes nous racontent l'évolution de la musique, Vespuci et son texte d'historien etc. ont signifié notre détermination à échapper à la facilité de la répétition. Le renom des illustrateurs choisis, tous différents, Georges Lemoine, John Howe, Popov, Fréréric Clément etc. nous a aidés à exister.
Je, le loup et moi de Béatrice Poncelet fut aussi un point de départ. L'intelligence, la subtilité, l'exigence de ce petit album si particulier, furent pour moi un aiguillon, encore actif aujourd'hui, dans la recherche de livres loin des sentiers battus.
Enfin La Force du berger fut le premier pas sur notre route littéraire. Grâce à Catherine Louis, j'ai rencontré Azouz Begag auquel j'ai commandé un livre qui évoquerait la rencontre, pour ne pas dire le choc, entre deux cultures.
Ces trois directions (le documentaire, l’album et la littérature) ont toujours la même exigence aujourd'hui, même si les formes extérieures se sont transformées et diversifiées.
Comme on dit, c'est en cheminant qu'on fait le chemin. Les livres ont pris leur place tour à tour révélant peu à peu une « construction de sens » qui fait notre identité aujourd'hui.
Comment raconter vingt-cinq ans d’édition en quelques rencontres marquantes ?
La rencontre avec George Peterson, directeur de la maison américaine Creative Education, devenue depuis Creative Company, fut très importante. C'est lui qui m'a dit, alors que je n'avais que trois livres à vendre: « We’ll do this Mozart with you ». Ce qui signifiait que Mozart allait paraître en langue anglaise. J'ai pris confiance à ce moment-là. Lorsque je partais avec mon cartable d'originaux à Bologne, j'avais des ailes encore innocentes, mais déterminées.
Haydé et son chat Milton ont investi La Joie de lire. Le goût, la fraîcheur, le talent de Haydé ont marqué notre catalogue. J’ai beaucoup appris sur le plan graphique en la regardant faire ses choix de couleurs ou de polices de caractère. C’est d’ailleurs Haydé qui a imaginé le concept graphique de notre premier catalogue. Milton a fait son chemin ici et dans de nombreux pays.
Il y a aussi la rencontre avec Albertine et Germano Zullo. Ils sont arrivés par la petite porte, avec un livre qui s’appelait Le Petit Fantôme, une toute petite chose charmante en noir et blanc. Je les revois si humbles et si enthousiastes. Je n’oublierai jamais cela. On connaît leur carrière et leur extraordinaire aptitude à évoluer.
Ma rencontre avec Anne-Lise Grobéty est également très importante. Elle m’avait envoyé un texte que je trouvai trop ciselé, trop elliptique pour un jeune public. Nous nous sommes rencontrées, avons échangé sur son style, sur les contraintes du livre jeunesse et je me suis dit qu’on ne se reverrait plus. Je me suis trompée. Elle a remis son texte sur le métier. Ainsi est né Le Temps des mots à voix basse, cette histoire si profonde, fleuron de notre catalogue. A Chartres, lors d'un festival, elle en fit une lecture qui laissa le public sans voix. J'ignorais alors que c'était la dernière fois que la voyais avant son départ.
Que racontent le fonds de livre et les collections de La Joie de lire sur la maison d’édition ?
Aujourd’hui, il y a deux groupes de livres dans notre catalogue: la littérature et les albums.
Notre fonds littérature s'articule en plusieurs collections.
La collection « Récit » dont nous avons repensé le concept graphique et que nous renommerons « Hibouk ». Un clin d’œil de notre emblème aux nouvelles technologies, presque un hommage à la délicieuse vidéo de cet Espagnol qui se moque des tablettes numériques. Les couvertures de cette collection sont réalisées par Albertine, pour les textes destinés aux enfants de sept à dix ans. Elle réalisera des couvertures au trait noir. Les autres couvertures pour les enfants de dix à treize ans seront des photos.
La récente collection « Encrage », lancée en 2010, s'adresse aux adolescents, voire parfois aux adultes également. C’est une très belle expérience pour la maison d'édition. Une expérience de maturité. Mêler l’encre, donc l’écriture, à l’ancre, dans le sens de racines, d’identité. La littérature est un miroir, une dialectique entre l’extériorité et l’intériorité du lecteur. L'important est de multiplier les points de vue, d'offrir des livres très différents les uns des autres, comme Mistral d'Angela Nanetti ou Le plus grand footballeur de tous les temps de Germano Zullo qui ont en commun, même s'ils ne s'adressent pas au même type de lecteurs, une profondeur qui touche à l'universel. Cette diversité « unifiée » est très présente dans les belles couvertures de l'artiste Hervé Tullet.
Enfin, la collection « Rétroviseur », est sans doute notre expérience la plus proche du public adulte. Nous sollicitons un écrivain pour un texte sur une enfance, la sienne ou celle de quelqu’un d’autre, en vingt-deux chapitres avec une fin qui coïncide avec celle de l’enfance. Tous les genres sont admis, le récit, la poésie, le théâtre, la nouvelle. Les deux grands succès de cette collection sont La Vallée de la jeunesse d’Eugène et Quelques années de moins que la lune de Germano Zullo.
Ces diverses propositions éditoriales, ces offres de lecture, sont notre contribution à la construction de l'identité du lecteur enfant ou adolescent, dans un esprit de totale liberté.
Vous avez présenté les livres de La Joie de lire autour de deux types de livres, la littérature et les albums. Parlez-nous aussi de vos albums.
Les albums sont la partie visible de notre travail. Ils participent à l'éducation du goût, à la sensibilisation à l'esthétique. La diversité des artistes avec leurs techniques, leur trait, leur culture, leur audace fait paradoxalement l'unité de notre image.
Le suivi des artistes dans la durée fait la force de notre catalogue. Albertine, Haydé, Chiara Carrer, Adrienne Barman, Géraldine Alibeu, Wolf Erlbruch développent une œuvre dont nous devenons les messagers.
Ces illustrateurs sont les pierres des fondations de l'édifice, auxquelles s'ajoutent avec le temps les jeunes talents, comme Laëtitia Devernay avec Diapason, ou Shimako Okamura avec sa petite taupe.
Des oeuvres du patrimoine ont également leur place: celle de Léopold Chauveau, de Janosch, de Eva Janikovszky ou de Mervyn Peake.
N'oublions pas les histoires de ces albums. Ce sont les plus drôles, les plus gaies, les plus déconcertantes, les plus tristes parfois, qui déterminent notre choix. Leurs images sont comme un écho harmonieux, décalé, ou contradictoire parfois, qui guideront les jeunes lecteurs sur les chemins de leur imaginaire.
Comment est organisé votre fond d’albums, par catégorie d’âges ?
Lorsqu'il écrit, un écrivain ne se demande pas pour qui il le fait. Simplement, il écrit. On ne peut appliquer ce principe au métier d'éditeur, bien sûr. Mais je le garde à l'esprit chemin faisant. On choisit d'abord un projet pour sa valeur narrative et esthétique. Ce n'est que dans un deuxième temps que l'on décide de sa place dans le catalogue, de sa chambre dans la maison.
Si Marta, Petit ours et Léontine, Louis et Victor trouvent bien vite leur espace, Diapason, A minuit ou Gravenstein de Oyvind Torseter feront leur place plus difficilement. Le public les y aidera. N'oublions jamais que chaque lecteur est unique et c'est une chance pour les éditeurs qui ont soif de profondeur et de diversité.
Encore un mot sur les tout cartons. La collection des livres promenade sont nos meilleures ventes. Depuis fort longtemps, je cherchais à trouver pour La Joie de lire ce style de livres qui avaient tant plu à mes propres enfants. Le Livre des mots de Richard Scarry fut racheté pour chaque enfant, tant les exemplaires des frères et soeurs précédents avaient été, lus, relus, manipulés, emportés en voyage... Les livres de Rotraut Susanne Berner sont une perfection en la matière, car subtiles dans leur construction et très généreux dans leurs images. Le lecteur aiguise son attention en cherchant tous les personnages, les animaux, les objet, les situations. Il fait l'expérience d'une ou plusieurs histoires à chaque lecture et cela, sans mots.
Est-ce que vous êtes très attentive aux discours sur l’enfance ? Par exemple, les milieux académiques, les associations, les bibliothèques ont découvert un nouveau public, les bébés lecteurs. Est-ce que c’est un marché que vous privilégiez actuellement ?
Je ne suis pas sensible à la mode. Lorsqu'un de nos livres a été sélectionné pour un prix bébé lecteur, je ne savais même pas que cela existait. Connaissant l'importance des premiers pas dans les livres, il est de notre devoir de nous pencher sur ce public. Je ne nie pas l'intérêt commercial des livres pour tout petits qui ont de beaux jours devant eux avant l'arrivée pressante du livre numérique encore en devenir. A moins que l'installation d'un iPad dans le ventre des futures mamans n'arrive plus vite que prévu!!
Est-ce qu’il y a un projet à venir dont vous pourriez faire part en primeur aux internautes de ricochet-jeunes.org ?
Deux projets importants sont en préparation. Mais je ne veux pas en parler. Je peux en dire plus sur un troisième! Nous sortons en mai un livre de photographies tout public avec Nicolette Humbert sur le thème de l’écologie. Un livre choc dont le titre est encore secret...
Et pour conclure, quelques questions factuelles. Quels sont les best-sellers de La Joie de lire ?
Le Temps des mots à voix basse, La Force du berger, Les Oiseaux, la série des Milton et les livres des saisons.
Le premier livre édité par La Joie de lire ?
Corbu comme le Corbusier
Combien de livres édités par La Joie de lire la première année ?
Deux : Corbu comme le Corbusier et Je, le loup et moi de Béatrice Poncelet. C’est seulement en 1994 que nous sommes passés à huit livres par an.
Et en 2011 ?
Trente-quatre et nous prévoyons quarante livres en 2012.
Et pour cette année anniversaire, 25 ans de La Joie de lire, quels sont les grands rendez-vous de l’année ?
Une journée d'étude à la BNF le 2 février. A la fin février, nous sommes invités en Belgique par Luc Battieuw. Une exposition importante, en collaboration avec l'HEAD, se tiendra au SALON DU LIVRE DE GENÈVE. BOLOGNE nous prépare de grandes choses. La Bibliothèque de la Cité à Genève nous accueillera de mai à septembre avec une belle exposition dans le cadre du festival « LIVRE ET PETITE ENFANCE ». Nous ferons halte au Livre sur des quais à Morges et finirons en beauté à Montreuil avec le lancement d'une nouvelle voie...