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La fiera et le néant

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Etienne Delessert
16 avril 2012



Voici la première chronique régulière d'Etienne Delessert, sous le titre IM  PERTINENCES


J’ai regardé attentivement le catalogue de la Bologna children’s Book Fair intitulé Illustrators annual 2012.

 
 
 
 
Bel objet, superbe par la reproduction des images et l’impression,184 pages qui laissent un goût amer.

2685 illustrateurs avaient envoyé chacun cinq dessins, qui constituaient leur dossier. Et les cinq membres du jury, venus du Japon, de France, d’Italie, d’Angleterre et de Pologne en ont retenus 72 pour les exposer et les inclure dans cet ouvrage. L’exposition s’en ira vers le Japon.

Que reste-t-il de cette sélection sévère: rien, nothing, nichts, nada, zip, on pourrait le décliner en toutes les langues. Un peu de poussière sur un coin de table.

Vous me trouvez dur? Il est temps que l’un de nous dise ce qu’il pense, au risque de voir ses livres brûler sur la Piazza Maggiore.


Je cherche mes mots en parcourant les pages du catalogue: vide, nullité, inanité, vacuité? Surtout: non-être. Et ce n’est pas le résultat des choix du jury, composé de personnalités respectables du monde de l’édition internationale.

Car chacun relève la difficulté première d’aligner cinq dessins qui aient un semblant de cohérence, qui puissent former l’embryon d’une histoire!
“Twitter” vous permet de balbutier quelques mots, une idée peut-être, et d’en changer immédiatement. Les illustrateurs choisis font de même.

 
 
Mika Inoto, Japon


 
Participant au style de la mondialisation, qui gribouille à peine des personnages sans les mettre en scène, c’est à dire sans vouloir créer des tensions, des accords ou des ruptures entre eux, les artistes ne se soucient pas d’être interprétés par de jeunes lecteurs -et leur parents. Il n’y a ni son, ni silence, que des bruitages désordonnés. Une lecture au premier degré, sans aucun mystère. Cela veut-il dire que dans un monde de communication instantanée, on n’a plus le temps de regarder autour de soi, de ruminer, et de raconter une histoire personnelle, celle de sa tribu?
 

J’adore l’Art Brut, le vrai, (et tout ce qui ne ressemble pas à mes dessins!) mais ce qui passe ici pour de l’illustration de livres pour enfants, images pour des albums en préparation, n’est que la répétition sans frontières de signes mal posés, sans aucune signification. Sans émotion, peu lisibles, et, surtout, sans aucune idée. Ou alors des images aimables, agréablement “out of focus”.

“Brain dead”, comme on dit de par chez moi. Et pardonnez-moi d’utiliser l’anglais: c’est la seule langue officielle de la Fiera, le français n’existe simplement plus. Dans aucun colloque, ni au Café des Artistes.

 

Et prétentieux, avec ça, puisque tous les concurrents espèrent être publiés, et lus par ce jeune public qui cherche autour de lui des réponses aux questions essentielles qu’il se pose.

Donnez ces images désincarnées à des enfants normaux, ils tourneront les pages, pour être polis, et n’y reviendront pas. Ils se demanderont surtout qui sont ces adultes qui ne sont malins que quand ils dirigent des banques, et qui, artistes, suivent une mode rapidement dépassée.

On peut adopter ce style-ci, installer ce style-là, qu’importe s’il n’y a rien a dire?

Quelle solitude, quel désespoir sont maintenant imposés aux enfants.

 

Et qui est responsable de ce désastre annoncé? La Crise, dit-on. Depuis  trente ans on néglige l’enseignement des arts dans les premières années d’école, c’est vrai.

Dès qu’on vous dit qu’un cheval ne peut être bleu, ni le ciel rouge, c’est foutu!

Et les choses ne vont pas s’arranger, malgré les efforts de Google Art Project, la tendance, dans les pays développés, est à couper les fonds destinés à l’éducation. Alors les arts…

Les riches, eux, dépensent des fortunes à agrandir leur collection, clef de leur pouvoir social, conseillés par des galeristes-conservateurs-critiques. Rien pour les enfants.

 
 
Leire Salaberria, Espagne 


 
Ensuite les Ecoles d’Art: pour ceux qui ont envie de s’exprimer par des images, c’est une étape semble-t-il nécessaire. Il est plus facile maintenant de convaincre ses parents de payer les cours d’une école d’art graphique et de design. Mais, dans la plupart de ces Ecoles Supérieures, on ne dessine qu’en passant, et de l’académique, pour pouvoir se justifier, et on va très vite vers l’ordinateur, on est encouragé à penser à des objets, utiles ou non: selon certains le Design est le seul art qui nourrit son homme.

On se soucie mal d’enseigner comment interpréter un personnage, comment mettre en scène une situation.

 

Mais l’histoire prouve que l’on si l’on se souvient des meurtriers, genre Attila ou Napoléon, restent aussi ceux qui savaient observer, se renseigner, rire et pleurer, et raconter des histoires. (De nos jours un politicien qui réussit sait raconter des histoires, oui.)

Le résultat de la sélection de Bologne montre que les seules histoires que l’on veut faire lire aux enfants sont fracturées, vomies en quelques mots. Sans suite. Sans conséquence autre que de briller 5 secondes, petites lucioles affolées..

 

Les tendances exprimées à la Fiera sont sûrement adoptées par les autres responsables de ce malheur: les éditeurs. Oppressés par les bilans financiers, tous les trois mois, ils n’ont plus envie, pour beaucoup, de braver le torrent. Vous voulez du papier coloré, et des scènettes de la vie de tous les jours, vous en aurez: mon chien s’est fait voler sa balle (A ball for Daisy de Chris Raschka), prix Caldecott 2012.

Je ne suis de loin pas le seul à m’inquiéter: “Abysmal!…” rugit Sendak, quand on l’interroge à la TV sur l’état des choses dans l’édition de son pays.

 
 
Katie Oberwelland, Allemagne

 
 
Et la direction de la Fiera devrait vraiment être inquiète, alors qu’elle s’apprête à célébrer les 50 ans de son existence, l’an prochain. On peut y aller et espérer vendre des coeditions, soit, (encore plus d’arbres coupés et d’Ipads pollués), mais il fut un temps où les professionnels du monde entier y venaient, fiers de montrer quelques livres originaux, qui pouvaient aussi être traduits, car leurs histoires étaient fortes, drôles souvent, elles étaient le reflet de notre civilisation. Et ils étaient heureux de partager leur expérience de vie pendant quelques jours avec d’autres éditeurs.

Aujourd’hui il ne reste que fric et poussière.

 

Je connais une directrice de création, qui a parcouru, elle aussi, ce fameux catalogue. Elle me l’a rendu quelques minutes plus tard.

Comme elle cherchait depuis des semaines un illustrateur pour un recueil de poèmes, elle a retenu Ayano Imai, du Japon, qu’elle a découverte dans ce volume. J’y ai aussi vu les dessins de deux ou trois Iraniens, plutôt sages, d’Ali Su, de Taiwan, d’un art naif joliment coloré, et relevé que Eun-Young Cho la jeune Coréenne dont nous avons présenté La Course sur Ricochet, n’aurait pas dû accepter que l’on reproduise ce dessin-là en couverture. Illisible. Oublié.


 
 
Nooshin Safakhoo, Iran


Ali Su, Taiwan


Ayano Imai, Japon

Image d'ouverture: Alessandro Lumare