La découverte de l’Amérique
Pourquoi j’aime ce livre.
Il y a trois livres de Steinberg dans ma bibliothèque, « The passport » (Random House), « La découverte de l’Amérique » (Dumay) et « Illuminations » (Yale university press).
Alors que je suis un illustrateur plutôt sage, voire classique, je reviens très souvent vers ces trois livres, particulièrement « La découverte de l’Amérique », que j’ai acquis en premier. Pour moi, Steinberg est le Raymond Queneau du dessin, le virtuose des exercices de style.
Saul Steinberg est d’abord un amoureux des listes et des inventaires, un curieux qui s’intéresse à tout, aux variations des corniches d’immeubles, à la typographie proliférante des enseignes commerciales, à la calligraphie des billets de banque et des diplômes, aux carrosseries des véhicules de tous acabits, aux excentricités de la mode, du costume et des coiffures (depuis les uniformes de parade de majorettes jusqu’aux déguisements de cow-boys), aux aux onomatopées, aux sigles, bref, à l’univers complet des signes inventés par des humains singuliers pour marquer leur importance ou leur insignifiance. La nature elle-même y est un décor plus ou moins domestiqué où les silhouettes touffues ou graciles des palmiers répondent aux flaques d’huile et aux nuages ordonnés en troupeaux.
Ensuite, c’est un dessinateur en liberté, qui s’adonne à une ivresse totale de la ligne : arabesques, zig-zags, cubes et volumes, gribouillis proliférants, taches, empreintes, tampons, points, flèches, tout le vocabulaire graphique défile d’une planche à l’autre et parfois sur la même, avec des bonheurs de rencontre, de contrastes et de rythmes quasi musicaux. On est tantôt dans le jazz et la bossa nova, tantôt dans la pop music ou l’opéra grandiloquent. Car si les dessins de Steinberg, comme toutes les images, peuvent générer du silence, ils produisent surtout énormément de bruits : klaxons, fanfares, sirènes hurlantes, grondement de la circulation, rumeur des conversations, cris d’effroi, rires, interpellations. La foule est souvent présente, et cette foule est constituée d’une accumulation de caractères singuliers, divers, excentriques : tout le monde parle en même temps dans toutes les langues et personne ne se comprend vraiment, c’est Babel sur Hudson.
Saul Steinberg
De cette accumulation de signes et de formes émergent de grandes structures d’organisation : c’est l’architecture, le plan, les alignements et la perspective qui essaient de canaliser par moment ce catalogue baroque. Mais même ces tentatives pour remettre un peu d’ordre et d’orientation sont souvent gagnées par une folie contagieuse, on traverse une rue et on y croise les créatures les plus improbables qui vaquent à leurs occupations, des chiens de tous poils et de toutes sortes, des rats géants, des prostituées sur des talons hauts comme des immeubles, des flics bardés de médailles, de flingues et de clignotants, des ébourriffés, des hachurés, des zig-zagants, des décolorées à lunettes, des rires en casquette, des larmes de crocodile, des taxis jaunes et des black panthers, des martiens, des silhouettes et des cartons, des grimaçants, des sans-bras : on pense à un dictionnaire encyclopédique pris de la danse de saint Guy, à des cartes postales envoyées d’une planète sous LSD, à un monde parallèle où Richard Lindner rencontrerait Heinz Edelmann discutant avec Jean-Jacques Sempé au coin d’un bar de la Vème avenue.
Saul Steinberg
C’est, semblent dire ces dessins, l’Amérique de tous les possibles, l’Amérique de tous les futurs, l’Amérique des grandes marches, des hold up, des galeries, du pop art, de wall street, du NYPD, des flippers et des machines à sou, l’Amérique des Ritals, des Pollaks, des Chinese et des Irish : le grand brassage, un carrefour trépidant et déjanté de rêves et de cauchemars.
C’est aussi, pour quelqu’un qui a toujours aimé le vagabondage dans les images, une exploration joyeuse des formes les plus pertinentes et les plus éloquentes que peut saisir un promeneur attentif. Car quelque chose finit par sourdre de ce grand tumulte, quelque chose qui est bien au-delà de la caricature et qui est tout simplement une belle, une immense leçon d’observation et de dessin.
Saul Steinberg
Les images sont de François Place et Saul Steinberg