JE E(S)T UN AUTRE - Autour de Marie-Aude MURAIL
Les dialogues externes : la construction du personnage dans sa relation à autrui (Je et un autre)
Les dialogues internes: vers une construction spéculaire du personnage (Je est un autre)
la forme dialogique, une forme signifiante
Le présent article veut aller contre deux idées généralement reçues : le dialogue est un artefact en forme de fac-similé de la vie réelle, utilisé par le romancier pour fournir un facile effet de réel , n'a-t-il pas pour principal objectif, qui plus est dans un roman pour adolescent, de faire respirer le texte en évitant au lecteur impulsif une (trop) longue narration ? Dinky rouge sang, premier volume de la série des « Nils Hazard » (1), prouve au contraire que le rôle du dialogue dépasse largement cette doxa dévalorisatrice. Non qu'on n'y trouve trace des fonctions attendues du dialogue -mimèse et variété- ; mais celles-ci sont loin de saturer l'usage que Marie-Aude Murail en fait.
L'intérêt de cet usage a souvent été noté, sans pour autant avoir provoque nombre d'études plus poussées. Nic Diament note ainsi que Marie-Aude Murail « privilégie volontiers les dialogues : percutants et drôles, ils donnent un rythme rapide à la lecture de ses romans » (2). A propos de Au bonheur des larmes, quatrième volume de la série «Emîlien », Edwige Talibon-Lapomme insiste elle aussi sur cet aspect : « grâce à une bonne maîtrise des dialogues ( ... )
l'auteur excelle à mettre en scène la conquête de l'autonomie de chacun » (3). Et le fidèle co-illustrateur de l'auteur,
Charles Berbérian, explique pour sa part : « l'ambiance de Marie-Aude Murail correspond à nos goûts. Pas d'histoire,
mais des dialogues extrêmement bien vus » (4).
Pas d'histoire ? Disons plutôt que l'histoire est racontée le plus souvent sous forme de dialogues, si du moins
nous entendons ce terme dans une double acception. Premièrement, un dialogue peut être la retranscription des
morceaux choisis d'une conversation entre deux personnages. Deuxièmement, un dialogue peut être la mise en avant
d'une dualité propre au personnage qui parle. Le phénomène est bien connu : il consiste par exemple à opposer ce qui
est dit ouvertement (« je le ferai avec plaisir, lui répondis-je ») et ce qui est pensé plus ou moins secrètement (« tu
peux toujours courir, pensai-je »). Ce qui est intéressant dans Dinky rouge sang -je reviendrai sur le choix de ce
roman-, c'est qu'on y remarque les deux types de dialogues -dialogues « externes » pour une part (entre le narrateur et
les autres personnages) et dialogues « internes » pour une autre part (entre le narrateur et lui-même). Les doubles
dialogues font cependant plus que remplacer l'histoire proprement dite : ils disent eux-mêmes quelque chose, ils sont
eux-mêmes une histoire, ils construisent un personnage.
Les dialogues externes : la construction du personnage dans sa relation à autrui (Je et un autre)
J'ai choisi, dans la vaste production de Marie-Aude Murail, une oeuvre dont la singularité m'a frappé. Dinky
rouge sang est en effet un livre à suspense pour deux raisons : la première, c'est qu'elle présente des énigmes qu'il
s'agit pour Nils Hazard de résoudre , et la deuxième, c'est que le personnage principal est à lui-même une enigme : « je
ne serais jamais devenu ce chasseur [d'énigmes] si je n'avais été à moimême une énigme » (5) . Cette mise en abyme fait tout
l'intérêt du livre et tranche dans une production jusqu'alors plus nette, soit qu'elle soit purement humoristique (Graine
de monstre, par exemple), soit qu'elle interroge la construction de l'adolescent (la série des « Emilien » s'ouvre en 1989
avec Baby-sitter blues).
Désormais, le personnage ne se construit plus seulement en fonction de lui-même et de ses réactions
ponctuelles. Il se construit en relation aux autres -par les autres, serait-on tenté de dire. C'est en effet en résolvant les
énigmes des autres que Nils Hazard parvient à résoudre les mystères- de son enfance. Evidence pour quiconque a
lu Dinky rouge sang. Mais comment cette donnée devient-elle précisément évidente pour le lecteur ? Grâce à une
utilisation très travaillée des dialogues externes, c'est-à-dire des dialogues entre différents personnages.
Les dialogues externes sont en effet centraux dans la mesure où leur existence est le signe de la relation à
l'autre, c'est-à-dire, on l'a vu, de la définition de soi. Ils ne sont donc pas des éléments extérieurs au récit, des pièces
rapportées simplement pour dynamiser le récit. Ces dialogues entre deux personnes distinctes permettent de dire le
mystère qui est le propre de chaque homme : « chaque personne présente quelques traits déconcertants, certains
trous dans son passé ou des réactions irrationnelles » (6) confie Nils à Catherine. Pour combler ces trous, il faut parler.
Il s'agit là tout autant d'une nécessité que d'un devoir et d'une fatalité. « Sortir du silence » (7) se sauver de façon phatique et magique en prononçant les mots qu'il faut (« si je parle, je suis sauvé » (8) revenir sur ce qu'on a tû (« peut-être l'enfant aurait-il parlé ? »9), tout cela rend la parole vitale (« il fallait parler » (10) ). Les dialogues externes entreprennent de rompre a posteriori un silence en découvrant son sens. Quand la profération sera opérée, le livre s'achèvera et la vie du personnage sera enfin possible.
Aussi ne s'étonne-t-on pas de voir Dinky rouge sang s'achever par un dialogue externe (inachevé qui s'ouvre par : « je prends la pose faussement assurée du conférencier et je commence ». Il n'y a là nul paradoxe gratuit. Au contraire, Marie-Aude Murail traduit ainsi le passage d'un trou (le vide du silence) à un plein (la force de la parole). Et
le lecteur savoure ce fade oui provoqué par l'inachèvement de l'explication orale : il en connaît déjà la substance,
expliquée dès les premières pages par une lettre, et n'a donc pas besoin d'entendre l'explication. L'important est qu'il
constate que Nils Hazard ose enfin parler. Où l'on voit que le personnage se construit bien par la relation à autrui...
Les dialogues externes peuvent dès lors s'adresser aussi bien à Catherine, l'ex-étudiante devenue petite amie,
qu'aux autres personnages. Personnage en quête d'identité, Nils Hazard dialogue avec sa famille -et les dialogues se
font troués, inaboutis, tronqués, signe d'une quête de soi encore en cours. Personnage en quête de vérité, Nîls Hazard
dialogue avec l'inspecteur Berthier -double antithétique qui n'apparaît qu'au coeur de l'ouvrage, disqualifiant ainsi
cette figure policière caricaturale, incapable de saisir les tenants et les aboutissants de « l'affaire Nils Hazard ».
Personnage « chasseur d'énigmes », Nils Hazard dialogue avec les « malades », ceux qui ont besoin de lui pour
trouver la solution à leur énigme -et les dialogues permettent au protagoniste de mettre en place des mécanismes qu'il
réinvestira pour lui. Personnage d'universitaire, Nils Hazard participe à des dialogues « mondains » -dont Marie-Aude
Murail
peut alors brocarder avec talent la vacuité et l'hypocrisie.
On voit bien alors que les dialogues externes ne sont pas seulement utilitaires : ils sont nécessaires.
Nécessaires parce qu'il s'agit d'aboutir à la résolution d'une énigme qui, concernant en premier lieu autrui, passe par le
dialogue avec autrui ; nécessaires parce qu'il s'agit de construire le personnage de Nils en le montrant aussi bien
devant son ordinateur en train de rédiger des bribes de conférence qu'insultant son téléphone ou prenant le café chez
une amie d'amie ; et nécessaires enfin parce qu'il s'agit de structurer le récit en montrant comment, pour résoudre
l'énigme qu'il se pose à lui-même, Nils a besoin d'enquêter sur celle des autres. Les dialogues peuvent donc bien être
une forme-sens.
Les dialogues internes: vers une construction spéculaire du personnage (Je est un autre)
« Connais-toi toi-même », disait l'oracle, et pour cela, apprends aux autres à se connaître : voilà toute la
différence entre quête de son ego et égoïsme. Dialoguer avec les autres, c'est en effet pour Nils reconstruire une
identité perdue, par l'amnésie infantile ou une situation de crise. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que le narrateur
dialogue aussi avec lui-même : le récit principal de Dinky rouge sang relatant la construction de sa propre identité, il
est normal qu'il soit « coupé » de dialogues internes.
« Je coupe le récit avec des dialogues.
- Les dialogues, dit-elle, ça se lit plus vite.
- Et puis, dit-il, ça donne du rythme.
Mais au bout de deux ou trois « dit-il », « fit-elle », mon lecteur inexpérimenté est complètement
paumé. » (11)
La forme dialogique apparaît dès lors comme un choix, signifiant et risqué. Elle permet de mettre en présence
deux parts d'un même individu dont le récit relate la difficile coïncidence. Cette structure n'est pas sans rappeler la
classique « double entrée » des thrillers, où deux histoires sont racontées séparément, incitant le lecteur à se
demander comment elles finiront par se rejoindre. Les dialogues internes engendrent donc un suspense que le récit
purement narratif n'aurait pu instaurer.
C'est alors au personnage qui dialogue avec lui-même de se construire. Point d'échappatoire, de pôle extérieur
de la vérité auquel s'accrocher dans les moments d'épreuve : « je compris à quel point il peut être gênant de voir, d'entendre, d'imaginer ce que personne d'autre ne voit, n'entend et n'imagine » (12). Solitude du
chasseur d'énigmes quand il s'aperçoit que lui-même est une énigme... Les dialogues internes se devaient, dans cette
perspective, d'être structurants et incomplets.
Ils sont structurants parce qu'ils sont incomplets, dans la mesure où ils sont une forme-sens de la dynamique
du roman à suspense. Le lecteur est sans cesse partagé entre un savoir et une ignorance, entre le dicîble et
l'inproférable. Les dialogues internes tâchent en effet de percer un mystère propre à celui qui les nourrit. Leur retour
tout au long du roman, les dîflérents échos qu'ils entretiennent entre eux permettent à Marie-Aude Murail de
construire le personnage de Nils Hazard de façon spéculaire, en évitant de subvertir la poétique choisie, a savoir une
focalisation unique épousant le point de vue du narrateur.
Ils sont incomplets parce qu'ils sont structurants, dans la mesure où le roman à suspense ne peut être que
découverte d'indices dont la signification reste encore obscure. Le texte doit en effet être porteur d'informations et
d'imprécisions. Les informations alimentent le récit, les imprécisions le suspense. Et ce n'est pas le moindre charme de
Dinky rouge sang que de montrer le chasseur d'énigmes doutant et s'interrogeant sur lui-même, l'enquête (de Nils sur
les autres) aidant la quête (de Nils sur lui-même) et la quête, l'enquête.
la forme dialogique, une forme signifiante
Que le personnage principal se construise dans sa relation aux autres ou dans sa relation à ses propres
énigmes, le principe narratif est le même : Marie-Aude Murail montre son personnage se construisant et non comme
une entité construite a priori. Dans Dinky rouge sang, la forme dialogique manifeste la clef du récit : la concomittance
entre une quête et une enquête. Ce ne sera pas le cas dans les épisodes suivants de la série, même si Rendez-vous
avec Monsieur X renoue avec cette tendance puisque la réflexion qui y est développée sur « comment être père » n'est
pas sans rappeler la réflexion initiale sur « comment être adulte ». Cette distinction entre les différents épisodes n'est
certes pas une échelle de valeur : elle montre au contraire que Nils Hazard n'enchaîne pas « des enquêtes stéréotypées
dans leur construction, leur rythme, leur ton et leur morale » (13).
La littérature de jeunesse -cette série le montre bien- n'est pas une littérature aseptisée, où les explications aux
problèmes de notre temps sont données avec sérénité par des personnages sans cesse égaux à eux-mêmes. Les
dialogues entre Nils et les autres ou entre Nils et lui-même sont à chaque fois des éléments cruciaux, qui coupent
moins le récit qu'ils ne le font progresser. Ni éléments décoratifs ni simples indices de vraisemblance, ils ne sont pas
pour rien dans le plaisir ou le frisson qu'éprouve le lecteur des « Nils Hazard », ne sachant jamais exactement l'identité
du personnage qui parle.
C'est ce plaisir et ce frisson que j'ai essayé d'analyser brièvement ici, d'une part pour en avoir admiré
l'efficacité, d'autre part pour en avoir éprouvé les délices.
Bertrand Ferrier
Bertrand Ferrier a 21 ans. Il a soutenu en juin 1998 une maîtrise de Lettres Modernes à la Sorbonne (mention Très Bien) sur le dialogue dans les romans pour adolescents et prépare un DEA sur la notion de littérature enfantine.
1 Dinky rouge sang, L'Ecole des loisirs, Medîum de poche, 1991.
2 Nic Diarnent, Dictionnaire des écrivainsfrançais pour lajeunesse, 1914-1991, L'Ecole des loisirs, 1993.
3 in LEcole des parents, n' 9, 1990
4 in Je Bouquine, n' 103, p. 5 5
5 Dinky rouge sang, op. ciL, p. 44
6 Ibid., p. 127
7 Ibid., p. 206
8 Ibid., p. 206
9 Ibid., p. 12
10 Ibid., p. 154
11 Nous on n'aime pas lire, De La Martinière Jeunesse, 1996, p. 50
12 Dinky rouge sang, op. cit., p, 104. Cf aussi p. 109 : « il est dangereux de voir ce que les autres ne voient pas ».
13 « La littérature française au XX° siècle, continuités et ruptures », article de Nic Diament paru dans Livres d'enfance, livres de France, sous la direction d'Annie Renonciat, Hachette Jeunesse / Ibby France, 1998, p. 49