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Georges Lemoine :
La lettre et l’image

Laurent Assuid
11 octobre 2008


À l’occasion de la grande exposition qui lui est consacrée à Quimper, Georges Lemoine nous a reçus chez lui à Rouen pour nous raconter 50 ans d’une passion toujours intacte : le dessin. De son apprentissage du métier à Marguerite Yourcenar, de ses déceptions à ses envies, vous saurez tout (ou presque) sur cet illustrateur discret à l’univers poétique.


Quel a été votre premier contact avec les arts graphiques ?

Georges Lemoine : Les livres de lecture imagés de l’école communale m’ont vraiment impressionné. Et pour être encore plus précis, le premier vrai contact avec le graphisme et l’image c’est le Petit Larousse avec ses dessins et ses gravures en noir et blanc.

Et à quel moment vous avez su que vous vouliez faire du dessin votre métier ?

GL : Beaucoup plus tard. Je suis allé à l’école primaire jusqu’à l’âge de 14 ans comme c’était la coutume en ce temps-là. Après l’obtention de mon certificat d’étude primaire en 1949, il y a une période de grand flottement pendant laquelle je ne sais pas ce que je veux faire. En 1950, avec mes parents, nous déménageons de notre appartement du 13e arrondissement de Paris pour aller à Montmartre. Et à partir de là, il va se passer une chose importante et déterminante pour moi : je découvre ce quartier et suis fasciné par les peintres dans la rue. À tel point que dès l’âge de 16 ans, je vais peindre des aquarelles dans la rue. Grâce à ma mère, qui s’inquiète de cette année où je ne fais pas grand-chose, je passe en 1952 un test d’orientation professionnel qui indiquera qu’il faut me diriger vers le dessin. Je rentre alors dans un centre d’apprentissage d’art graphique, c’est son intitulé, ça va être pour moi une véritable révélation.



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Comment se sont déroulées ces années d’apprentissage ?

GL : Très bien ! Je vais avoir un excellent professeur de dessin qui jouera un rôle
dans ma vie d’adolescent et de post-adolescent. Et puis, globalement, l’enseignement me convient bien, on y apprend la typographie, le dessin des lettres, le dessin, la mise en page. Pendant trois ans, j’apprends et travaille bien, j’ai des bonnes notes.


Vous en sortez illustrateur ?

GL : Au centre d’apprentissage, je prends une orientation de dessinateur publicitaire, on ne dit pas encore graphiste. Il y avait deux grandes sections : exécutant et maquette. On nous disait que la section maquette, c’était pour les artistes et qu’"artiste ce n’est pas un métier". Je choisis alors la première section où on nous apprend le dessin de la lettre. Parce que la photocomposition et évidemment l’informatique n’existent pas encore. Dans cette école, ce sont d’ailleurs les premières choses qu’on nous fait faire, dessiner les lettres manuellement, à la plume ou au pinceau. Comme je suis très adroit, ça fonctionne très bien. Puis, on va plus loin que le dessin, on apprend le nom des alphabets, les Garamond, les Didot, les Bodoni, leurs différences, etc. Moi, je marche à fond là-dedans.


Vous rentrez tôt dans la vie active ! Vous commencez à travailler pour qui ?

GL : J’ai 19 ans lorsque j’occupe mon tout premier poste en tant que salarié. Je mets au point, pour une compagnie pétrolière qui exploite notamment des gisements au Gabon, les relevés des géologues qui travaillent là-bas. Je fais ça pendant un an. Bien que m’orientant vers le côté
technique du dessin publicitaire, je dessine beaucoup en parallèle, sans ambition, pour mon plaisir, mais c’est déjà ma destinée.


Quand êtes-vous arrivé à l’illustration ?

GL :Plus tard. Mais dans cette compagnie, on me confie déjà des illustrations de couvertures pour la revue intérieure. Je vais donc faire mes tout premiers dessins de création graphique à ce moment-là. Et ensuite, l’idée ne va pas me lâcher.


Donc pendant plusieurs années, vous travaillez le graphisme ?

GL : Oui mais je l’ai toujours travaillé en fait. Ça a toujours été présent et c’est encore
présent aujourd’hui, après 50 ans de pratique. Quand je crée mes images, j’aime
aller plus loin en dessinant la lettre parce que j’adore ça.


Au début des années 60, vous publiez vos premières illustrations.

GL : J’embrasse la carrière d’illustrateur par la linogravure, à laquelle je m’initie
de façon autodidacte. Et pendant presque une dizaine d’années, jusqu’en 1970, je
ne fais que ça. Je vends mes dessins à des agences de publicité, à la presse
magazine. Quand j’abandonne la gravure, à la fin des années 60, je passe au
dessin et je mets en couleur avec des encres. Ça correspondait à une époque,
celle des illustrations psychédéliques avec des couleurs par aplats. L’aquarelle
vient un peu plus tard, en parlant avec des illustrateurs suisses-allemands qui,
eux, ont par tradition une formation plus poussée que la nôtre en France. Ils me
conseillent d’abandonner les encres. Je comprends que l’aquarelle est beaucoup
plus intéressante, plus subtile, plus riche. Elle fait basculer vers la poésie.
Je commence à l’utiliser à partir de 1976, 1977 pour Gallimard, et je vais
continuer pendant 15 ans.


Pourquoi avez-vous abandonné l’aquarelle ?

GL : J’achetais mes carnets, pinceaux et autres matériels chez Lefebvre-Foinet, un magasin à
Paris. Monsieur Lefebvre-Foinet faisait fabriquer un papier spécial pour l’aquarelle, le jour où je l’ai découvert je n’ai plus utilisé que ça. Mais la fabrication en a été abandonnée. J’ai remué ciel et terre, je suis même allé chez Arjomari (NDLR : célèbre fabricant de papier), je n’ai, hélas, jamais trouvé un papier qui me donne la même satisfaction. Petit à petit, j’ai
abandonné l’aquarelle et je me suis mis alors aux crayons de couleur et pastels
à partir de 1990.


Vous parliez de l’aquarelle qui fait "basculer du côté de la poésie". Lorsqu’on regarde vos œuvres, on pense à Folon, aux surréalistes...

GL : Jean-Michel Folon a influencé beaucoup de monde dans les années 70, décennie durant laquelle il a été hyper-présent. Effectivement, j’en ai subi l’influence. Et j’ai aussi
ce goût de l’image magritéenne, un peu surréaliste.




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D’autres influences ?

GL : Max Ernst, pour l’invention poétique, et plus tard Balthus, qui est un paysagiste extraordinaire et un grand dessinateur.


Quand on est illustrateur, est-ce qu’on réfléchit à son style ?

GL : Non, je réfléchirais peut-être plus maintenant qu’avant, mais c’est un penchant
naturel qui m’a toujours conduit vers la création d’images. Au fond, je dois tout ça au plaisir que m’a apporté très tôt, à l’âge de 16 ans, la pratique du dessin. Et elle m’en apporte toujours, à plus de 70 ans. J’abandonnerais d’ailleurs volontiers aujourd’hui l’illustration pour me consacrer uniquement au dessin. En dehors des travaux de commande, je fais du dessin d’après nature quand je suis à la campagne, dans le Berry en particulier. Ce qui m’intéresse
c’est le végétal !


Le poids de la commande a été trop lourd toutes ces années ?

GL : Non, mais le monde de l’édition jeunesse change beaucoup et subit aussi la mauvaise
influence des modes. Les éditeurs, et en particulier Gallimard pour qui je travaille depuis 30 ans, ont tendance à nous oublier un peu. Je suis très déçu par ce qui se passe en ce moment et je me dis que le temps est venu pour moi de ne plus m’intéresser qu’à mes premières amours, c’est-à-dire le dessin.


Vous êtes attentif aux nouvelles générations ?

GL : Oui, certains jeunes ne manquent pas de talent. Je pourrais citer par exemple
Isabelle Chatelard, Olivier Tallec ou Stéphane Girel.


Je voudrais aborder un aspect particulier de votre carrière, le fait que vous ayez illustré beaucoup de grands auteurs.

Avez-vous le sentiment d’avoir trouvé la bonne illustration à chaque fois ?


GL : Mon histoire avec les grands auteurs est due au choix de ce grand éditeur qu’était Pierre Marchand, le créateur du pôle jeunesse chez Gallimard. Il a fait appel à moi parce qu’il connaissait et appréciait mon travail. Il m’a proposé tout de suite d’illustrer des textes d’Henri Bosco, Yourcenar, Le Clézio, Michel Tournier et Claude Roy. Je n’avais pas de complexes à ce moment-là, mais j’ai réalisé quand même qu’il fallait que ça soit à la hauteur. J’y suis allé tranquillement et ça a marché !


Pourquoi est-ce que ça a marché ?

GL : Parce que Pierre Marchand était content, et moi aussi.


Les auteurs aussi ?

GL : Marguerite Yourcenar aussi ! J’ai une très belle lettre qu’elle m’a écrite où elle reconnaît que j’ai fait un très bon travail pour le livre Comment Wang-Fo fut sauvé.

Est-ce que les grands textes font les grandes illustrations ?

GL : Oui je le pense !


Quelle est votre méthode de travail ?

GL : Je fais bien sûr une lecture approfondie de l’œuvre. Ensuite, je travaille beaucoup avec des carnets. Il y a relativement peu d’ébauches car je trouve assez vite les idées, je passe alors au format final. Je dessine tout le temps, un peu moins depuis que j’ai un appareil photo numérique, que je garde toujours avec moi. Il est vrai que j’ai aussi un rapport très important à la photographie. Ces carnets sont mes outils dans la préparation du travail. Par exemple, j’en ai rempli un entièrement pour préparer une série d’illustrations pour un recueil de poèmes de Rimbaud (NDLR : il s’agit de Rimbaud les poings dans mes poches crevées). Je suis allé une première fois à Charleville-Mézières deux ou trois jours, avec mon amie écrivain Rolande Causse qui a fait la sélection des poèmes. Mais j’avais besoin d’y retourner, de passer du temps dans le musée Rimbaud et de me promener dans la ville. J’ai donc finalement été accueilli en
résidence pendant une semaine. Ça, c’est fondamental pour moi.


Les lieux vous inspirent ?

GL : Oui beaucoup. Quand on va dans la maison où Rimbaud a vécu adolescent sur les bords de la Meuse, ce n’est pas un lieu duquel on sort comme on y était entré, là on prend une charge émotionnelle forte. J’ai besoin de ça pour faire mon travail.

Dès que vous le pouvez, vous vous déplacez sur les lieux du roman ?

GL : Je dois illustrer plusieurs nouvelles de Le Clézio qui se passent dans le désert, en Algérie je crois. Je ne peux pas y aller, mais je sais que si je le faisais,
les images seraient tout à fait autres.

Les projets ?

GL : Elisabeth Brami, qui est une amie, a écrit de très beaux textes sur des collages de petites choses que je ramasse par terre dans les villes. Ça passe en quelque sorte du trottoir à l’objet précieux. Le livre s’appellera Trois fois rien, il devrait être édité par Panama.
Pour 2009, un projet de monographie est prévu dans la collection créée par
Delpire, consacrée aux illustrateurs. Je vais commencer à illustrer Mondo et autres histoires, un recueil de nouvelles de Le Clézio pour Gallimard jeunesse. Je travaille aussi sur un album qui va s’appeler Les Petits voyageurs, le texte vient d’un petit livre qu’on m’avait offert quand j’avais 5 ou 6 ans. J’ai repris, avec l’autorisation de l’éditeur italien, cette histoire de jouets qui voyagent dans un jardin. Voilà d’ailleurs un livre qui m’a marqué quand j’étais petit, parce que les images me faisaient peur.





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Parlez-nous de l’exposition qui aura lieu à la médiathèque des Ursulines à Quimper ?


GL : C’est une exposition personnelle qui présente environ 80 œuvres choisies par la commissaire de l’exposition, Marie-Thérèse Devèze. Il y a quatre thèmes : les gravures, les grands textes, les contes et l’acte de mémoire. Le dernier renvoie à des ouvrages en relation avec des événements graves qui se sont déroulés pendant la Deuxième Guerre mondiale : Oradour la douleuret La Guerre de Robert, livre sorti en 2006, qui est l’histoire d’un enfant caché. J’ai fait aussi un travail sur la guerre de Bosnie, en transposant le conte
d’Andersen, La Petite marchande d’allumettes, dans Sarajevo.
Je suis un enfant de la guerre et c’est une chose sur laquelle je reviens
beaucoup, surtout ici à Rouen, parce que j’ai vécu dans les caves sous les
bombardements. Ça m’a beaucoup marqué.

Pour finir, pouvez-vous nous parler des hommes qui ont été déterminants dans votre carrière : Marcel Jacno, Delessert, Delpire, Massin ?

GL : Marcel Jacno, je le considère comme mon maître avec un grand M. J’ai travaillé à
ses côtés, c’était un grand typographe, un homme cultivé, raffiné, il m’a appris
ce que l’école ne m’avait pas enseigné par rapport à la lettre et au texte.
Delpire, j’ai découvert ses livres dans les années 60, il a été un grand modèle
pour moi, jusqu’à ce que je puisse travailler avec lui. Beaucoup d’élégance,
d’exigence et aussi une caractérisation typographique. On reconnaît tout de
suite Delpire, plus encore que Jacno, qui était très classique dans son travail.
Massin, un typographe qui m’a commandé mes premières couvertures pour la
collection Folio de Gallimard en 1973 ou 1974. C’est également un homme de
culture, littéraire mais aussi très mélomane, on parlait beaucoup musique.
Étienne Delessert, illustrateur et éditeur, je l’ai toujours admiré. C’est lui
qui m’a commandé mon premier album illustré en 1970. Mais surtout, au tout
début, il y a quelqu’un qui m’a ouvert à la connaissance picturale, qui a changé
ma vision, c’est ce professeur de dessin au centre d’apprentissage d’art
graphique : Pierre Coquet. Il nous a appris des choses, nous a emmenés au
musée, il nous a montré des peintures de Bonnard, Braque, Picasso, des artistes
que je ne connaissais pas quand j’avais 16 ans. C’est quelqu’un qui a joué un
rôle très important dans mon éveil artistique, et moi j’ai emboîté le pas tout
de suite, j’ai compris que c’était dans cette direction qu’il fallait aller.
J’allais ensuite beaucoup au Musée d’art moderne de la ville de Paris. C’est
quelqu’un de très important, presque plus que les autres, parce qu’il était au
tout départ.

Propos recueillis
par Laurent Assuid

http://pointgmagazine.fr/Georges-Lemoine.html

Ill. 2 : Laurent Gagnebin:Camus dans sa lumière, 1964, Editions CRV

Ill. 3 : Andersen: Le petit soldat de plomb 1982 Grasset - Monsieur Chat

Ill. 4 :Andersen: le Méchant Prince, 1995 Gallimard Jeunesse