Gallimard jeunesse en pleine lumière
"[Dès 1972, j’ai souvent] retrouvé Jean-Olivier Héron, Pierre Marchand, John Clement (le responsable commercial des ventes à l’étranger) et Christian Gallimard à Paris, et souvent à la Fiera du livre de Bologne. […]
C’était une joyeuse équipe, incroyablement motivée et efficace, mais qui savait avancer à petits pas (Claude tenait encore les brides et se demandait où cela allait aboutir…) tout en ayant des plans éditoriaux à très long terme.
Et ils savaient s’amuser : on louait des bicyclettes pour de grandes courses nocturnes dans un Bologne assoupi, on filait à Florence pour le repas du soir. Christian conduisait alors sa Ferrarri à 300 km/h (je l’ai vu : le monde vous apparaît alors totalement différent…) et en fin de soirée, on décidait d’aller rendre hommage à la tombe de Dante, au haut d’une petite colline.
Les Beccaria, patrons de Bayard Presse, étaient des nôtres et nous avons fait la courte-échelle pour passer le haut mur qui entourait le cimetière entourant une abbaye bénédictine, de la branche des olivétains. La tombe n’était pas là, bien sûr (on ne devrait jamais écouter Christian) mais nous avons découvert des ruelles assez profondes entre de hauts arbres, bordées de cases où brillaient des bougies. Un petit frisson et nous avons repassé le mur, sans éveiller l’intérêt des gardes : il aurait été assez drôle de voir la direction de Bayard et de Gallimard dans une cellule florentine…
Mais ce furent ces aventures qui nous ont liés, et donné la force de bousculer le petit monde de l’édition et de la presse pour enfants. Alors tout nous semblait possible, l’imagination et la déraison de l’enfance étaient au pouvoir, et on repartait voir le lever du jour à Venise. Pour être au stand de la Fiera à 9h. Pile.
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Nous nous étions retrouvés pour « monter le stand » pour la première fois, sous l’œil narquois de quelques éditeurs. Nous les entendions ricaner : « Ils n’iront pas loin ces petits… ces gamins ne feront qu’un seul Bologne ! » Les stands étaient minuscules, tapissés d’un vilain tissu rouge et on a passé la moitié du temps à replanter des punaises, immédiatement rejetées par la paroi. Tout s’écroulait. Mais ce fut le vrai début d’un empire...
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Jean-Olivier Héron et son complice Pierre Marchand ont tout d’abord commencé prudemment : rééditions de textes classiques du fonds sous une présentation graphique nouvelle, cette série fut appelée « Mille Soleils ». Claude Gallimard avait bien écouté son fils Christian, alors qu’il désirait créer un Département Jeunesse, mais avait imposé une condition : l’aventure d’une collection de livres pour la jeunesse ne pouvait se poursuivre que si les premiers livres dégageaient un bénéfice, qui pourrait être réinvesti. De fait, les créations du Département furent spectaculairement autofinancées tout au long des années, jusqu’aux Guides.
Un vendredi soir Claude remit à Héron le catalogue des 40 000 titres de Gallimard : « Il vous faudrait parcourir ces pages, et faire votre choix pour le Département Jeunesse pendant le weekend… »
Le plan d’édition préparé par Héron et Marchand était particulièrement ambitieux : il s’agissait d’exploiter le fonds de la Maison, d’y ajouter des ouvrages d’activité, mais surtout de développer des séries de livres richement illustrés à vocation encyclopédique, intitulées « Découvertes ».
Cela partait des « Premières Découvertes », qui s’adressaient à un public très jeune pour aller jusqu’aux « Découvertes Gallimard » et aux « Guides de voyage » destinés aux adultes. Je ne connais pas de plan d’édition à long terme d’une telle envergure, mis en scène brillamment, avec une attention particulière accordée aux images. C’était vraiment neuf, sur le plan mondial.
Les « Guides » furent inspirés par les douze volumes de l’Encyclopédie Vaudoise, parus sous la direction de Bertil Galland qui avait réussi un pari insensé : trente mille exemplaires de chacun de ces ouvrages épais, d’une écriture nette et richement illustrés furent achetés par les quelque quatre cent mille habitants qui peuplaient alors ce coin de Suisse. Ils voulaient tout savoir de leur territoire, de son histoire, bien sûr, mais aussi de la nature multiple et menacée, des artisans de sa prospérité, des institutions ou des arts.
Cette encyclopédie très vivante figurait en bonne place dans le bureau de Pierre. Je lui en avais donné le premier volume. C’est à cela qu’il avait pensé lorsqu’il publia plusieurs titres sur la Bretagne qu’il connaissait si bien, pour accompagner les ouvrages consacrés aux grandes capitales. Dans une mise en page souple et rythmée, ils divertissaient tout comme ils renseignaient le lecteur.
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Ce gigantesque effort de création du Département Jeunesse fut accompagné de centaines d’adaptations en format poche d’albums souvent parus à l’étranger. Cet ensemble était déjà esquissé dans le programme présenté en 1972 : Jean-Olivier préparait d’admirables « chemins de fer », maquettes complètes illustrées de petites esquisses en couleur, tant pour l’ensemble d’un nouveau projet que pour le détail des ouvrages types. On y trouvait le concept éditorial d’une série.
Héron fut le « penseur » de Gallimard Jeunesse. Il est aussi un grand dessinateur d’inspiration classique.
Héron s’était éloigné de Pierre et de Paris, pour habiter l’île d’Yeu. Il venait passer une semaine par mois dans la capitale. Chaque fois il apportait l’esquisse de nouveaux livres, qu’il expliquait à Marchand. Puis il se retirait avec tact, laissant Pierre décortiquer, adapter, ruminer et s’approprier ces projets avant de passer à l’action.
[Car] de caractère impérieux, Marchand était homme d’action, et de suivi jusque dans le détail. Il excellait à lancer une nouvelle collection, à former des représentants, à rencontrer les assemblées de libraires et de bibliothécaires, à obtenir des partenariats publicitaires. Il parcourait les foires du livre internationales, sautait dans un avion pour surveiller une impression à Trieste, auprès de notre ami Gianni Stavro de l’Editoriale Libraria, [lui qui pouvait recevoir le lundi des éléments disparates d’un album pour les convertir en un livre de poche qu’il livrait relié à Paris en fin semaine. On raconte que des bateaux allaient et venaient d’Italie en Yougoslavie, chargés au retour de centaines de milliers d’exemplaires fraîchement imprimés… Pierre Marchand vendait ] des séries entières de livres documentaires aux plus grands éditeurs du monde. Il avait une innocence animale.
Pierre et Jean-Olivier se complétaient donc vraiment ; puis Marchand, maître des lieux, repoussa lentement Héron sur son île, portant ombrage à leur amitié.
« Quand deux silex se heurtent, aucun des deux ne peut revendiquer l’étincelle. »
Et un beau matin Pierre rencontra son ami dans les bureaux du département et lui jeta :
- Qu’est-ce que tu fous là ?
Héron décida de quitter Gallimard pour de bon, alors qu’il venait d’apporter le concept d’une nouvelle série, « Transversales », qui fut présentée officiellement à la Foire du Livre de Francfort : elle avait le potentiel de renouveler complètement les Découvertes. Et d’être déclinée pendant des années. Format poche, 96 pages en noir et blanc, le premier volume traitait des anges, le second de la violence, le tout enrichi par la contribution de grands spécialistes mondiaux du sujet, sous les multiples éclairages de l’histoire, de la science, de l’économie, des arts, de la théologie ou de l’ethnologie.
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Peu avant son départ, alors qu’il croisait Antoine Gallimard dans un couloir, celui-ci l’agrippa par les revers, le secoua furieusement et lui souffla : -Tu sais bien pourquoi…
A ce jour, plus de vingt ans après, Jean-Olivier ne connaît toujours pas la raison exacte de cette rage.
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Pierre Marchand était d’origine fort modeste : enfant, il devait aller chercher l’eau à 5 minutes de la maison. Il grandit avec cette avidité énorme d’apprendre, de tout savoir, qui caractérise les autodidactes. Il avait un sens graphique évident et sous son règne de nombreux illustrateurs travaillèrent sur des thèmes variés.
On peut remarquer qu’il ne trouva pas les directeurs artistiques capables de pousser les maquettes jusqu’à la perfection : alors que le contenu était original, la forme parfois laissait à désirer. Malgré Raymond Stoffel, qui fut longtemps le graphiste “historique” de la maison. Il faut dire que ce fut une période de création tumultueuse, chaotique et multiforme. Marchand devint le chef d’une édition symphonique.
J’ai reproché à Pierre de ne pas publier assez d’albums de fiction originaux: ils sont pour moi le moteur de la création. Une exception: la belle série, en petit format, intitulée « Enfantimages », parue de 1978 à 1983, qui regroupait les interprétations illustrées de textes classiques et d’inédits de grands auteurs.
Comme le dit Einstein: « Pour rendre un enfant intelligent, donnez-lui à lire un conte. Et pour le rendre encore plus intelligent, faites-lui lire encore plus de fiction ! ».
Pierre préférait les séries encyclopédiques, où vingt auteurs se partagent la tâche. Pas besoin de faire vraiment connaissance, on peut manier la caresse et le fouet, humilier les collaboratrices qui vous entourent, déchirer les maquettes, exploser en de brusques rages.
Quand on travaille avec l’auteur d’un ouvrage de fiction, il faut l’inviter à déjeuner, s’intéresser à sa famille et ses amours, connaître le nom de son chien. Cela, Pierre ne savait, ne voulait pas le faire.
Il affirmait s’agenouiller pour prier chaque matin au pied du lit et acheter ainsi les indulgences qui lui permettraient tout au long de la journée de ruser, mentir, hurler et lapider quiconque ne partageait pas son élan.
Pierre régnait par la peur ; on se demandait chaque jour : « Comment est-il ce matin ? »
Il savait aussi être Pierre Charmant. Pas nécessaire d’être aimable pour être aimé.
Il annonçait souvent à Jean-Olivier : « Je vais me mettre en colère dans dix minutes » - sans raison ni motif, quel que soit l’interlocuteur, injuriant grossièrement et mystifiant ses collaborateurs proches.
Et c’était mon ami…
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On s’est souvent demandé pourquoi Marchand quitta la Maison en 1999, avec le maquettiste Pascal Hubert, pour rejoindre Lagardère et Hachette. Devenu très sûr de lui, Pierre se plaisait à murmurer qu’il était le seul vrai éditeur de Gallimard. […]
Il revendiquait aussi la direction de Denoel. Et lors d’une confrontation orageuse avec Antoine Gallimard, il le défia de le virer.
Ce qui fut fait sur le champ…
Je me souviens d’une fin de soirée, il m’avait invité chez lui avec les Beccaria. Il avait préparé lui-même un repas délicieux, j’avais mis la table.
Il m’a demandé de rester après le départ de ses hôtes, il avait quelque chose à me montrer…
Pierre travaillait à une nouvelle maquette de « Folio Junior » et m’avoua ne pas s’en sortir. Il fallait différencier par un détail de couverture les diverses catégories de titres qui entraient dans la collection.
Nous nous sommes installés à un coin de table et avons examiné de nombreux croquis -il était bon graphiste. J’eus l’idée d’un arc-en-ciel qui partirait du dos et apparaîtrait en une couleur en bord supérieur de la première de couverture, permettant de changer cette couleur selon le besoin. Pierre adopta ce design qui distingua longtemps la série.
Puis il proposa de me ramener à mon hôtel. Il pleuvait. On s’est arrêté longuement devant l’hôtel et on a commencé à parler de nos femmes…Pierre était divorcé depuis des années, il avait deux fils adultes.
Il se pencha sur le volant, en larmes, et me parla de son amie d’alors, une hôtesse de l’air :
« Je suis fou d’elle et je crois qu’elle m’aime aussi, mais cela ne marchera jamais : je ne la mérite pas !…»
Pierre Marchand est décédé en 2002, à l’âge de 62 ans. Jean-Olivier Héron vit et travaille à l’Ile d’Yeu.
21.01.16