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Etienne Delessert au Centre de l’Illustration de Moulins (03)

Exposition retrospective du 2 octobre 2009 au 8 mars 2010

28 septembre 2009





Etienne Delessert, artiste international — puisque Suisse d’origine, il vit désormais dans le Connecticut — s’inscrit dans la lignée de ces talents qui ont transformé le graphisme, les thèmes, la problématique et les objectifs de l’illustration : Glaser, Sendak, Lionni, Ungerer, Chwast, Edelmann et François. Avec Harlin Quist et Delpire, il a accompagné une magnifique aventure de subversion du « bon goût » qui faisait de l’édition d’ouvrages destinés au jeune public la garante de l’orthodoxe transmission des valeurs éducatives. Dans les années 1960 et 1970, il s’est inscrit dans un mouvement avant-gardiste qui a permis de reconsidérer l’album illustré destiné au jeune public en tenant compte d’un axiome fort et novateur : l’enfant perçoit, assimile, développe une sensibilité esthétique que les adultes croient limitée, voire restreignent pour lui. De son père, pasteur protestant, Etienne Delessert a gardé le sens de la rigueur qu’il place au fondement de son esthétique, exigeante de ton et de concept. Des contes de l’enfance, il retient le défi de l’équilibre juste entre tension graphique et force narrative. A la recherche d’un entre-deux poétique, entre conscience et rêve, il se dit également proche de l’absurde et du baroque, des univers de Kafka, Ionesco, Becket. Peintre, graphiste, auteur, illustrateur, éditeur, créateur de dessins animés… Etienne Delessert compte parmi les grandes figures de l’édition contemporaine pour la jeunesse. Il a illustré plus de 80 livres, traduits dans 14 langues et a été, tout au long de sa carrière, récompensé de nombreuses fois par des distinctions internationales. Plusieurs rétrospectives, depuis 1975, lui ont été consacrées de par le monde. Après le Musée des Arts décoratifs de Paris, le Musée Olympique de Lausanne, la Maison du livre et de l’affiche à Chaumont, le Palazzo delle Esposizioni à Rome, le Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, le Musée Jenisch de Vevey, la Library of Congress, à Washington DC, le School of Visual Arts Museum de New York, c’est pour le Centre de l’illustration un honneur que de s’inscrire dans ce beau parcours et de lui consacrer sa nouvelle exposition, « Etienne Delessert : Pourquoi grandir ? »






Août 2009:

Votre atelier est-il plein de carnets de croquis, d’esquisses ?

Absolument pas ! Et cela parfois me trouble : j’ai l’impression de travailler sans arrêter, trois jours de vacances par an, mais je ne dessine pas tout le temps. Je n’en éprouve pas le besoin fondamental. Et je pourrais fort bien me passer de toucher un pinceau pendant des mois. Cela m’a souvent préoccupé : suis-je un « artiste », ai-je fait un simple choix de carrière, plutôt que de suivre une « vocation » ? Aveugle, je me raconterais des histoires.




Comment préparez-vous votre travail. Concevez-vous des maquettes ?

Je dis oui, je dis non, comme un ordinateur. Tout est dans ma tête, puis je fais « la » maquette sur une seule feuille A4, les pages du livre sont de minuscules croquis, mais tout y est. Sinon je perdrais le plaisir d’exécuter les originaux. Au fond souvent le temps passe lentement, quand on peine sur un dégradé et que l’on fait la « mise en couleur ». Heureusement qu’alors on peut écouter de la musique. Souvent très, très fort. Seuls deux livres m’ont vu faire des maquettes crayonnées plus élaborées : Sans Fin la Fête, en 1966–1967, puis Comment la Souris..., en 1970. J’ai retrouvé récemment cette maquette de mon premier livre, et y ai vu avec amusement quelques esquisses de personnages faites par Eleonore Schmid, ma compagne d’alors. Elle savait, elle, bigrement bien dessiner.


Gouache, aquarelle, encre, crayon, gesso, acrylique sur étain, vernis, liant, medium...

Pas de liant, ni de medium. Je suis un artiste brut, rappelez-vous. Au-to-di-dacte. Par exemple, je n’avais jamais touché de fusain avant cette année, pour la série Nul n’est Prophète ; de Moïse à Gandhi, Rousseau, Darwin, Calvin, Erasme ou King, les portraits d’une belle bande de forbans qui ont changé, un peu, la manière dont nous pensons.




Quel est le glossaire technique d’Etienne Delessert ?

Simple, simple. Principalement de l’aquarelle et des crayons de couleur. De l’acrylique sur bois ou métal. J’ai fait des films animés, et aimé l’idée de donner vie à des personnages qui bougent, quel pouvoir ! Mais rien ne vaut un petit crayon noir et du papier. Sommaire, le Delessert.


La variété des techniques est-elle le reflet d’une maturation dans l’expérience de telle ou telle technique ?

Parfois la voix est rude, parfois elle est caressante. C’est tout.


Comment définiriez-vous votre palette ?

Elle ne fait que refléter strictement les couleurs de la nature : ce sont les plus belles. J’ai horreur des gammes de couleurs arbitraires, donc gratuites. De temps à autre je filtre un peu pour exprimer mon émotion. Un ciel devient rouge, mais c’est le rouge des ciels que nous avons tous connus.


Pourquoi une telle étrangeté dans le regard de vos personnages ? Les yeux sont-ils le reflet de l’âme ?

Bien sûr. J’aime que mes personnages vous regardent.


Vous me confiiez il y a peu votre étonnement, peut-être même une certaine déception, au constat que le terme « grotesque » est très négativement chargé aujourd’hui dans son acception. Quelle définition en donneriez-vous ? Préférez-vous, plutôt que de pourfendre le grotesque par votre art et son humour, le souligner ?

Au début je ne savais pas dessiner, et cela se voyait ! Je géométrisais les personnages parce que j’avais du mal à les représenter. Cette démarche favorisait mon penchant à communiquer des idées, à styliser le tableau. Art brut, qui n’avait pas de saveur pour envelopper ces idées. Maintenant je suis plus habile à dire ce que je pense des gens et du chaos lentement programmé. Je relis mon vieux Petit Larousse : Grotesque, qui suscite le rire par son extravagance. Ridicule, absurde. Absurde. Les grotesques étaient des ornements qui se différencient des arabesques par l’adjonction aux motifs géométriques de figures d’hommes et d’animaux. Cela me va.


Nombreux sont les illustrateurs qui ont fait leur talent de confessions animales, en s’appliquant dans la transgression, le détournement volontaire et l’inversion sophistiquée des archétypes (le gentil loup et le lapin audacieux). Votre univers est tout autre : vous n’entrez absolument pas dans ces codes d’une certaine littérature jeunesse.

Janine Despinette, dans Les Imagiers de la Littérature en couleur : à paraître en 2010, écrit aimablement que je suis, avec quatre ou cinq autres, un « inventeur d’univers ». Cela veut dire que j’ai établi des règles qui me sont propres. Et que ces « inversions d’archétypes » ne sont là souvent que pour masquer un manque d’invention. Je prends les scènes de la vie que j’observe tous les jours, banales ou violentes, et je mélange le tout, je touille le brouet, parfois jusqu’à l’Absurde, en me souciant simplement d’un « casting » de concepts qui puisse atteindre des enfants — et leurs parents. Je change tout le temps le ton de ma voix, comme tout le monde, mais je sais le dessiner. Je passe de Yok-Yok à Siné Hebdo.




L’art a-t-il selon vous une fonction politique ?

Les arts ? La seule chose qui m’intrigue vraiment est le mystère de la mélodie. Le propos essentiel. Et s’il est essentiel, il trouble l’ordre des choses, par cassure ou apaisement.


Avez-vous fini de grandir ?

Il y a une nostalgie des moments parfaitement heureux d’une enfance parfaitement heureuse. Poussant une toute petite brouette dans le jardin magique aux plantes bien plus hautes que moi. J’ai perdu ma mère 15 jours après ma naissance, et eu la chance énorme de rencontrer, à deux ans et demi, celle qui sera ma vraie mère. Elle fut air et eau, je suis terre et feu. On était faits pour s’entendre. Trois mariages et quelques longues affections, cela vous fait grandir, mais aussi redécouvrir l’essentiel. Une vie professionnelle indépendante depuis l’arrivée à Paris à 21 ans, cela vous oblige à « grandir ». Et puis la chance unique, au milieu de ma vie, de rencontrer enfin mon égale, créative, drôle, artiste de première force dans sa carrière de directrice de création d’une maison d’édition qu’elle a modelée depuis vingt-cinq ans, mais aussi celle qui gère avec finesse notre vie de tous les jours. Rita, ma cigale et ma fourmi. Grâce à elle je peux ainsi risquer parfois de parler à un caillou, ou transporter des escargots bien trop lents, revenir sans effort à cet âge où l’on forge son univers en observant le monde.


Quel rapport entretenez-vous à la nature ? Voyez-vous en elle quelque symbole de rédemption ? Sans fin la fête évoque le déluge et l’Arche de Noé. Le monde végétal, le monde animal gagnent-ils en légitimité « divine » tandis que l’humanité, au contraire, perdrait en mérite ?

Non. Mon interprétation est parfaitement laïque. Et cela sans aucunement contredire la pensée de mon père disparu, qui était extrêmement libéral, au sens noble du terme.


Comment définiriez-vous le monde de l’enfance ? Certains artistes cessent d’illustrer, prétextant quelque aliénation, quelque exiguïté quand le texte contraint trop, au profit d’une œuvre plus personnelle, éloignée de l’art appliqué. Qu’en est-il pour vous ?

Il n’y a que de bonnes et de mauvaises histoires, qu’elles concernent l’individu ou la nation. Je suis constamment passé d’un mode à l’autre, en parallèle. Et de la même façon, j’ai toujours choisi les histoires, les thèmes de mes expositions avec soin.


Par votre art, vous évoquez la faille, la fêlure, en chacun de nous. Et pourtant vous usez du vernis dans votre travail, voire des glacis. Paradoxe ou cohérence ?

J’aime montrer que parfois je suis gai, parfois triste, parfois cruel. Les glacis relèvent de la technique. Suivant l’humeur je suis raffiné ou brut.


Quel ascendant ont donc les félins sur vous ?

J’aime les chats, les chiens et les oiseaux — ils sont les mieux dessinés. Notre chat Pluto parle tout le temps, toute la journée, et je menace à voix haute de l’étrangler chaque matin vers trois heures, quand il s’éveille aux murmures et aux chants de la nature. On le laisse alors filer dans le parc. C’est un bengale, à moitié sauvage, et il sait se battre : blaireau, renard, ou encore cet ours noir qui rode dans les environs et qui s’installe dans un noyer, en pleine matinée, à 15 mètres du studio de Rita, pour faire la sieste.




Quelle idée vous faites-vous de vos « semblables » ? Voyez-vous en l’homme un oiseau de proie ?

Tant de prédateurs ! La réponse est inscrite dans les gazettes. Et cette dernière crise est assez spectaculaire.


Dans Thomas et l’infini, la question de la finitude des êtres est au centre du récit de Michel Déon. L’inéluctable et la finitude. Votre père était pasteur. Pensez-vous à la finitude comme un achèvement de quelque chose ou comme une transition ?

Je crois que tout finit à la mort. Et puis, de temps à autre, je me dis qu’il serait agréable de pouvoir regarder, par dessus leur épaule, sans les déranger, comment travaillaient, ou travaillent encore les artistes que j’aime. Et mettre ma main dans celle de mon père.


On lit les sillons creusés sur vos portraits. La ride, la trace, le craquelé du vernis... vous font-ils peur ?

Les visages sont beaux par érosion. Et il m’a fallu des années pour oser regarder vraiment. J’avais quarante ans quand j’ai fait poser quelqu’un, une femme, pour la saisir exactement, tendrement, du bout d’une petite plume fine, sans retouche ni repentir. J’ai ainsi suivi la grossesse de Rita, chaque jour un croquis. Et j’en ai fait un livre tiré à vingt exemplaires, pour ses cinquante ans. Rita’s Book. Elle ne l’a montré à personne...




Dessiner comme on écrit: dans une société où les gens ne savent plus toujours ce que les signes qui les entourent veulent dire, quelle place a l’image que vous allez créer ?

Il va peut-être falloir frapper un peu plus fort, avec plus d’émotion. Certains dessins éditoriaux permettent de condenser le message, mélodie-idée, et émotion. C’est du reste la même chose pour les grands discours politiques. Ils vous « remuent ».


Etienne Delessert, pourquoi les anges ?

Je ne crois pas vraiment aux anges... Mais si toutefois ils existaient, et pas seulement, comme l’écrivait Nabokov, sous forme de papillon, alors ils devraient paraître très humains, avec les rides et dos voûté, bien différents des anges des peintures de la Renaissance, qui posent pour Botox ou Photoshop. On pourrait alors leur parler, avoir une magnifique discussion, puisque leur connaissance des joies et des souffrances doit être parfaite.


Interview par Emmanuelle Martinat-Dupré
Responsable scientifique du Centre de l’Illustration