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Est-ce que ça vous chatouille ?

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Annie Rolland
14 mars 2013







 
Les chatouilles de Christian Bruel et Anne Bozellec (3) est un album d'images en noir et blanc, sans texte mais qui raconte des sentiments et des sensations. Il met en scène deux enfants, un garçon et une fille âgés d'environ 3 ou 4 ans, dans leurs lits, un soir.


Tout commence par un pouce dans la bouche et la contemplation rêveuse d'une petite fille, presque endormie, d'un chat faisant sa toilette sur son lit. Le chat quitte la chambre et la petite fille le suit jusque dans la chambre du petit garçon qui dort profondément. Les cabrioles du chat et l'intention taquine de la petite fille auront raison de son sommeil. Les deux souris du tableau sur le mur sortent du cadre pour batifoler dans les marges... et le chat s'empare de l'ours en peluche pour une chamaillerie en règle...





Sous l'édredon, la petite fille réveille le garçon en le chatouillant avec une plume et la partie de rigolade commence avec forces empoignades, éclats de rires et galipettes On s'empoigne par le pyjama, on se fait des guilis, sur la plante des pieds, sur le ventre, dans les oreilles, dans les narines, avec les mains, avec la bouche, avec la langue Même le chat en est tout ébaubi. Et les enfants ébouriffés ont fait voler les pyjamas, parce que c'est beaucoup plus drôle, les chatouilles sur la peau nue.





On s'amuse tellement qu'on oublie de ne pas faire de bruit, et quelqu'un s'approche et ouvre la porte, alors les deux enfants, le chat, l'ours en peluche et même les petites souris font semblant de dormir, bien sagement. Mais, bien sûr, ce que j'en dis en mettant des mots sur les images, ne reflète que ma version des faits… A chaque lecteur d'en faire sa propre lecture, d'en inventer le texte au gré de ses fantasmes, de son imagination, de sa secrète intimité psychique.

 

L'album Les Chatouilles est une histoire sans paroles, toute en dessins délicats et expressifs, où deux petits enfants font ce que tous les enfants font quand leurs parents croient qu'ils dorment paisiblement. C'est encore plus drôle lorsque c'est interdit, bien sûr !




 


Edité en 1980 par Christian Bruel, il a suscité un rejet parmi le public adulte « non plus comme il y a vingt ans, dans le contexte d’une négation de la sexualité des enfants, mais dans celui d’une suspicion de pédophilie y compris de la part d’un public « émancipé» ! (14). En tournant les pages de cet album, essayons de comprendre ce qui, « à l’époque, cette exploration physique choqua fortement une partie du public, tant les professionnels – enseignants, bibliothécaires, psychologues, pédagogues – que les parents, qui jugèrent ces images malsaines, reprochant aux auteurs de projeter leurs propres fantasmes dans ce livre pour enfants. » (7). Réédité par les éditions Thierry Magnier en 2012, il fait de nouveau parler de lui.


Le lecteur adulte perçoit en effet aisément le caractère « sexuel » des images de l'album, ce qui contribue, socialement et psychologiquement, à ce rejet, cette condamnation récurrente qui frappe la littérature pour adolescents (11, 12) tout autant que celle pour les enfants. Le problème, c'est que le sexuel, ici, est infantile et non pas génital, comme on dit en psychanalyse pour différencier la sexualité des enfants, auto-érotique, polymorphe et pluri-sensorielle et sollicitant le corps tout entier et la sexualité des adultes, spécifiquement orientée sur les organes génitaux et visant le plaisir orgastique partagé entre partenaires sexuels. Le lecteur adulte est « choqué » parce qu'il confond les deux. Avant d'analyser les ressorts inconscients de cette confusion, il est utile de rappeler l'histoire de cette découverte psychanalytique.

 

 
Celui par qui le scandale arrive

 

Lorsque Freud publie les Trois essais sur la théorie de la sexualité en 1905, il est un homme respectable de 49 ans et devient, du jour au lendemain, celui par qui le scandale arrive, boudé par la société bourgeoise dont il est issu et par la communauté scientifique dont il fait partie.

 

Il définit la sexualité infantile comme un phénomène universel dont il précisera les caractères au cours des éditions successives de son livre. Elle est auto-érotique, c'est à dire centrée sur le corps propre, anobjectale, c'est à dire sans partenaire, étayée sur une fonction physiologique essentielle à la vie, avec un but déterminé par l’activité d’une zone érogène qui évolue en fonction de l'âge de l'enfant. Orale, anale, phallique, certes mais surtout multi-sensorielle et combinant de manière de plus en plus complexe les lieux de corps, les sensations de plaisir et de déplaisir.

 

Le scandale de l'époque, c'est la révélation de la source infantile de la sexualité adulte. « C'est l'abolition de « l'innocence » de l'enfant qui inaugure le malentendu qui résonne aujourd'hui autour des œuvres littéraires et cinématographiques destinées aux enfants. » (13)

 

Il y a un malentendu à cause de la confusion engendrée par le terme de sexualité. Comme le souligne Lou Andréas-Salomé, « c’est ce terme de “sexualité infantile” qui a fait pousser le plus de clameurs aux adversaires de la psychanalyse : depuis tout le monde a lancé une croisade en faveur de la bonne renommée de l’enfant, et de nos jours encore on livre pour elle des batailles sur tous les fronts possibles. Ce qui n’empêche pas que l’enfant, ce pauvre petit ange d’innocence, si méchamment diffamé, a été le premier à nous livrer un savoir de quelque profondeur psychologique quant à l’essence de la sexualité… en quelque sorte la sexualité infantile a été surprise en flagrant délit, en compagnie du malade, de l’aliéné, du criminel. » (1) Lou-Andréas Salomé énonce ainsi une vision prémonitoire de la confusion qui règne encore aujourd'hui.

 

La théorie freudienne de la sexualité infantile demeure incomprise car elle engendre la résistance de l'inconscient collectif face à des images qui réactivent des représentations refoulées. Dans l'album Les chatouilles, les deux enfants (fille et garçon et peut-être frère et sœur) ont un âge pré-œdipien. Ils jouent avec un corps neuf, comme les découvreurs d'un nouveau continent. Ils en explorent les reliefs avec un regard neuf lui aussi, expérimentant la sensation jubilatoire de plaisir. Leur expérience sensorielle est contemporaine de la découverte de la différence des sexes. La curiosité réciproque qu'ils manifestent à l'égard du corps est stimulée par les différences anatomiques autant que par les ressemblances. Le sexuel masculin et féminin n'est pas encore déterminé. La trame de l'histoire est dessinée par l'un des sens le plus fondamentalement méconnu : le toucher. Le corps est une énigme que le jeune enfant cherche à élucider en l'abordant par ses orifices et en expérimentant les sensations qui en proviennent.




 

 
Qu'est-ce qui différencie la sexualité infantile et la sexualité adulte ?

 

La sexualité adulte est une sexualité génitale qui a pour but le coït et la jouissance orgastique. Cette sexualité génitale apparaît avec les transformations de la puberté qui en permettent l’exercice. Elle est soumise aux conditions biologiques hormonales mais aussi aux processus psychiques de l'adolescence qui rendent possible la capacité à aimer une autre personne que les parents. L'enfant devenu adolescent se détourne alors de ses premiers objets d'amour pour se tourner vers de nouveaux objets avec lesquels une sexualité génitale (adulte) peut-être envisagée.

 

La sexualité infantile n’est pas une sexualité prématurée, c’est une sexualité autre, polymorphe, fantasmatique et énigmatique. Toutes les parties du corps servent à son excitation mais aussi les organes sensoriels ou même les activités intellectuelles. Elle est source de créativité des activités intellectuelles ou artistiques.

 

La sexualité adulte se caractérise par la primauté de la zone génitale et de la relation à l’objet mais elle demeure imprégnée du sexuel infantile. (15) En effet, la sexualité infantile est incluse dans la sexualité génitale et s’exprime dans les jeux érotiques préliminaires, dans les plaisirs sensuels divers, animés par les fantasmes inconscients qui assurent le plaisir ou peuvent l’entraver.

 

La « scandaleuse » découverte Freudienne a joué un grand rôle dans l'évolution de la société occidentale du point de vue d'une part, de la relation que nous entretenons avec notre corps, et d'autre part de la vision que nous avons de notre vie sexuelle. Dans le séisme idéologique des années 60 et 70, la conception psychanalytique de la sexualité articulée à la théorie de l'inconscient à étayé la tentative d'abolition des tabous du corps relatifs à la nudité et aux conduites sexuelles codifiées par la religion. Cette modification du statut du corps, du corps sexué et de la sexualité est chevillée aux représentations mentales que nous avons du plaisir, du bien-être et de la relation à l'autre. Ainsi, la condamnation d'une relation au corps (relativement) libérée des tabous édifiés par l'interdit religieux est toujours vivace et se manifeste dès que la sexualité est détournée de son but reproductif (perpétuation de l'espèce) et qu'elle se pare des attributs du plaisir. Le scandale déclenché par Freud est essentiellement fondé sur l'acceptation d'une sexualité humaine inaugurée dès la naissance mais aussi par la liberté de ton qu'il emploie dans son livre. A propos du suçotement « qui existe déjà chez le nourrisson, et qui peut subsister jusqu'à l'âge adulte et même parfois toute la vie » (6, p. 72), il affirme que « la volupté de sucer absorbe toute l'attention de l'enfant, puis l'endort ou peut même amener des réactions motrices, une espèce d'orgasme. » (6, p. 73) De ces considérations sur la sexualité infantile vont naître une conception nouvelle du statut de l'enfant dans nos sociétés. La préoccupation quasi exclusivement éducative va progressivement céder du terrain à l'imaginaire et aux capacités créatives et inventives de l'enfant. Les travaux des psychanalystes anglo-saxons, bien que moins orientés sur la sexualité (17), donnent aux jeux des enfants une valeur constitutive du développement de la personnalité tout aussi importante. L'enfant devient enfin une personne à part entière.

 

 
Des livres « ouverts » pour des esprits curieux

 

Le champ culturel s'est emparé de cette mutation pour inventer un espace de communication novateur entre l'adulte et l'enfant. Un livre n'est plus seulement un objet destiné à instruire ou à distraire, il peut constituer un lieu de rencontre entre parents et enfants, un lieu où leurs regards se croisent. L'enfant s'y émerveille, y exerce sa curiosité, commente les images et l'adulte y observe, en surimpression des représentations actuelles de l'enfant, les réminiscences de sa propre enfance générées par les images de l'album doublées des commentaires de l'enfant.


L'intention éditoriale des éditions Le Sourire qui mord s'inscrit dans cette nouvelle perspective du livre pour les enfants. Son nom est à lui seul un clin d'œil psychanalytique à la double connotation orale du sourire : une bouche qui dit le plaisir, la joie mais aussi des dents qui en représentent la composante sadique-orale. Le livre est « ouvert » au sens propre comme au sens figuré, et « fonctionne comme un révélateur, déclencheur de sensations, d’émotions, de questionnements insatiables. » (7) L'album Les chatouilles ouvre une fabuleuse perspective imaginaire où « le corps est traduit en pensée à travers la figuration des éprouvés corporels et permet une représentation de vécus précoces. » (8) L'univers psychique du tout petit enfant est composé d'objets produits par les sens. Objets olfactifs, gustatifs, tactiles, auditifs, visuels mais aussi cénesthésiques c'est à dire issus de la sensation du corps séparé du corps maternel, différent du monde extérieur. Cet éprouvé de séparation inaugure la différenciation entre moi et non-moi ne va pas de soi au tout début de la vie, elle s'acquiert progressivement dans le vécu des séparations successives assumées par l'enfant. Chaque expérience sensorielle donne naissance à des images qui constitue le corps psychique de l'être dans sa dimension vivante individualisée. L'image ne concerne pas uniquement les objets perçus par le regard mais aussi les objets perçus de manière olfactive, tactile, gustative, auditive.




 

La collection « Plaisirs » des éditions Le Sourire qui mord n'a pas peur de choquer, elle « offre des albums d’images sans texte, dont certains exaltent les jeux et le bien-être que les enfants en retirent. Il s’agit pour Christian Bruel de montrer des enfants heureux, épanouis, et de rétablir dans ses droits la notion de plaisir, fréquemment dénigrée par les adultes, et pourtant essentielle dans la construction de la personnalité de l’enfant. » (7) L'ambition avant-gardiste des éditeurs est fondée sur l'idée que les albums pour les enfants peuvent constituer « un appui dans la construction psychique et le développement réflexif de ceux-ci. La qualité et l’ouverture sur le monde sont les maîtres mots, amenant parfois un certain caractère subversif et provocateur » (7). La florissante et inventive collection Plaisirs du Sourire qui mord témoigne à chaque album de l'intention de « donner toute son autonomie au graphisme, à le libérer du récit [textuel] toujours perçu comme " histoire officielle ", pour permettre ainsi à l’enfant, avec ou sans adulte, d’avoir sa propre lecture, celle de l’image. » (9) Evidemment, ce vent de liberté et de créativité ne plait pas à tout le monde car nombreux sont ceux qui préfèrent les chemins balisés par les codes d'une société interdictrice où le plaisir est suspect et la contrainte du non-dit élevée au rang de vérité. Une société moralisatrice qui fabrique dans la violence de bons petits soldats soumis qui croient l'enfant virginal et angélique et l'adulte perverti par les désirs…

 

 
Illusion de l'adulte et passion de l'enfant

 

Le décryptage de la censure, du rejet, passe par le constat d'une différence entre le regard adulte et le regard de l'enfant. L'œil qui regarde l'image va engendrer un texte qui sera d'une teneur différente en fonction de l'âge. L'adulte qui lit Les chatouilles peut, s'il le souhaite, voir surgir les signifiants infantiles de sa sexualité actuelle d'adulte et réaliser subitement qu'elle s'origine dans un temps de son histoire tombé dans l'oubli, ou plus exactement frappé de refoulement par ce que Freud appelait l'amnésie infantile et qu'il considérait comme intrinsèquement liée à la sexualité infantile (6). Tout dépend alors de la capacité du lecteur adulte a accepter d'être sollicité par des représentations refoulées de sa vie sexuelle infantile.

 

S'il est difficile, aujourd’hui encore, d'évoquer la sexualité infantile, c'est que nous revenons, dans les champs éducatif, juridique et psychologique, « à une représentation préfreudienne de l’enfance comme foncièrement innocente, virginale, et dont toute manifestation érotique ne saurait être que l’effet d’une sensibilisation intrusive par l’adulte, lui, toujours potentiellement pervers. » (2) Le retour en force de la théorie du traumatisme et la remise en question systématique par les comportementalistes et les biologistes de la théorie psychanalytique est à comparer avec le succès grandissant, outre-atlantique, des théories créationnistes sur la théorie de l'évolution de Charles Darwin. Ce qui est inquiétant c'est qu'un certain discours sur la perversion est apparu comme le nouveau credo de l'hypermoralisme (2). Tout se passe comme si il n'y avait de sexualité que perverse au regard de l'enfance dont l'ennemi principal est le si mal nommé pédophile (qui aime les enfants), croquemitaine des temps modernes qui aime, en somme, tellement les enfants qu'il les dévore Le piège pervers se referme sur la tentative psychanalytique pour éclairer les zones informes de nos désirs. Tout comme Freud avait été poursuivi par la vindicte bien- pensante pour avoir dévoilé les chemins sensuels et tactiles de notre construction psychique, les raconteurs d'histoires qui s'aventurent sur le même terrain sont condamnés pour outrage à la « pureté » supposée de l'enfance et sont parfois accusés de perversion avec la même violence outrée qu'il y a cent ans. Tout se passe comme si nous n'avions rien appris de nouveau sur la nature humaine depuis un siècle. « Un peu plus de cent ans après la naissance de la psychanalyse, l’idée de la sexualité infantile entraînerait-elle la sécrétion de nouvelles résistances dont les modalités d’expression propres à notre époque seraient à définir ? La diffusion et la vulgarisation de la pensée psychanalytique ont-elles contribué, comment et dans quelle mesure, au développement de ces nouveaux modes de résistance ? » (16)


En chacun de nous le refoulement de l'amnésie infantile travaille à la mesure de la qualité de la relation que nous entretenons avec nous-mêmes. Même le psychologue et/ou psychanalyste le plus averti peut se laisser abuser par l'illusion angélique comme en témoigne la petite histoire suivante.

 

«Tu viens, chéri, on va faire l’amour » est la première phrase prononcée par une petite fille de quatre ans lors d'une première séance de psychothérapie et, comme le souligne l'auteur, « rien dans son anamnèse n’évoquait un hypothétique abus sexuel. Rien ne permettait non plus de l’éliminer, bien sûr. Mais il apparut au fil de la séance que l’enfant avait dit en fait « on va faire un amour » c’est-à-dire un bébé. Quoi qu’il en soit des théories sexuelles infantiles de cet enfant, je retiendrai surtout le moment de sidération qui fut le mien. J’étais confronté à une situation férenczienne inversée, où je croyais encore à l’époque pouvoir me situer dans le langage de la tendresse, et où l’enfant s’appropriait le langage de la passion. En fait, ( ) la psychanalyse en ma personne se trouvait embarrassée de ses effets. Dans cette salle de jeux apparemment désexualisée, c’est un volume des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud qui venait de me tomber sur la tête. » (4) Même si nous le savons, nous semblons éternellement re-découvrir le sexuel infantile. C'est un effet normal du refoulement et la conscience que nous en avons ne nous épargne pas l'étonnement. Une petite fille de trois ans vient en consultation avec son père et sa mère. Les parents racontent que depuis quelques mois leur petite fille dort chaque nuit dans le lit de ses parents avec sa mère tandis que le père va dormir (à l'étroit!) dans le lit de sa fille. « Elle pleure, elle ne dort pas, elle dit qu'elle a peur et ne veut pas se séparer de moi », dit la mère. « Elles n'ont pas coupé le cordon… » dit le père, narquois, tentant de masquer son anxiété. « Nous ne savons pas comment faire, car je sais que ce n'est pas une bonne chose qu'elle dorme tout le temps avec moi » dit la mère au bord des larmes. La petite fille pendant ce temps chantonne, dessine avec vivacité en « débordant » un peu sur la table tout en me surveillant du coin de l'œil. Elle est tout à fait à l'aise dans mon cabinet ; de temps à autre elle se retourne et regarde ses parents en esquissant un sourire théâtral. Je m'adresse à elle : « Puisque tu dors avec ta maman et que ton papa dort dans ton lit, ça veut dire que ta maman et ton papa ne peuvent plus faire de câlins ensemble dans leur lit ? » L'enfant me regarde en fronçant les sourcils et déclare sans ambages : « Tu es vilaine toi, je viendrai plus chez toi ! ». Elle ajoute un peu plus tard qu'elle aimerait jouer au football, le samedi, avec son papa

 

Les parents n'ont pas eu besoin de mon éclairage pour comprendre que leur chère enfant manifestait une forme d'amour passionnel pour son père, doublée d'une crainte coupable de perdre l'amour de sa mère. Il y a en effet de quoi avoir peur, de quoi ne pas pouvoir s'endormir paisiblement La violence des sentiments chez une si petite fille avait aussi de quoi sidérer les trois adultes présents dans la pièce. Malgré l'arsenal de concepts qui m'aident à travailler, je suis toujours étonnée (innocente? ) devant la puissante expression de l'amour œdipien. « Si la sexualité infantile est admise de nos jours, ne demeure pas moins scandaleuse l'idée d'une séduction exercée par un enfant sur un adulte, séduction pourtant inhérente à son organisation œdipienne. » (13) Ces deux exemples montrent à quel point le sexuel infantile travaille souterrainement dès qu'il est scellé par le refoulement.

 

 
Usage et méfaits de la figure du monstre

 

A l'échelle sociale, culturelle et politique, les enjeux sont encore plus complexes et énigmatiques. Depuis les années 90, les pratiques professionnelles de la petite enfance cultivent « l'image fantasmatique d’un enfant idéal, renforcée par la « passion de l’enfant » (10). Il s'agit d'une vision « préfreudienne » de l'enfant qui paradoxalement s'accompagne de « la figure de l’enfant abusé, agressé sexuellement, enfant martyr, qui a pris une place très importante et occupe le devant de la scène sociale et médiatique depuis les années 1990, modifie le rapport au corps et aux relations entre enfants. Le vouloir toucher autrui, pour un jeune enfant, serait la marque d’une infâme disposition perverse ! » (10) Le risque d'une telle dérive est de stigmatiser le sexuel infantile comme pathologie de l'enfant en le confondant avec la sexualité perverse de l'adulte pédophile qui constitue le symptôme d'une pathologie grave. L'accession du pédophile au « statut de nouvel objet phobique du corps social » (16) entraîne des conséquences sécuritaires qui ont pour effet d'enfermer de nouveau les enfants dans une bulle « a-sexuelle » : sous prétexte de protéger les enfants des prédateurs sexuels, nous en venons, de nouveau, à nier la sexualité infantile, voire à la condamner. La séduction exercée par un enfant sur un adulte est un phénomène tout à fait normal, en revanche, « ce qui est réellement inacceptable, du côté de la violence destructrice, c'est ce qui peut y donner réponse du côté de l'adulte, par une atteinte au corps et au psychisme de l'enfant. » (13). On ne peut mieux clarifier la différence fondamentale entre une sexualité infantile constitutive du développement de l'enfant et la perversion sexuelle d'un adulte malade.

 

L'enfant et le corps de l'enfant subissent une forme de sanctuarisation comme s'ils étaient étrangers aux pulsions qui participent à l'évolution psycho-affective de l'être. Psychiquement, l'enfant ne doit pas bouger, au risque d'être diagnostiqué hyperactif ; physiquement il ne doit pas toucher, au risque d'être définitivement perverti, ni être touché au risque d'être traumatisé. « Jeux de mains, jeux de vilains » prévenait un dicton moralisateur et désuet contre la tentation de prendre du plaisir aux caresses, câlins, chatouillis et autres « guilis » Ce dicton est de nouveau dangereusement à la mode et il appartient à la littérature, au théâtre et au cinéma de construire un rempart contre la moralisation perverse qui tend à censurer les oeuvres artistiques destinées aux enfants. Nous devons en quelque sorte demeurer à l'écoute de ce qui nous chatouille pour ne pas être dévorés…

 


14 mars 2013

 

Bibliographie

 
1. ANDREAS-SALOMÉ Lou (1910) Éros, trad. franç., Paris, Éditions de Minuit, 1987.

2. BON Norbert (2007) « Actualité de la sexualité infantile », Le Journal des psychologues, n°5, 248, p. 18-23.

3. BRUEL Christian, BOZELLEC Anne (1980) Les Chatouilles, 1ère édition le Sourire qui mord. Editions Thierry Magnier, 2012.

4. DROSSART Francis (2009) « L'enfant et les sortilèges », Topique, t.3 n° 108, p. 211-221.

5. FAIN Michel (1984), « Du corps érotique au corps malade ; complexité de ce passage », in : Corps malade et corps érotique, ouvrage sous la direction de M. Fain et C. Dejours, Paris, Masson.

6. FREUD Sigmund (1905) Trois essais sur la théorie de la sexualité. Gallimard/idées, 1980.

7. HOINVILLE Caroline (2007) Les albums pour enfants des maisons d’édition Des femmes et Le Sourire qui mord – 1975–1995. Mémoire pour l'obtention du master 1 Cultures de l’écrit et de l’image. Sous la direction de Christian Sorrel. Université Lumière Lyon 2

8. JEAN-STROCHLIC Christine (2010) « Une histoire de bouches », Revue française de psychanalyse, n°5 Vol. 74, p. 1627-1633

9. LORANT-JOLLY Annick et VAN DER LINDEN Sophie (dir.) (2006) Images des livres pour la jeunesse, lire et analyser, Paris, Editions Thierry Magnier et scérén-crdp Académie de Créteil.

10. MURCIER Nicolas (2006) « Freud, reviens vite, ils sont devenus fous ! », La lettre de l'enfance et de l'adolescence, t.4 no 66, p. 77-80.

11. ROLLAND Annie (2008) Qui a peur de la littérature ado ?, Paris, Editions Thierry Magnier.

12. ROLLAND Annie (2011) Le livre en analyse, chroniques de littérature jeunesse, Paris, Editions Thierry Magnier.

13. SCHAEFFER Jacqueline (2005) « 100 ans après les Trois Essais, que reste-t-il des trois scandales», Le Carnet PSY, t.5, n° 100, p. 30-32.

14. SCHREIBER Florence (2008) Cent fois sur le métier. Bibliothèque`que(s) -Revue de l’Association Des Bibliothécaires De France n° 41/42, p. 23-25

15. SECHAUD Évelyne (2012) « Troublante sexualité », Revue française de psychanalyse, N°1 Vol. 76, p. 117-128.

16. TYSEBAERT Évelyne, RAES Pascale (2002) « La sexualité infantile mise sous séquestre », Revue française de psychanalyse, n°3 Vol. 66, p. 935-953.

17. WINNICOTT Donald Woods (1971) Jeu et réalité. L'espace potentiel, Paris, Gallimard.