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De la jeunesse chez Gallimard

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Alban Cerisier
30 octobre 2008


On peut naître plusieurs fois à la NRF ; le
faux départ et le repentir font partie du jeu : celui, mal assuré, des saisons
éditoriales, qui ne sont jamais tout à fait celles qu'on attend, qui s'annoncent
alors qu'on les croit déjà avancées ou passées. En novembre 1908 paraît le
premier numéro de La Nouvelle Revue française, revue dont sortira
quelques années plus tard la maison d'édition dirigée par Gaston Gallimard :
trois mois plus tard, en février 1909, les lecteurs sont invités à oublier ce
départ qui, à la réflexion, n'était qu'un simulacre, et sont conviés à suivre
une nouvelle course qui, elle, de grand fond, se prolonge depuis cent ans.



Le parallèle est tentant avec l'édition de livres pour enfants qui, chez
Gallimard, s'offre entre 1919 et 1930 un joli mais peu nombreux départ avec un
trio de luxe, plutôt progressiste, déjà bien célébré par les bibliophiles,
mais ne trouve pas véritablement son souffle, peu certaine d'elle-même. Puis,
au beau milieu des années 1930, aux côtés de concurrents de plus en plus
affûtés, français ou étrangers, et après encore quelques hésitations d'avant
course, on la voit s'engager tête baissée dans la foulée du Père Castor, avec
succès cette fois. L'après-guerre est plus tâtonnant, malgré le grelot des
étoiles du Petit Prince et les facéties de l'ami Prévert. Mais cela
paraît aujourd'hui avoir été la prise d'élan nécessaire et bénéfique pour la
grande aventure éditoriale que sera Gallimard Jeunesse, guidée par la main
directrice et inventive de Pierre Marchand, avec l'appui durable de la famille
Gallimard - qui a enfin trouvé l'homme de l'art.

Premiers pas

Mais des livres pour enfants chez Gallimard, cela allait-il bien de soi ?


S'il est difficile d'y voir clair sur les motivations et circonstances exactes de la publication de Macao et Cosmage d'Edy-Legrand fin 1919, premier titre pour enfants au catalogue du jeune éditeur, on peut du moins tenter d'en comprendre le contexte. La maison n'a pas dix ans d'existence ; elle n'a pas interrompu ses activités pendant la Grande Guerre, malgré la dispersion de ses collaborateurs et auteurs, mais son équilibre commercial et financier
est fragile. Pourtant Gaston Gallimard, appelé par André Gide et ses amis
dès 1911 à la gérance du comptoir d'édition adossé à la revue, a de grandes
ambitions. Il est revenu de New York, où il a accompagné la troupe du
Vieux-Colombier de Jacques Copeau, avec des idées nouvelles pour déployer
ses activités éditoriales, tant au plan de la commercialisation qu'à celui
des moyens de production (rachat de son imprimeur historique brugeois et
modernisation de son parc de machines). Le jeune entrepreneur a désormais la
certitude que sa maison d'édition doit et peut trouver son équilibre
indépendamment de l'exploitation de la revue : les années de guerre, où la
parution de la NRF avait cessé, ont fini de le convaincre. Il va
donc travailler activement à l'élargissement de son catalogue ; la
constitution d'un secrétariat éditorial et d'un comité de lecture
indépendants de la revue est une première étape : le choix des livres pour
enfants, jusque dans les années 1960, y sera débattu, comme n'importe quel
autre ouvrage. Les lecteurs ne seront autres que Jean Paulhan, qui avait
horreur qu'on surnomme la NRF « la vieille dame » (on sait le
grand intérêt du directeur de la NRF pour les « récits d'enfants », dont il publie un choix en tête de la livraison de la NRF de
février 1933), Benjamin Crémieux, Brice Parain, Raymond Queneau (dont le
fils Jean-Marie sera un des premiers lecteurs de la NRF des enfants),
Jacques Lemarchand... Des bons pères de famille en somme ! (Et au vrai, bien
peu de femmes ; ce que déplore avec raison Marcel Aymé.)




La
mutation juridique et financière de la société est requise pour passer ce
cap important (la Librairie Gallimard est créée le 24 juillet 1919), de même
que son déménagement dans des locaux plus appropriés à ses desseins, d'abord
rue de Grenelle en 1921, puis rue de Beaune en 1929. Le recrutement d'un
nouveau directeur commercial en 1921, Louis-Daniel Hirsch, qui jouera plus
tard un rôle clé dans l'élaboration du programme d'une collection comme la « Bibliothèque blanche », est également bénéfique ; car, pour emprunter à
notre temps un vocabulaire bien sûr inconnu de l'époque, les collections de
jeunesse, destinées à des publics plus « segmentés », font déjà l'objet
d'une réflexion s'appuyant sur une analyse plus fine du « marché ». On se
préoccupe de la perception des lecteurs, on adapte les formes éditoriales à
des pratiques de lecture et d'apprentissage identifiées, mieux comprises. Et
cela même si la voix des créateurs reste première et si l'initiative leur
revient encore. Les livres de commande ne semblent pas dominer.

On voit donc les publications de la maison d'édition devenir plus nombreuses dans
les années 1920 et surtout, via la création de nouvelles collections, plus
diversifiées : documents, essais, livres populaires. L'éditeur prend son
essor et son autonomie : ses productions paraissent sous la double marque de
la NRF et du patronyme Gallimard, entre héritage et
émancipation.

La
parution du luxueux et singulier album d'Edy-Legrand se situe à l'orée de
cette période charnière. Mais l'entreprise peut surprendre, car le coût de
fabrication - et donc l'avance de trésorerie - n'aura pas été négligeable
pour mener à bien ce projet d'envergure, hors cadre, aux attributs
bibliophiliques (format, papier, mise en couleurs) étonnants à l'égard de
son tirage élevé. Or la maison a en cette période de redressement beaucoup à
faire et à investir, notamment pour reprendre la publication régulière de la
revue ; l'effort financier de ses actionnaires historiques est plus que
jamais nécessaire. Avec Macao et son jeune illustrateur, on aura
voulu frapper très fort. Mais, malgré la modernité de l'ouvrage, les
résultats furent décevants : si l'on ignore à quel seuil avait été fixé
le « point mort » de l'opération, force est de constater que la moitié du tirage est
encore en stock dix ans après parution. L'ouvrage est encore promu dans le
catalogue des livres d'enfants de la NRF en 1945. Rien d'étonnant
pour un éditeur de fonds ? Certes, mais en 1919, Gallimard n'est pas encore
un éditeur de fonds, et les phénomènes de compensation entre succès et
pannes de librairie ne sont pas encore à l'oeuvre. Une chose est sûre : la
NRF témoigne là d'un savoir-faire naissant, ressortissant non pas
d'abord au livre pour enfants, mais au livre de luxe. L'éditeur sera en
effet, parmi ses pairs non spécialisés, l'un des plus actifs en la matière
dans les années 1920 (Mahé) - au-delà même des tirages de tête qu'il propose
pour la grande majorité des oeuvres parues en collection Blanche -, avant
que ne sévisse la crise qui contraint les maisons de littérature générale à
réviser certaines de leurs options (élément conjoncturel important pour
l'histoire qui nous occupe ici).


Si nous en savons peu sur l'origine du projet Macao, nous disposons d'un
regard porté a posteriori par Gaston Gallimard sur cette entreprise. Le 30
octobre 1928, le comité de lecture de la NRF se questionne sur les
Fables sénégalaises que lui propose alors André Demaison, auteur
publié par Fayard et bientôt Grasset. Benjamin Crémieux pense que ces fables
n'auraient d'intérêt qu'illustrées et suggère d'en faire un album pour les
enfants. Gaston réagit aussitôt : il considère qu'il n'a jusqu'à ce jour
publié qu'un seul livre de ce type, Macao et Cosmage (oubliant le
très confidentiel tirage des Histoires du Petit Renaud de l'ami
Léopold Chauveau, paru un an auparavant), et que cela a été un « échec
complet ». Il se déclare « incompétent ». S'ensuit une discussion
collective, dont sort probablement le troisième ouvrage de cette première
période, avant-courrier d'une histoire qui se prolongera au-delà même de la
NRF : Mon chat, d'André Beucler, illustré par Nathalie Parain,
qui paraît en 1930. Brice Parain, jeune normalien philosophe et russophile
entré au secrétariat et au comité de lecture de Gaston Gallimard depuis peu
(15 octobre 1927), intervient dans la discussion. Il suggère que la
NRF prenne pour modèle les livres pour enfants tels qu'ils sont faits
en Russie, modernistes et renouvelant en profondeur le genre par des
innovations formelles, pédagogiques et narratives. Il sait que Nathan
prépare quelque chose. Gaston Gallimard clôt le débat (mais l'ouvre par-là
même pour les années futures) en rappelant qu'il ne lancera de ces livres
qu'avec un plan d'ensemble, en sortant un grand nombre d'ouvrages : il ne
pourrait sans cela bénéficier de la clientèle des grands magasins,
essentielle pour la bonne vente des livres destinés à la petite
enfance.


L'éditeur a jusque-là tâtonné, cherchant une voie entre édition de luxe
illustrée et ouvrages de lecture ou d'apprentissage de plus grande
diffusion. D'où ces livres bien singuliers qui forment le trio de tête, l'un
relevant nettement de la bibliophilie , Les Histoires du Petit Renaud
les autres situés à la croisée des chemins, entre deux eaux
éditoriales. L'ensemble constituant cependant une incontestable réussite
esthétique, qui a sa place dans les histoires du livre pour enfants
contemporain, aux côtés des livres de Tolmer notamment.


L'hypothèse Faucher


certains égards, Mon chat d'André Beucler et Nathalie Parain sera
le second faux-départ de la NRF en matière de livres pour enfants.
L'ouvrage paraît à la fin de l'année 1930, à un moment où l'éditeur, dans
le prolongement de l'intervention de Brice Parain au dit comité de
lecture, commence à envisager sérieusement la publication d'une série pour
la jeunesse. L'intention est confirmée par un échange de courrier entre
Raymond Gallimard, frère de Gaston, et la jeune journaliste américaine
Esther Holden Averill, grande spécialiste des livres pour enfants et
elle-même auteur pour la jeunesse, les 9 et 11 août 1930. Travaillant à
une étude sur l'illustration pour enfants (Avant-Gardes and Tradition
in France
, in Bertha E. Mahony, Contemporary Illustrators of
Children's Books
), elle sollicite l'éditeur pour obtenir des
informations sur ses productions. Réponse de Raymond Gallimard
:

"Le
seul livre pour enfants que nous ayons publié jusqu'ici est Macao et
Cosmage, textes et illustrations d'Edy-Legrand (1919). Nous allons faire
une seconde expérience pour les étrennes prochaines en publiant un album
intitulé Mon chat, textes d' André Beucler, dessins de N. Parain, dont
nous pourrons vous communiquer un jeu d'épreuves d'ici une quinzaine de
jours, si ce n'est pas trop tard. Avec cet album, nous comptons commencer
une série de livres d'enfants tout à fait modernes, et nous vous serions
reconnaissants de bien vouloir attirer l'attention sur cette initiative en
Amérique."



Les
Histoires du petit Renaud sont une nouvelle fois oubliées : elles
semblent alors plutôt considérées par la NRF comme un livre de luxe
illustré, non comme un livre destiné au jeune public. Mon chat, par
contre, est bien désigné comme le point de départ d'une démarche
résolument progressiste. Esther Holden Averill tiendra compte de
l'indication de Raymond Gallimard ; et on pourra lire dans l'ouvrage de
Mahony, à la page 94 :

« Mon
chat will introduce a series planned by The Nouvelle Revue française. »
L'information n'est pas mensongère : Gaston Gallimard est désormais
réellement sensibilisé à la question du livre pour enfants et cherche la
meilleure voie pour se lancer.

Ainsi, en avril 1929, le gérant des Éditions de la NRF bénéficie avec
Brice Parain d'une visite privée, avant inauguration, de l'exposition « Le
Livre d'enfant en URSS », qui se tient du 27 avril au 22 mai aux Éditions
Bonaparte (12, rue Bonaparte ; directeur : Léopold Van Oijen). Le petit
catalogue imprimé par la galerie cite les Paysages et villes russes
d'André Beucler : « Voici les livres d'enfants illustrés par des hommes
de génie »
, et était précédé d'un texte magnifique de Blaise Cendrars.
178 ouvrages des trois années précédentes y sont présentés, principalement
publiés par les Éditions de l'État de Leningrad et de Moscou, mais aussi
par quelques autres éditeurs (Radouga, Drouzia, Dietei, Mirimaniv,
Moskovski Rabotchi, Mysl, ZifS). Gaston cochera sur son propre exemplaire
le nom des illustrateurs de son goût ; il retient les travaux d'Ouchakova,
Simionovitch, Deineka, Lebedev, Konaschevitsch, et les peintres Arapoff et
Gloutchenko. Un dossier « livres pour enfants » est enfin réellement
ouvert à la NRF et cela, fait significatif, en même temps que
s'ouvre cette exposition considérée par les historiens du livre pour
enfants comme une date clé de son évolution en France. Suite naturelle de
ce premier mouvement d'intérêt, Gaston Gallimard écrit à Vladimir Lebedev
le 6 mars 1930 :
"Il est malheureusement difficile de traduire et reproduire tel quel les
livres d'enfants que vous avez illustrés en URSS. Seriez-vous disposé en
principe (et à quelles conditions) à illustrer pour nous le texte d'un
livre d'enfant, que nous pourrions vous faire parvenir soit en français
soit dans sa traduction russe à votre choix ?"



André Beucler avait, comme son ami Gaston Gallimard, une grande admiration pour
le travail de l'illustrateur russe ; il lui consacre un bel article dans
la quinzième livraison d'Arts et métiers graphiques du 15 janvier 1930, où
le directeur de la NRF dut lire l'écho de son propre jugement :

Ces
images qui nous maintiennent dans un état de naïveté, et d'affection, on
les a vues ce printemps rue Bonaparte, à l'exposition du livre d'enfant en
URSS. Ces images faites pour une jeune âme et des yeux sans souvenirs
encore, révèlent un goût profond de la chose, une connaissance presque
amoureuse de l'objet. [...] Il a le sens de la composition et du rythme,
c'est un metteur en scène. Ses livres pour enfants l'ont rendu populaire
en Russie. Certains, et particulièrement l'Éléphant d'après Kipling, ont
connu d'énormes tirages. On est obligé de les rééditer sans cesse, pas
seulement parce qu'ils sont nécessaires à la sensibilité du petit monde,
mais parce qu'ils constituent déjà un document national qui renseigne le
peuple entier sur ses sentiments particuliers et sur sa propre fantaisie.
Lebedev compose le livre, choisit les caractères, met en pages et dispose
ses illustrations dans un ordre et selon des secrets qui augmentent encore
la force expressive du dessin. Et c'est ainsi qu'il charme par tous les moyens de sa bonté si claire et de son talent si
généreux les citoyens qui épellent encore et ceux qui commencent déjà à se
souvenir.

Parallèlement,
la NRF entre en contact avec des éditeurs allemands, notamment avec
Müller & C° Verlag de Potsdam, pour obtenir la cession de quelques titres de leurs
catalogues, tels Unterm Tisch und auf der Schaukel du Dr Redslob,
ou encore le Buch der erfüllten Wünsche de Tom Seidmann-Freud, tous
deux publiés en 1929. Steyermulh Papierfabriks de Vienne (pour les
ouvrages de Claris Weitner) et Williams & C° de Berlin sont également
sollicités. Des échanges sont par ailleurs attestés avec Marion Saunders,
alors à Londres, dont il est question qu'elle représente, en exclusivité,
Gallimard à New York. Elle a proposé un livre à la NRF,
Ilia et Alberto  d'Angelo Gatti, lu en
comité, mais que la NRF ne souhaite pas retenir. Louis Chevasson, camarade
de Malraux et en poste au secrétariat éditorial de la maison, lui écrit
:
"Malheureusement, le projet de collection dont je vous ai parlé n'est pas encore au point et
nous ne pourrons en envisager la publication que vers la fin de l'année
prochaine. Nous en reparlerons donc si vous le voulez bien vers cette
époque. En attendant, je crois préférable de vous rendre le volume et vous
le retourne par ce même courrier."




De ces premiers contacts il ne semble donc avoir rien résulté. Mais des options
se dessinent en même temps que se précise une grande disponibilité de la
maison à l'égard de projets qui lui sont ou seront soumis ou
d'opportunités qui se présenteront.

Une première occasion ne tarde pas à se présenter, par la voix même de
l'actionnaire historique de la maison : Jean Schlumberger - l'un des six
qui, avec André Gide, avait créé la NRF en 1908-1909. Il se
confirme que la question du livre pour enfants était depuis longtemps
débattue au sein de la très littéraire maison et que, si l'intention était
bien là, il manquait l'homme clé pour la mettre en oeuvre - et cela,
malgré la bonne volonté et les contacts précieux de Brice Parain et de sa
femme Nathalie, brillante illustratrice formée à l'école russe, notamment
avec les milieux de l'émigration. Jean Schlumberger de retour des fameuses
Décades de l'abbaye de Pontigny réunies chaque été par Paul Desjardins,
écrit ainsi le 24 août 1930 à Gaston Gallimard une lettre qui aurait pu
être décisive :

"Tu
sais combien je partage ton souci d'établir l'équilibre de la maison
d'édition sur autre chose que le roman littéraire. Or il y a un domaine où
certains éditeurs ont gagné des fortunes, tout en livrant en général des
productions très médiocres : c'est le livre d'enfant sous toutes ses
formes et notamment le livre susceptible d'une diffusion jusque dans les
écoles primaires. J'avais souvent envisagé une possibilité de ce genre,
mais j'avais reculé devant ton objection fort juste, à savoir qu'il
fallait avoir un technicien bien au courant de ce marché spécial. Or deux
années de suite, j'ai rencontré à Pontigny un nommé Faucher, actuellement employé chez
Flammarion et qui, dans la question, me semble un as. Sur la demande de
Flammarion, il a dressé un programme d'ensemble : périodiques pour les
enfants, fascicules documentaires, livres de prix, etc., etc. Flammarion
voudrait marcher, mais Alex Fischer ne porte pas d'intérêt au projet de
sorte que, si l'on se hâte, il y aurait moyen de leur souffler l'affaire.
L'étude du projet est déjà très poussée. Toutes les maquettes, tous les
titres ont été établis après consultation d'enfants ; et Faucher qui est
depuis longtemps spécialisé dans les questions d'éducation possède toute
la documentation nécessaire à la diffusion commerciale. Il a été lui-même
à la tête d'une des Librairies Flammarion et comprend ce que c'est qu'une
affaire.

Évidemment, ce serait une grosse entreprise ; mais en France, le livre d'enfant est à
un niveau tellement misérable qu'il y aurait sûrement une grande place à
prendre. Je voudrais beaucoup, dès que tu passeras par Paris, que tu
convoques Faucher et que tu aies un entretien avec lui. Son adresse : 16,
rue de l'Arbalète, Ve."



Que les très sérieuses rencontres de Pontigny aient pu être l'un des berceaux
du renouveau du livre pour enfants dans l'entre-deux-guerres ne laisse pas
surprendre. C'est dire tout l'esprit d'ouverture et de curiosité qui
domine les débats et échanges qui y ont cours. Le libraire et éditeur féru
de pédagogie enfantine, protagoniste du mouvement de l'Éducation nouvelle,
Paul Faucher, peut y côtoyer le romancier et dramaturge Schlumberger et
trouver sans mal un terrain de discussion et d'entente.

Gaston Gallimard suit le conseil de son associé et ami ; une première rencontre
avec Faucher a lieu le 11 octobre 1930 à la NRF. On sollicite alors
l'avis de l'expert sur Mon chat, qui vient de paraître ; il exprime
quelques réserves de « pédagogue » sur le texte et le dessin, trop
allusifs, pas assez directs, non sous-tendus, s'entend, par une analyse
des processus cognitifs de l'enfant. Une nouvelle rencontre a lieu le 3
février 1931, cette fois entre Brice Parain et Paul Faucher. Il est
question de livres en projet : livres géographiques sur l'Amérique du Sud
et l'Amérique centrale, un manuel de jeu d'enfants avec mie de pain. Un
programme général de publication est présenté par Faucher à Gaston
Gallimard en février ou mars. On évoque bientôt les investissements
nécessaires, Faucher écrivant à Brice Parain :
"Je
puis vous dire dès maintenant que pour un lancement minimum dans les
conditions prévues et pour réaliser les seules collections de diffusion
dont j'ai exposé le programme à M. Gallimard, une mise de fonds de 300 000
francs me paraît suffisante. Bien entendu, veuillez considérer ce chiffre
comme une estimation très élastique. Il faut que je revoie de très près
mes calculs, en tenant compte de
l'appoint important que constitueraient les services commerciaux de la
NRF."


On
travaille encore. En mai, Brice Parain fait la synthèse du plan de Faucher
aux deux frères Gallimard. Deux séries sont envisagées : l'une à bon
marché et de grande diffusion (tirage entre 20 000 et 30 000 exemplaires
!) d'albums à deux francs environ devant composer une manière
d'encyclopédie pour enfants (ethnographie, pratique, vie moderne,
technique), l'autre à douze francs, de textes français ou étrangers. La
première serait diffusée par Hachette, la seconde par les moyens
ordinaires de la librairie. Faucher s'égare un peu sur la première, tant
par le nombre d'exemplaires moyens envisagés que par le taux de diffusion
- distribution que prendrait Hachette, qu'il minore abusivement. D'emblée
il envisage un système de diffusion par abonnement, souscrit à un voyageur
ou par l'intermédiaire du Syndicat des instituteurs. Un fascicule
promotionnel serait publié tous les quinze jours. Faucher dit qu'il est
alors en pourparlers avec le Syndicat des instituteurs pour la fondation
d'une coopérative vouée à la réalisation de ces projets, mais qu'il
pourrait se rendre libre si Gaston Gallimard se décidait à créer une
société dans le même dessein. Il souhaite alors seulement qu'une décision
soit prise avant juin 1931, mois de son départ en Europe centrale. La mise
de fonds initiale pour l'édition des quatre premiers volumes s'élèverait à
quelque 300 000 francs de l'époque (150 000 euros 2007). Gaston est
intéressé, mais souhaite obtenir une maquette de la première série avant
de faire part de sa décision définitive. L'obtiendra-t-il
? Rien ne permet de le dire. On sait par contre qu'il lui est transmis en
mai 1931 une note d'intention et un programme détaillé du projet de
collection (il en est également un exemplaire dans les archives du Père
Castor), rédigé et établi par Paul Faucher lui-même. Le document est
passionnant :

« Tous
ceux qui se sont intéressés aux problèmes de l'éducation ont été frappés
de la part qui incombe aux lectures de l'enfance dans la formation du
caractère et de la sensibilité. C'est une question qui, depuis une
vingtaine d'années, a fait l'objet d'études et d'enquêtes dont les
résultats ont profondément modifié la littérature enfantine dans plus d'un
pays. (En Allemagne, près de 300 associations se sont donné mission de
choisir et de répandre les meilleurs livres pour la jeunesse. Aux
Etats-Unis, il n'y a pour ainsi dire, pas de ville qui ne possède sa
bibliothèque enfantine. En Angleterre, on trouve jusque dans les villages
d'admirables collections de livres d'enfants).

En France, par contre, et de l'aveu même des spécialistes, la littérature
enfantine n'a pas évolué depuis Hetzel, et nous sommes bien forcés de
reconnaître, avec eux, que, dans l'ensemble (les exceptions n'en sont que
plus précieuses et plus louables) les périodiques et les livres destinés
aux enfants ne reflètent trop souvent que la plus plate et que la plus
fausse image de la vie. Il est navrant de songer que la merveilleuse soif de savoir et de comprendre,
si ardente chez l'enfant, s'étanche ainsi à trop bon compte et à de
mauvaises sources, et que, sur tant de beaux élans brisés, viennent se
greffer tant de notions erronées et d'idées biscornues.

Cependant
les meilleurs éléments du public s'inquiètent de cet état des choses, et
réclament pour les enfants une nourriture intellectuelle d'une plus haute
qualité.

Le
moment paraît donc venu de déployer dans ce domaine une activité neuve.
C'est pourquoi nous avons projeté de constituer une « librairie de la
jeunesse » sur des bases fournies, non plus par les conventions en usage,
mais par une étude objective de la question.

La
curiosité de l'enfant ? Elle est infinie, elle est multiple. Nous
voudrions la satisfaire par une représentation aussi variée que possible
des mille sujets qui la sollicitent, en publiant périodiquement de petits
livres (de soixante pages environ), d'un prix minime, dont l'ensemble
constituera en quelque sorte une encyclopédie de la jeunesse (en enlevant
au mot ce qu'il peut avoir d'ambitieux, de pédant et de
rébarbatif).

Pour
le choix des matières et des textes, nous nous inspirerons des données de
la psychologie nouvelle.

La
composition, la forme, la présentation des livres, les réactions des
jeunes lecteurs ont fait l'objet de recherches attentives :

nous
prierons les auteurs d'en tenir compte.

Les
manuscrits retenus seront soumis à différents groupes d'enfants, et ne
seront édités que si les auditeurs y prennent intérêt ou plaisir. Les
prescriptions des médecins oculistes quant à la typographie seront
fidèlement observées. De temps à autre un feuillet de correspondance nous
permettra de rester en contact avec notre jeune public et de recueillir
ses suggestions. »


De la démocratie directe en édition.

L'enfant
est au coeur des préoccupations des auteurs et des lecteurs, point de
départ de l'écriture comme de la façon de faire des ouvrages. On est loin
du comité de lecture NRF ! Faucher exprime là une manière d'utopie
du livre pour enfants, conciliant la qualité des contenus avec
l'accessibilité maximale des ouvrages (par le prix comme par la
maniabilité de la production, portée par une réflexion sur la forme même
des ouvrages) et avec les attentes ou dispositions des publics renouvelés
auxquels ils s'adressent. Non pas un marketing de la demande, à proprement
parler : plutôt une vision technicienne, experte, en même temps
qu'imaginative et avant-gardiste, d'un secteur de l'édition dont la remise
à niveau passe par un substrat théorique et une mise à l'épreuve
expérimentale de ses formes et de ses propositions. Les principes de
l'éducation nouvelle, dans le mouvement de laquelle Faucher se situe alors
depuis déjà plus de dix ans, sont au cœur du projet.

Quant
à la conception encyclopédique, elle trouvera un formidable écho, presque
intuitif, plusieurs décennies plus tard chez Pierre Marchand, dont l'élan
éditorial a été continûment porté par une tentation encyclopédique. «
Découvertes » est là pour en témoigner. Mais c'est une autre époque et une
autre histoire.

Faucher
imagine donc deux séries : l'une scientifique (« Histoires vraies
»
), l'autre littéraire (« Les plus
belles histoires du monde »
). La première est divisée en neuf
rubriques, liées à l'histoire, la vie sociale, au temps présent ou aux
activités quotidiennes : « Le royaume de l'univers » (animaux
préhistoriques, volcans, fond des mers), « Aujourd'hui » (le
cinéma, la poste, les grands travaux), « Ailleurs » (la vie des
petits Esquimaux, des petits Japonais, des petits Arabes), « À travers
les âges »
(De la hutte au gratte-ciel, de la pirogue au
transatlantique), « Autrefois » (la chevalerie, les corporations
médiévales, les corsaires),
« Voyages et aventures » (les grandes croisières, les flibustiers, la
chasse aux fauves), « Biographies » (comment Eiffel est devenu
ingénieur, comment Garros est devenu aviateur), « Mes collections »
(timbres, insectes, minéraux), « Divers » (Campons, Servons-nous de
nos mains, Venez-vous jouer ?). La seconde se découpe en quatre grands
secteurs : les contes et légendes classiques et populaires, les beaux
épisodes historiques, les classiques de l'enfance et les contes et récits
choisis dans les livres contemporains « de qualité » (Tolstoï, Daudet,
Ruskin, Rosserger, Lagerlöf.).

Il ne
sera pas donné de suite à ces discussions, bien qu'on semble séduit à la
NRF par ce programme ambitieux - Brice Parain, en particulier,
soutient le projet (mais pas Jacques Schiffrin comme on a pu l'écrire : le
fondateur de la Pléiade n'est pas encore dans les murs à cette époque).
Peut-être trop ambitieux ? La NRF a-t-elle été prise de vitesse ? Y
a-t-on jugé l'affaire trop risquée ? C'est difficile à dire. Toujours
est-il que, fin 1931, paraissent chez Flammarion les deux premiers volumes
d'activités des « Albums du Père Castor », conçus et dessinés par
Nathalie Parain elle-même - Je fais mes masques et Je découpe -,
sous la direction de Paul Faucher. De 1932 à 1939, quelque quatre-vingts
albums seront ainsi publiés à la même enseigne, sans que les titres
correspondent au programme proposé à la NRF, rencontrant bientôt un
véritable succès de librairie ; les instituteurs se les approprient comme
livres de lecture et les traductions à l'étranger se multiplient. Jean
Schlumberger avait vu juste. Avec un pied dans le domaine de l'édition et
de l'illustration russes avec Brice Parain (et peut-être Blaise Cendrars
?), son lien privilégié avec Faucher et sa grande proximité avec les
forces vives de la littérature de création et, ne l'oublions pas, avec sa
propre expérience dans le domaine du livre illustré, la NRF avait
été un temps la mieux placée pour prendre une position décisive. Tout
semble désormais à refaire.

Les
deux parties ne se sont pas séparées en mauvais termes, le lien entre
Faucher et la NRF se maintenant durablement, par le biais de
Nathalie Parain notamment, qui sera le principal auteur des débuts du Père
Castor. On ne peut toutefois qu'être un peu surpris par la réponse faite
en février 1934 par Gaston Gallimard à G. Tcherkessov, qui deviendra
lui-même un collaborateur régulier de Faucher, lorsque l'illustrateur
russe lui proposera un projet de livres pour enfants :

"Il
n'entre pas tout à fait dans le cadre de notre programme. Il se rapproche
plutôt de la série du Père Castor chez Flammarion. Nous l'avons signalé à
M. Faucher avec qui nous entretenons les meilleurs rapports de
confraternité et nous vous conseillons de vous adresser à lui. Voulez-vous
que nous lui transmettions directement vos dessins ?"



Quelle
magnanimité ! De fait, plusieurs projets seront encore repoussés durant
cette période de transition, entre 1930 et 1934 - de Mon chat à
Châtaigne
, lequel est une production du couple Parain. On refuse ainsi
un projet d'Esther Averill (peut-être The Fable of a Proud Puppy),
un livre d'étrennes de l'excellent Luc Mégret (Les Yeux enchantés),
un ABC pour les enfants de Serge Ivanov - auquel Gaston répond qu'il ne
souhaite pas publier des livres de petite enfance. Au même moment,
pourtant, la maison continue à démarcher les éditeurs allemands. Le 19
décembre 1933, on demande à Herbert Stuffer Verlag de Berlin d'adresser à
la NRF certains de leurs ouvrages dont est envisagée la traduction :
Das Zauberboot et Das Wunderhaus de Seidmann-Freud et Zirkus
de Susanne Ehmcke :

"Nous
étudions à l'heure actuelle la création d'une collection de livres
d'enfants et naturellement, comme vous êtes le principal éditeur de livres
d'enfants en Allemagne et le plus intéressant, nous serions heureux
d'entrer en relations avec vous."


Un premier dispositif : Schiffrin, les Parain et Marcel
Aymé


Difficildonc d'y voir très clair. Pourtant cette année 1933 sera une année
décisive pour la production de livres pour enfants à la NRF, qui portera
ses fruits jusqu'au début des années 1940. Décisive parce qu'à défaut de
Faucher, la NRF trouvera l'homme qui lui manque pour prendre en
main ce département : Jacques Schiffrin, le fondateur des Éditions de la
Pléiade (et de la collection du même nom, dont les douze premiers volumes
étaient parus depuis 1931), notamment expert en livre de luxe illustré
pour adultes. Confronté à des difficultés de trésorerie, ce dernier
s'était résolu à céder sa « Bibliothèque de la Pléiade » à Gaston
Gallimard, moyennant un contrat de directeur de collection lui en assurant
la direction, au sein de la NRF. Installé dans ses propres bureaux,
Jacques Schiffrin, d'origine russe, prolongeait son travail d'éditeur
exigeant et novateur aux côtés des frères Gallimard. Ses compétences dans
le domaine du livre illustré, sa connaissance des prestataires et
peut-être également son lien avec les milieux de l'émigration russe en
font un interlocuteur de choix sur la question du livre pour la jeunesse.
Son premier contrat, en date du 31 juillet 1933, n'en fait pas état. Mais
à la révision de cet accord, le 23 février 1934, il est clairement indiqué
que Jacques Schiffrin devient responsable des livres pour enfants. Il
touchera alors des droits de directeur de collection, révisés pour chacun
des titres qu'il apportera. L'homme a donc dû faire ses preuves. Et de
fait, c'est bien lui qui suit jusqu'à la fin de l'année 1940 (où il se
résignera à quitter la France) toutes ces publications (à l'exception
cependant de « La Découverte du monde » et de la « Collection du
bonheur »
), sans pour autant siéger au comité de lecture de la maison.
Il sera à ce titre, dès 1934, l'un des interlocuteurs privilégiés de
Marcel Aymé pour ses Contes du chat perché (si bienvenus, un peu
par hasard, pour donner le change, avec leur manière bien singulière,
fraîche et humoristique, au « Roman des bêtes » du Père Castor,
créé la même année), l'ordonnateur des « Albums du gai savoir »,
l'initiateur des Almanachs du même nom, suggérés et confiés à Colette
Vivier. Il portera sur les fonts baptismaux le singe le plus célèbre au
monde, l'espiègle George, qui porte alors le nom de Rafi, né
de la main et l'esprit de H. A. Rey - qu'il retrouvera aux états-Unis en
pleine gloire.




Jacques
Schiffrin adresse le 3 mars 1934 un programme « jeunesse » à Raymond
Gallimard, établi « après concertation avec Brice Parain ». Il y classe
les futures parutions en trois grands ensembles : « Fonds de lecture
»
(classiques de la littérature enfantine), « Albums »
(littérature enfantine contemporaine, ouvrages largement illustrés,
type « livres-cadeaux ») et « série encyclopédique ». Cette
dernière catégorie réunirait « de petits ouvrages de leçons de choses,
suivant un éventuel projet de Mme Brice Parain »
.

Un
autre facteur achèvera de persuader Gaston Gallimard de se lancer
sérieusement dans ce secteur : le contrat exclusif fort avantageux que la
maison, un an plus tôt, en 1932, a signé avec les Messageries Hachette
pour la distribution de ses programmes et de son fonds en librairie. La
NRF gagne ainsi en force de frappe commerciale et en sécurité, les
prises fermes de son distributeur limitant le risque éditorial sur chaque
ouvrage. Dégagée d'une partie des incertitudes du métier - mais s'exposant
par là même à une possibilité d'intrusion de son distributeur dans ses
affaires -, la NRF s'est donné les moyens d'entreprendre.
Schiffrin, avec la Pléiade et les livres pour enfants, mais aussi avec
quelques livres d'art (« Musée de la Pléiade »), saura en tirer
bénéfice, pour le plus grand profit de l'éditeur. Bien sûr, Hachette et
Gallimard sont des maisons concurrentes sur ce secteur : Babar et Disney
chez l'un, Aymé et Vivier chez l'autre. Mais les deux maisons n'ont alors
pas à s'en plaindre.

Les
catalogues promotionnels publiés durant cette période témoignent de
l'activité et de la réflexion de Gallimard autour de ce nouveau
département éditorial, dont le directeur en titre, et dûment nommé, est
bien Jacques Schiffrin, le directeur de la Pléiade et des livres d'art.
Les ouvrages y sont présentés par collection et par âge de lecture, les
couvertures reproduites en noir, avec mention des illustrateurs (qui
n'apparaissent pas, non plus que les auteurs, sur les premiers plats de
couverture des quatre premiers titres des « Albums du gai savoir »). Outre
les publics jeunes (de 3 à 13 ans), la NRF y présente ses collections et
ses titres pour jeunes gens et jeunes filles ; il s'agit alors le plus
souvent de titres isolés, récits ou témoignages de vies exemplaires
(Roland Garros, Marie Curie, Amelia Earhart), ouvrages pratiques
(recettes de cuisine) et de quelques récits et monographies historiques
(collection « La Découverte du monde »). On peut s'interroger sur
le fait que ces ouvrages ont été effectivement écrits et publiés pour
cette catégorie de lecteurs ; mais ils sont promus comme tels ; on
trouvera également sur le catalogue imprimé sur la jaquette de Jacques
Thibault (1948), la liste des ouvrages de Saint-Exupéry (à l'exception du
Petit Prince !) et de Martin du Gard, ainsi que la collection des
« Provinces françaises ». Aussi inclassable, la « Collection
héroïque »
dont les volumes « peuvent et doivent être mis entre
toutes les mains »
(présentation de la collection signée par son
directeur, Maurice Sachs, également en charge des collections «
Détective »
et « Catholique »), et qui offrent aux lecteurs des
récits sur des héros des temps modernes, qui ne reculent devant rien au
nom de leur cause et de leur goût de l'aventure : « Cyrano, d'Artagnan,
Monte-Cristo, Beau-Geste sont leurs modèles, mais les héros qui vivent
dans les pages de la collection sont bien de notre temps : l'auto rapide,
l'avion, le parachute, les sans-fils, le scaphandre et le canot de course
sont leurs armes et leurs plaisirs . »
Une collection pour la famille,
au public hybride et non clairement identifié. Elle ne figure pas en
propre dans les listes des livres pour enfants ou jeunes gens ; quatre
titres y paraîtront en 1936.

De
fait, quarante et un ouvrages (disponibles) sont recensés par la
NRF dans son Catalogue des livres pour enfants et pour la jeunesse
millésimé 1939, probablement paru à la fin de l'année 1938. Ces livres se
retrouvent pour une part dans le Catalogue de livres de prix et ouvrages
pour la jeunesse daté de mars 1939, qui recouvre cependant une sélection
beaucoup plus large d'ouvrages parmi les publications de la maison. Un
catalogue de prix édité en 1939 nous apprend par ailleurs que certains
titres ont été adoptés par la Ville de Paris pour ses distributions de
prix (L'Éléphant, Le Mauvais Jars, La Buse et le cochon, L'Âne et le
cheval
de Marcel Aymé ; les deux Rose Celli ; Onc'Léon ; Alice
Piguet
), ou fait l'objet de souscriptions de la part du ministère de
l'Éducation nationale (Petite histoire des voyages de Marcelle
Bertin, Le Mauvais Jars de Marcel Aymé).

La guerre et l'immédiat après-guerre : contrastes et
innovations


Le
départ de Jacques Schiffrin, les événements des années 1939 et 1940
désorganisent Gallimard dans son ensemble, et le secteur du livre pour
enfants en particulier. Gaston confie les collections jusque-là dirigées
par Jacques Schiffrin à d'autres de ses éditeurs, à l'image de la Pléiade,
dont désormais Jean Paulhan suit la marche. Les livres pour enfants, eux,
semblent faire l'objet d'une gestion plus collective. Brice Parain, bien
sûr, est présent, et reprend par exemple les « Almanachs du gai savoir
»
, qui profiteront des bonnes ventes de la guerre mais ne survivront
pas à la Libération ; P.P. Seeligmann, membre du comité de lecture et du
secrétariat de Gaston Gallimard, également. Mais Raymond Queneau semble
particulièrement concerné. On le voit par exemple suivre de très près les
ouvrages de la « Collection  du bonheur », romans
destinés aux jeunes filles, où sont publiés dix titres de 1939 à 1942,
dont certains sont traduits d'oeuvres anglo-saxonnes (Queneau était bien
placé pour cela).

Dès
1941 s'exprime la volonté de créer une collection de romans pour enfants ;
en février, Raymond Queneau suggère à Gaston Gallimard, souhaitant
reprendre et étudier la question des livres pour enfants, de proposer des
adaptations de romans tels qu'Autant en emporte le vent ; Parain,
lui, est d'avis de se spécialiser dans les publications destinées aux
jeunes de plus de 8 ans. Raymond Queneau annonce aux soeurs Droze-Vidal en
août 1941 qu'il travaille à une collection de romans pour la jeunesse, où
pourrait s'inscrire leur nouveau manuscrit, Les Vacances
mouvementées
. Mais le projet est abandonné en mars 1942, malgré le
succès incontestable de la «Collection  du bonheur».
Ainsi, le 6 novembre 1942, Michel Gallimard ne peut servir les sœurs Droze
de quelques exemplaires de L'Heureuse méprise. Il ne reste rien en
magasin ni dans les entrepôts Hachette : « Dans des circonstances
normales, il faudrait prévoir une réimpression, mais cela nous est
impossible actuellement. Vous devez savoir en effet que pour chaque
réimpression, nous devons adresser une demande à un Comité de contrôle.
Beaucoup de titres sont épuisés depuis longtemps, pour lesquels nous
n'avons encore rien obtenu car le nombre des autorisations est limité.
»
Face à ces difficultés, les Gallimard jettent l'éponge. Il reste que
durant la guerre la NRF voit ses stocks d'ouvrages parus avant 1939
s'épuiser et ses nouveautés (albums, romans et collections
monographiques), assez nombreuses, recevoir un très bon accueil. La
raréfaction des publications de nouveautés en est la principale
explication.

Après
guerre, malgré les contingentements de papier, Gallimard poursuit avec
volontarisme ces publications jeunesses. L'accueil exemplaire du Petit
Prince
d'Antoine de Saint-Exupéry au printemps 1946, modèle
indépassable (?) du long-seller dans l'édition jeunesse, confirmera
l'opportunité d'un tel développement et l'importance de l'enraciner dans
le catalogue de la grande maison. Bien sûr, il y aura quelques ratés, des
projets dont on regretta plus tard de ne pas les avoir menés à bout. Ainsi
des Chantefleurs de Robert Desnos (dont la NRF venait de publier
Fortunes et Le vin est tiré), qu'en novembre 1943 Brice
Parain trouve « assez jolis », mais dont il n'apprécie pas l'illustration
par Maurice Henry (futur auteur des Métamorphoses du vide aux
éditions de Minuit). Gaston Gallimard devra trancher. Que s'est-il
exactement passé ? Les Trente Chantefables pour les enfants sages
sont publiées pour la première fois par la Librairie Gründ en mai
1944, illustrées par Olga Kowalevsky, dans la collection « Pour les
enfants sages »
de René Poirier - une petite merveille née d'un auteur
dont les lectures de l'enfance ont tant nourri l'imaginaire, de Nick
Carter à Fantômas, de Jules Verne aux Pieds Nickelés. Ces
Chantefables seront rejointes en 1952 par les Trente
Chantefleurs
, parues à la même enseigne. Le recueil deviendra l'un des
plus grands classiques de la poésie enfantine française... Desnos en avait
préparé l'édition juste avant son arrestation pour faits de résistance,
intervenue le 22 février 1944. Les autres textes de Desnos pour les
enfants (Le Parterre d'Hyacinthe, La Ménagerie de Tristan, pour les
enfants de Lise et Paul Deharme en 1932, et La Géométrie de Daniel,
pour le fils de Madeleine et Darius Milhaud en 1939), encore inédits pour
la plupart, seront eux rassemblés dans Destinée arbitraire en 1975, dans
une collection d'adultes : « Poésie/Gallimard ». Il faut d'ailleurs
prendre garde à ne pas perdre de vue le catalogue de livres pour enfants
que recèle le fonds « adultes » de Gallimard : le merveilleux conte de
Faulkner, L'Arbre aux souhaits, a ainsi d'abord été publié dans la
traduction de Maurice-Edgar Coindreau dans « Du monde entier » en
1969, avant d'être repris en « Folio junior » ; Le Vieil Homme
et la mer
d'Hemingway était paru dans la même collection en 1952,
Le Lion de Kessel en Blanche en 1958, avant d'être repris l'un et
l'autre en édition illustrée pour la jeunesse ; la Pléiade Julien Green
recèle les aventures bien oubliées de Ralph, qui restent, elles,
cependant à reprendre. Un catalogue en cache un autre ! On peut en outre
considérer qu'il existe deux sortes de livres pour enfants à la NRF
: ceux s'inscrivant dans la lignée de Schiffrin, d'une part, souvent
novateurs et très illustrés ; ceux plus classiques, à la présentation plus
conventionnelle et modeste, d'autre part, que la NRF édite
parallèlement, le plus souvent sans même les faire figurer dans ses
catalogues de livres pour enfants. On trouve dans cette seconde catégorie
la collection « La Découverte du monde » ou la « Collection du
bonheur »
, mais aussi la « Collection héroïque » de Maurice
Sachs et de nombreux ouvrages qui visent, ou peuvent éventuellement
s'adresser à un public de jeunes lecteurs. 

La
réflexion sur le fonds devient également durant cette période un axe
important. On propose ainsi en librairie, en 1941, un Péguy présenté aux
jeunes, petit volume de 80 pages établi par Pierre Péguy, qui connaît un
bon succès (comme l'ensemble des oeuvres du poète et de Claudel), et
annonce la série des petits Péguy illustrés par Nathalie Parain après
guerre.

Autre
exemple, plus intéressant encore : celle de l'adaptation scolaire des
Thibault de Roger Martin du Gard, envisagée par son auteur dès le
milieu des années 1930 et parue au lendemain du conflit. Le public visé
est alors les élèves des cours moyens et supérieurs, soit une population
d'environ 1,5 million d'élèves. Le projet, suggéré et mis en oeuvre par un
ami de l'auteur, Marcel Lallemand, est soutenu par Roger Martin du Gard
lui-même, engagé dans la recomposition et la réécriture du récit original.
Mais Gaston Gallimard, favorable sur le principe à l'entreprise, en
regrette le caractère improvisé et n'est guère séduit par l'apport
pédagogique de son initiateur. Il s'en ouvrira très franchement à son
auteur le 21 mars 1946 :

"J'ai
attendu avant de te répondre au sujet de l'appendice de Lallemand, de
l'avoir soumis à l'appréciation de Queneau qui a l'amour des choses
grammaticales, et de Hirsch qui commence à bien connaître cette
affaire.

Leur
avis concorde avec le mien. Queneau pense que c'est du « délire
pédagogique ». Hirsch estime que ce travail est plutôt destiné à Ferdinand
Brunot plutôt qu'à des élèves de l'école primaire.

Quant
à moi, je n'ai pu entrer là-dedans.

Il
me faudrait une application dont je ne suis pas capable. J'ai essayé. Cela
me paraît une élucubration confuse, gratuite, inefficace.

Cela
contredit entièrement ce qui était dans vos intentions : tu m'avais dit à
l'origine de nos pourparlers concernant cette édition scolaire des
Thibault, qu'il ne s'agissait pas de « faire du nouveau, mais de faire ce
qui se faisait ».

Tu
pensais même qu'une maison spécialisée serait peut-être plus qualifiée que
la NRF.

Or,
je connais assez les gens de chez Larousse, Hachette, Armand Colin, pour
être certain qu'il y a longtemps qu'ils auraient rompu toute relation avec
Lallemand, car Lallemand est un homme dénué de tout bon sens, un homme
compliqué. Il veut être un novateur, tout en visant la réussite immédiate.
C'est un modeste vaniteux. Tout ce qu'il propose est en dehors des règles
précises auxquelles il faut se soumettre pour ce genre
d'édition.

J'ajoute
que pratiquement cet appendice est irréalisable dans une édition qu'on
veut bon marché : pour les graphiques il faudrait des tableaux dépliants.
Ils sont déjà illisibles dans leur format manuscrit. Il faudrait des mois
pour les mettre au point typographiquement.

Mais
c'est à toi de décider.

En
réalité, toute cette entreprise se fait à l'envers. Chez Hachette, chez
Larousse, c'est l'éditeur qui la commande et la dirige, les auteurs ne
participent pas à l'illustration, à la présentation, etc. M. Lallemand
veut faire ¦uvre originale. C'est une tout autre édition qu'il faut
préparer, en prévoyant un tirage de 5 000 exemplaires.

Je
t'écris à la hâte. Mais je crois qu'il faut être énergique avec Lallemand.
Sinon, nous n'en sortirons pas. Il faut faire Jean-Christophe, Le Visage
d'Edgar simplement et pour les gosses. Il faut faire Jacques Thibault de
Roger Martin du Gard, et non pas Jacques Thibault de M. Lallemand. Un
texte ne doit pas être un prétexte et l'occasion pour M. Lallemand de
manifester son génie. Ses commentaires doivent être au service de ton
œuvre et de jeunes écoliers.

Excuse
la vivacité de ma réponse, mais j'étais enragé en pataugeant dans cet
appendice ! Bien affectueusement."

Gaston Gallimard


Gaston
Gallimard fait ici référence à des tableaux analytiques que Marcel
Lallemand avait ajoutés en annexe de l'oeuvre, et dont il avait exposé le
principe à Roger Martin du Gard dans une lettre du 9 novembre 1945 : «
J'ai réalisé dans cet esprit quelque chose de "surprenant", une certaine
rosace où tout pivote (temps, lieu, cause, but, etc., etc.) autour de
l'être (nom) et du mouvement (verbe), et qui a permis à des gosses de dix
ou onze ans d'analyser des phrases d'une complication grammaticale
extrême, pourvu que le sens en soit à leur portée, et, dans ce cas, de
découvrir toutes les nuances de la pensée par l'analyse de la structure. »
De fait, son plan initial repoussait tout commentaire, voulant mettre
l'oeuvre et la lecture au premier plan, le livre devant rester un «
instrument d'évasion », un « aliment de la curiosité ». Lallemand ne
s'autorisait donc en annexe qu'une « étude progressive de la construction
de la phrase » et une étude étymologique de mots.

Le
modèle de Lallemand est alors l'adaptation de Jean-Christophe pour les 7-9
ans et les 9-13 ans réalisée par Albin Michel en 1932. Il cherche pour sa
part à réaliser quelque chose de très simple, rigoureux dans son
ordonnancement, mais privilégiant les seuls plaisirs et bénéfice d'une
lecture non contrainte. Heureux de l'acceptation du projet par Martin du
Gard, il dit son inquiétude quant à un éventuel affaiblissement du livre
de l'auteur, dans son effort de réécriture : ce faisant, Martin du Gard
doit veiller à ne pas « émasculer » son texte, en vue de le rendre plus
édifiant et positif, moralement acceptable pour les enfants et leurs
maîtres : " Jacques, je vous l'ai dit, n'est pas  un
déserteur ! Il court au premier combat, qui est de défendre la paix et la
fraternité entre les hommes. Le vent est à cet au-dessus de la mêlée, cet
au-dessus des patries. Surtout dans ce personnel enseignant qui dans sa
totalité milite à la CGT (dont il forme l'aile gauche). / Notez aussi que
ce ne sont pas les chefs qui ont pouvoir d'accepter ou de refuser les
manuels scolaires, mais les Maîtres. Il n'y a pas de veto possible. [...]
Oubliez-vous qu'il est commenté par le maître ? »
(9 novembre 1945).
Cette discussion n'est que le prolongement de débats antérieurs entre les
deux hommes ; Martin du Gard avait déjà signifié à son ami qu'il ne
souhaitait pas mettre « entre les mains de jeunes enfants l'histoire
sympathique d'un garçon en perpétuelle rébellion, et qui se révolte
successivement contre sa famille, contre ses maîtres, contre sa religion,
contre la société. »
La vérité est que, d'abord enthousiaste, Martin
du Gard est déçu par le travail de son ami, même revu par lui ; l'oeuvre
existe, elle peut être diffusée. Mais il n'y tient en rien et on ne l'y
reprendra plus. Toujours insatisfait, l'auteur sent les limites du projet,
qui ne sont autres que celles de son concepteur. Gaston Gallimard pense la
même chose, inquiet des lourds investissements consentis pour un tirage
qui n'apparaît pourtant pas alors démesuré.

La
démarche est cependant intéressante, et confirme, encore une fois, la
volonté de la maison, en cette veille des trente glorieuses, d'asseoir son
développement éditorial à destination de la jeunesse sur un prolongement
de son activité littéraire historique.



Cela
n'exclut pas la publication d'albums illustrés naturellement ; Les
Contes du chat perché
poursuivent ainsi leur parution. Un accord est
passé avec Paul Grimault pour la publication de livres correspondant aux
courts-métrages d'animation réalisés par sa société de production Les
Gémeaux ; c'est là que naîtra le projet d'adaptation de La Bergère et
le ramoneur
de Paul Grimault et Jacques Prévert qui, après bien des
détours - et des plus tristes -, verra le jour sur les écrans sous le
titre du Roi et l'oiseau, prix Louis-Delluc 1979.

Plutôt
« progressiste » dans son approche, ouverte vers la littérature étrangère
(Gredsted ; « collection du bonheur ») et le documentaire, déjà
attentive à l'exploitation de son fonds et à la qualité littéraire de sa
production, la NRF continue donc, tant bien que mal, à explorer ce
secteur de l'édition pour la jeunesse où, sans être véritablement experte,
elle a commencé à se faire une place remarquable et remarquée, notamment
en s'appuyant sur ses auteurs (Tardieu, Prévert, Kessel, Saint-Exupéry,
Camus...). On a pourtant, à l'examen de son catalogue du début des années
1950, un sentiment mitigé, entre richesse (autour de grands romanciers
notamment) et dispersion, tant au plan des centres d'intérêt, des publics
visés que des formes éditoriales adoptées. Des coups d'éclat de longue
portée (Le Lion, Le Petit Prince, Lettres des îles Baladar),
quelques directions esquissées, mais des collections éphémères et,
semble-t-il, aucun plan de publication vraiment concerté ni
suivi.



La « Bibliothèque blanche » ou la
transition


Un
effort de structuration caractérise la période suivante, autour de la
création de la « Bibliothèque blanche » en 1953, déclinaison de
l'emblématique Blanche pour la littérature de jeunesse - ce que la
« Noire » sera, bien des années plus tard, pour le polar. Cette
nouvelle collection marque un tournant : il s'agit désormais de devenir
l'éditeur référent dans le domaine de la fiction de qualité pour les
jeunes gens. On fait appel à des auteurs nouveaux, on en cherche à
l'étranger. La moisson est bonne, exceptionnelle même ; en porte-drapeau :
L'Enfant et la rivière et L'Âne Culotte d'Henri Bosco
(repris des fonds Gallimard et Charlot), Charlie et la chocolaterie
et James et la grosse pêche de Roald Dahl, ces deux derniers en
édition originale en traduction française. On sent là le ferment des
développements à venir. La réflexion se précise ; les éditeurs (Jacques
Lemarchand, par exemple) dialoguent plus étroitement avec le service
commercial sur la forme à donner et le programme même de la collection ;
en 1964, on se préoccupe ainsi de lui donner un nouvel élan, en
l'émancipant de la tutelle de la Blanche : « Nous devons rénover cette
collection »
, annonce Claude Gallimard à Henri Bosco le 21 décembre
1964, « lui donner un aspect plus jeune et plus attrayant et lui
assurer en même temps une diffusion plus importante. Les volumes
comporteront désormais une couverture illustrée, un certain nombre de
dessins au trait et seront tirés dans le format soleil ».





Le résultat de ce travail est, dans son contenu peut-être plus que dans
sa forme (malgré la grande qualité d'un certain nombre d'illustrations
réalisées pour la seconde série, où l'on voit Georges Lemoine apporter sa
première contribution au catalogue Gallimard), assez probant. Il est
surtout annonciateur de la mue qui se prépare : celle liée à la naissance
de Gallimard Jeunesse comme département, dont « 1000 Soleils »,
collection de littérature pour la jeunesse en volumes reliés et illustrés,
sera la première création. Fait des plus significatifs : c'est
Louis-Daniel Hirsch qui rédige la première note de synthèse sur une «
Nouvelle bibliothèque pour la jeunesse »
le 5 juillet 1972,
préfiguration du programme de « 1000 Soleils », à destination de
Claude et son fils Christian Gallimard (qui consacre la moitié de son
temps à cette activité à partir du 1er septembre 1972) et Pierre Marchand.
C'est donc dans ce cadre que la grande mutation se jouera. Les albums,
passés au second plan dans les années 1960, reviendront sur le devant de
la scène, portés par un renouveau du genre, l'émergence d'une jeune
génération de créateurs et par une véritable réforme des méthodes de
production. La communauté des illustrateurs proches de la maison
s'élargira, avec des personnalités aussi remarquables que celles de
Delessert, Galeron, Claverie, Lapointe, Pef, Tony Ross... Avec d'autres,
ils donneront également son visage à l'élan encyclopédique de Pierre
Marchand, où se réformera de façon décisive le documentaire Jeunesse. La
rencontre entre Pierre Marchand et la famille Gallimard s'est faite par
l'intermédiaire de Massin, directeur artistique de la maison depuis 1958 -
pour lequel Jean-Olivier Héron réalise alors des illustrations de
couverture pour la jeune collection « Folio ». Les deux amis
cherchent un éditeur pour mettre en oeuvre leurs idées de collection pour
les enfants. La décision sera rapidement prise.


Ce sera Gallimard !



Un Département jeunesse chez Gallimard

Le
plan de Pierre Marchand présente trois volets : publication de romans
issus du fonds Gallimard, livres d'activités au format de poche et livres
illustrés d'un prix relativement élevé, devenus un véritable projet
encyclopédique. Au contrat signé entre Claude Gallimard et le directeur du
magazine Voiles et voiliers, secondé par son ami Jean-Olivier
Héron, le 29 octobre 1973, définissant les modalités d'administration de
ce « département jeunesse », figurent explicitement quatre
collections, destinées aux préadolescents et adolescents : « 1000
Soleils »
(littérature en ouvrages reliés), « Kinkajou »
(livres d'activités de poche, à partir de 10 ans), « Les Trésors »
(collection reprise à Fleurus, où Marchand et Héron l'avaient créée) et
« Encyclopédie active de la nature ». À ce socle, dont le temps et
le coût de mise en oeuvre apparaîtront bientôt sous-estimés (fabrication
très spécifique, conception éditoriale complexe), sont presque aussitôt
adossées des collections à rotation plus rapide, comme, « Snoopy »
(contrat conclu le 18 septembre 1974 avec United Press international),
« Exploits » (récits d'aventuriers), lancée le 15 octobre 1974,
ainsi que « Kinkajou Série », « Reporters du passé » (textes classiques de
grandes figures historiques : Mémoires de Joinville, Voyage de
BougainvilleŠ), l'almanach « Club 77 » ou « Cent idées ». Le
développement de cette dernière collection, ainsi que celui de «
Kinkajou »
et de ses séries, n'est envisagé d'emblée qu'avec des
coéditeurs étrangers (Fischer en Allemagne, Collins en Grande-Bretagne,
Franklin Watts aux USA, Glydendal en Norvège, Lademann au Danemark, Otava
en Finlande, Ploegsma aux Pays-Bas, Hemmetts en Suède, Fabbri en Italie.).
Même si l'inspiration reste proche de ce qui s'est fait par le passé, on a
le sentiment que Gallimard est passé à une nouvelle dimension en matière
de livres pour enfants. La création du département jeunesse apparaît
désormais comme une pierre au nouvel édifice dont Claude Gallimard s'est
fait l'architecte et le maître d'oeuvre depuis la fin des années 1960,
motivé par un farouche et salutaire désir d'indépendance : rupture du
contrat commercial avec Hachette et création d'une structure de
distribution Gallimard (Sodis), création de « Folio » pour faire
suite au Livre de poche.



Ne bénéficiant plus du soutien presque systématique d'Hachette pour le développement de
ses gros projets, il revient à la maison de trouver par elle-même les
meilleures voies de financement et de diffusion de ses projets :
coéditions, partenariats, commerciaux, expérimentation prudente de la
vente directe. À l'évidence, Gallimard entend être présent sur un grand
nombre de segments, sans trop tarder, dans une logique peut-être un peu
moins élitiste. Les tirages moyens par titre sont élevés - sans même
parler des coéditions : 22 000 exemplaires pour « 1000 Soleils » et
« Exploits » (bientôt réajustées à 15 000 cependant), 35 000 pour
"Kinkajou", 50 000 pour « Club 77 », 33 000 pour « Snoopy
»
, 13 000 pour « Reporters du passé ». Les coûts de fabrication
imposent ces choix, ainsi que la volonté de maintenir des prix
accessibles. Gallimard a donc décidé d'y mettre les moyens ; aurait-elle
eu une si grande marge de manoeuvre s'il ne s'était pas émancipé de son
distributeur historique Hachette ? Certainement non. Notons également que
ce développement est posé en termes de création : plutôt que d'acheter
massivement des titres à l'étranger, Gallimard se veut un espace de
proposition et d'innovation pour ses interlocuteurs
internationaux.

Un
comité de suivi du département Jeunesse sera rapidement mis en place
autour de Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron ; Christian Gallimard le
suivra de très près, avec Bernard Fixot et John Clement pour la partie
commerciale. Une réunion « inaugurale » a lieu le 3 août 1973 au domaine
de Pré-Chartrettes (Seine-et-Marne), consacrée à l'étude des différentes
collections déjà lancées ou envisagées. On y discute le programme de «
1000 Soleils »
, cherchant le bon équilibre entre reprise du fonds,
achat de titres à des éditeurs tiers (Pagnol) et oeuvres du domaine
public. On y envisage d'emblée la création d'une collection de poche, «
Poche Junior »
, éventuellement segmentée par âge (qui, comme le fera
remarquer Pierre Marchand, n'a pas alors d'équivalent ni de précédent en
France, mais à l'étranger). On réfléchit au lancement de « Kinkajou
»
(mars 1974), qui s'adresse principalement aux enseignants et aux
parents, et aux conditions de fabrication et de suivi éditorial de cette
collection de conception singulièrement complexe. On étudie enfin le plan
général de la collection encyclopédique en vingt volumes dont la
thématique centrale est la nature - et on évoque déjà le projet d'une
série de « guides touristiques ». Pierre Marchand et
Jean-Olivier Héron présenteront lors des séances qui suivront les
premières maquettes de leurs nouvelles séries, s'interrogeront sur
l'accompagnement marketing et promotionnel des lancements (un club
Kinkajou, par exemple, avec un « yearly book » ; une diffusion club ou par
correspondance, avec Rombaldi, un almanach annuel).

C'est dans ce
cadre que s'édifie le socle éditorial et que se forgent les savoir-faire
de ce qui ne s'appelle pas encore Gallimard Jeunesse. Le département,
ainsi piloté, s'appuie durant toutes ces premières années sur
la structure « maison » : Suzanne Duconget, directrice de
fabrication, suit la réalisation des volumes ; Massin, le directeur
artistique, peut servir d'intermédiaire entre les maquettes créatives de
Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron et les fabricants. Yannick Guillou,
responsable des achats de droits à l'étranger, est sollicité par les mêmes
pour négocier en 1976 les droits de reprise en « Grands textes
illustrés »
(« une nouvelle collection de grand format destinée à
recevoir les ouvrages accessibles à la jeunesse particulièrement longs et
ne pouvant par conséquent entrer dans le cadre des volumes simple, double,
triple de la collection "1000 Soleils" »
) des classiques Moby
Dick
et Autant en emporte le vent. Quant au projet éditorial
lui-même, il fait l'objet d'un suivi attentif de Claude Gallimard et des «
lecteurs » de la grande maison ; mais l'avis de Claude Roy est-il
sollicité pour la collection historique des « Reporters du passé »
?


Ainsi, à tout
point de vue, ce développement d'un secteur Jeunesse apparaît comme un
projet majeur pour l'éditeur, mobilisant toutes ses forces vives. La
greffe a pris, mais elle avait été préparée, nous l'avons vu. La
continuité éditoriale est marquée de façon évidente par la création en
1977 d'une collection de poche (celle dont il est question dès 1973) pour
les enfants de 10 à 16 ans : en l'appelant « Folio junior », on
souligne la solidarité des publications adulte et jeunesse, avec une
véritable stratégie de marque à l'échelle de la maison. Elle sera, on le
sait, déclinée pour tous les âges, avec « Folio cadet » (1980) et
« Folio Benjamin » (1983). La publication de grands albums
illustrés puis de la célèbre collection « Enfantimages » en 1978
mettra, elle, en évidence le prolongement de la politique éditoriale
littéraire de la NRF à destination des jeunes publics, en proposant
un dialogue de qualité avec de nouvelles générations d'illustrateurs.
Après Camus, Hemingway ou Kessel, c'est Marguerite Yourcernar, Michel
Tournier, J.M.-G. Le Clézio, Claude Roy ou plus tard Daniel Pennac qui
apporteront leur talent de conteur aux lettres de jeunesse, avec quelque
chose de plus souple, de moins guindé que dans les décennies
passées.



Pour
autant, la question d'une filialisation du département aura tôt fait
d'être posée (et soutenue par ses principaux animateurs auprès de Claude
Gallimard). Discutée dès 1975, elle n'interviendra que bien plus tard, au
début des années 1990. Entre- temps, le département de Pierre Marchand,
porté par un rare tempérament d'éditeur, soutenu par toute une maison et
ayant tracé sa voie singulière au sein d'une grande maison, se sera vu
donner tous les moyens pour écrire l'un des grands chapitres de l'édition
jeunesse française du second XXe siècle.

Gaston
Gallimard disparaît le 25 décembre 1975. Le grand département jeunesse
qu'il avait si tôt envisagé - mais qui n'avait de sens à ses yeux que s'il
était mené avec grande conviction, dans un esprit tout à la fois de
continuité et de spécialisation -, avait enfin pris forme durablement. Un
vent de jeunesse, quoi !

Alors au travail : il va falloir faire rêver!

2) Edy Legrand (Macao)

3) Saint Exupéry (le Petit Prince)

4) Nathan Altman (Contes du chat Perché)

5) Paul Grimault (les Passagers de la Grande Ourse)

6) André François (Lettre des Iles Baladar)

7) Etienne Delessert (le Livre de la Jungle)

8) Jean-Louis Besson (Manuel des farces et attrapes)

9)Georges Lemoine (La Maison qui s'envole)

10) J.Cl Gotting (Harry Potter)