Croquer la vie
Au départ,
ce n’est qu’un carnet ouvert,
une feuille bistre clair
de papier à grain
un stylo à plume,
de l’encre Waterman noire...
Au départ,
ce n’est qu’une feuille vide,
mais aussi un formidable appel !
Un appel auquel je n’ai jamais pu résister.
Les feuilles comme celle-là ne sont pas restées vierges longtemps.
Croquis, notes, portraits, caricatures les ont vite transformées
en morceaux de vie, en brouillons de culture.
Devant un carnet ouvert, j’ai toujours eu un double besoin.
Happer ce qui se présente à mon regard - la vie qui vient de l’extérieur -
et dessiner ce qui vient de l’intérieur, ce que j’ai en tête,
écrire ce qui lie tout cela, esquisser les projets qui mijotent.
Deux types de dessins totalement différents.
Merci à l’armée - oui, je dis bien à l’armée - d’avoir rendu incontournables
les chemins qui mènent de la caserne à tous les troquets du coin.
Car ma première grande école de dessin a été le bistro, ce lieu de vie
où vous choisissez vos modèles (à leur insu),
où vous pouvez vous isoler, où vous avez immédiatement
quelques avis sur vos dessins.
Ah, vous dessinez ? C’est qui ? C’est moi, ça !!?
Je ne me reconnais pas ... Mais si c’est toi !
Dans ces lieux enfumés et bruyants, j’ai éduqué mon regard.
J’y ai appris à transformer le modèle observé
en une entité constituée de détails, en un volume que la lumière caresse,
en une mosaïque de couleurs, en un sujet qui s’exprime...
J’y ai éduqué ma main pour la faire coïncider au plus près de l’image que j’ai en tête.
J’y ai mesuré la force du dessin, ce qu’il provoque surtout si vous y ajoutez une pincée d’humour, d’humeur, d’amour, une légende, un titre, un texte...
Mais aujourd’hui, j’aimerais juste m’arrêter à l’observation.
Il m’en a fallu des heures, des jours et des années pour savoir regarder.
Pour dessiner quelqu’un comme si cet ensemble de formes de teintes, de signes
était pour vous comme une géographie inconnue. Et il n’y a pas d’école pour l’apprentissage du regard.
Depuis l’enfance nous dessinons beaucoup plus ce que nous avons en tête que ce que nous voyons. L’enfant, tout le monde, dessine d’abord par connaissance.
Nous savons que le nez est au milieu de la figure,
que la bouche est en dessous, et nous plaçons tout cela avant d’avoir bien regardé.
C’est très bien, mais il manque à ces dessins le singulier, le particulier,
l’originalité de chaque modèle.
Pour faire comprendre ce point, devenu responsable de la formation des illustrateurs à Strasbourg, j’ai proposé de réaliser des portraits. D’abord, des duos face à face.
Classique. Résultat : chacun regardant trois fois plus longtemps sa feuille que le modèle, s’appuyant sur ses images mentales acquises, produisait des dessins sans relief, auxquels il manquait le petit truc singularisant le modèle.
J’ai demandé ensuite que l’un des modèle se couche par terre sur le dos.
Le portraitiste regardait le visage à l’envers.
Panique complète ! Le dessinateur avait perdu tous ses repères !
Or le modèle, toujours le même, était pourtant bien là, devant ses yeux.
Et là, il a fallu bien observer le visage, devenu inconnu.
Savoir observer, c’est aussi pouvoir d’abord oublier ce qu’on sait.
Essayez le coup du portrait à l’envers, vous serez surpris.
Les croquis de bistros sont un bon support pour s’aiguiser le regard
En ouvrant un de mes carnets, je me suis arrêté sur ce croquis récent.
Je me souviens, cet homme jouait à un jeu , sorte de loto. dont le résultat s’affichait sur un écran en face de lui. Ce qui m’a intéressé : le jeu entre sa main droite et son expression. J’ai eu la chance qu’il reste suffisamment longtemps pour que je puisse capter ce moment.
Il jouait des doigts dans le mouvement de celui qui va envoyer une bille, entre l’index et le pouce. Il retenait pendant quelques secondes son index, avant de le lâcher, de le détendre, comme s’il attendait le moment propice pour lancer son pari. Dans le même temps ses yeux fixaient son papier, sa bouche exprimait une sorte de doute, ou d’insatisfaction ? J’aime capter ces instants complexes.
Ce dessin n’est pas «photographique». J’ai souvent entendu ce reproche.
Il est le résultat d’une concentration du regard énorme, pendant quelques secondes,
d’une intensité d’observation. d’un grand intérêt pour ce moment de jeu.
Cet homme m’était devenu familier, sans qu’il le sache.
En faisant ce croquis, je n’étais pas dans un problème de dessin, mais dans une observation sensible de l’expression de la vie.
J’ai retrouvé il y a quelques jours, par hasard, ce deuxième croquis, fait il y a des années. Il m’a rappelé le premier. C’était aussi un joueur, il remplissait sa grille de jeu. Là encore, c’est le geste de la main lié à la concentration du personnage qui m’avait arrêté. La main tenant la cigarette tremblotait légèrement, laissant tomber la cendre... Un geste caractéristique de fumeur. Quand je revois ces croquis, j’entends le brouhaha de la salle, l’odeur de tabac m’arrive aux narines...
Pour continuer à évoquer l’observation,
je me souviens d’une scène qui m’avait frappé.
Je déjeunais souvent avec un ami, Pierre K, enseignant comme moi. Nous étions à la fin du repas. Pendant qu’il développait savamment une idée à propos de l’image (l’essentiel de nos discussions était autour de l’image), avec le tranchant de sa main, il s’était mis à ramasser les miettes en les ramenant vers lui, dans un geste machinal.
Il avançait son idée en même temps que sa main poussait les miettes.
J’observais, j’écoutais. Et ce qui m’a ravi ce jour là, a été l’hésitation, l’interruption du discours à l’instant même où les miettes étaient au ras bord de la table. « Mais qu’est-ce que je vais faire de ces foutues miettes ?» Cette question venait de percuter, de perturber le discours.
Le banal concret venait de troubler l’abstrait !
J’aurais aimé filmer la scène. Caler le geste et la parole. Filmer la main, faire ressentir ce léger trouble par un monologue qui s’interrompt.
C’est vrai que si j’avais à réaliser un film,
mes personnages auraient ces gestes, symptômes d’intériorité,
de doutes, d’hésitations, de concentration,
épinglés et conservés dans les pages des carnets.
Je suis infiniment reconnaissant à ces modèles,
très nombreux après des années de pratique,
de m’avoir proposé (à leur insu) ces infimes détails de vie.
Les carnets de beaucoup d’illustrateurs regorgent de scènes, observées,
représentées, emmagasinées pour des projets futurs, ou en attente.
Elles ont tissé des liens entres le croqueur qui s’est fait le plus discret possible,
le modèle qui s’est inquiété d’être regardé avec insistance,
les voisins qui ont jeté un œil, qui ont donné leur avis.
La page vide s’est animée.
le regard et le dessin se sont associés
pour parler du monde des hommes.
Pour un art,
l’art de croquer la vie.