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Claude Lapointe

Entretien graphique avec Etienne Delessert

19 mai 2009
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1) Lorsque vous avez annoncé à vos parents votre intention de tenter une carrière d'artiste, comment ont-ils réagi ? Pensez-vous que la situation est différente aujourd'hui ?

2) Aviez-vous alors une idée précise de la direction que vous alliez choisir ?



Enfant puis adolescent maladivement timide, je me suis englouti dans le dessin.

Bien que « très doué » selon mon entourage, je culpabilisais de perdre mon temps à dessiner obsessionnellement des avions, des footballeurs, des femmes



Un sujet, parmi d’autres des ces dessins-refuge, le football, que je pratiquais comme un autre refuge...



Ce sentiment de culpabilité venait certainement de mon père, bien qu’il n’ait jamais rien dit, mais ses haussements d’épaule étaient lourds de réprobation. Il rêvait de me voir endosser une profession « stable » d’ingénieur ou de professeur.



J’étais lycéen. J’avais lu dans les brochures que le dessin de modèles était une bonne base. Mon père ici et ma famille jouèrent les modèles...



Après un bac math acquis laborieusement, je restais indécis. J’ai alors décidé de faire mon service militaire –puisqu’il fallait le faire.

C’était long, à l’époque, 28 mois, et c’était l’Algérie.

J’ai eu « la chance » de passer un an en plein Sahara, loin des conflits, mais peut-être irradié par les essais nucléaires dont nous étions proches. Mais ça, c’est une autre affaire !

Ce qui est étonnant : c’est à l’armée que j’ai pu envisager mon avenir de dessinateur, que j’y ai mis au point mon dessin en trouvant des soutiens, un public surtout. J’ai croqué, portraituré, caricaturé, mis en scène, fait rire. J’ai développé une dessin dont on ne parle jamais : le dessin-des-copains*, et surtout j’ai failli devenir millionnaire**.

*Le dessin-des-copains

Commencé un peu au lycée, à plein rendement à l’armée, continué dans plusieurs milieux culturels ou sportifs ensuite, ce que j’appelle le dessin-des-copains (je n’ai pas encore trouvé de nom plus précis) ce sont des images réservées et offertes au groupe dans lequel on vit. Se sont des mises en scènes d’événements ne concernant que le groupe, qui ironise sur les défauts de chacun, prenant un recul sur tel ou tel fait, pour faire sourire, rire ou réfléchir.

Ces dessins ont le pouvoir de souder un groupe, d’intégrer les marginaux, les défauts, les bizarres...



Mai 1968, la Commission Paritaire qui « gérait » l’école des Arts Décoratifs



J’ai énormément progressé en lisibilité, en maîtrise de communication dans ces milieux parce que j’avais immédiatement les réactions et les commentaires sur les images. Elles n’étaient en rien des images esthétiques, mais des images de partage d’idées.



Soirée de folie... le groupe des amis de l’Aiguille Grive, un restaurant aux Arcs.


J’ai ainsi produit des centaines de dessins qui n’ont jamais dépassé le périmètres des groupes pour lesquels ils étaient créés et... photocopiés.



« Note graphique » que je donnais à une classe d’illustrateurs pour leur dire que je n’étais pas très content



** La fois où j’ai failli être millionnaire

A l’armée, de 1959 à 1962, je dessine beaucoup.

C’est à ce moment que naît le gaulois, mon gaulois.

Je me souviens qu’il a eu immédiatement du succès.

Je me suis toujours demandé ce qu’il y avait dans l’air du temps pour que ce personnage marche aussi bien.



Une des recherches de personnage de gaulois


Mélange anachronique des éléments des scènes



Toujours est-il que plus je dessinais de gaulois plus on m’en demandait.

J’étais surnommé le Gaulois, jusqu'au colonel qui me faisait décorer les salles où il donnait des réceptions.

J’ai réalisé deux fresques sur notre réalité transposée à une époque vaguement gauloise.

Surpris par le succès du personnage, sur un petit cahier d’écolier, j’ai commencé à écrire : il était une fois un petit village gaulois qui

possédait une épée magique
... j’ai cherché des noms finissant en « um », « us », « ax » ….



Le Calligraphe, cahier d’écolier pour mes premières idées de récit gaulois


La première, la seule et l’unique page de ma saga gauloise

C’est à ce moment que paraît le premier album d’Astérix.

C’était en 1959.

Un peu hébété, mais en même temps enthousiaste, j’entrevois ce qu’on peut faire d’une idée !

J’envoie une lettre à Goscinny, accompagnée de mon gaulois, massacrant Obélix.
La vengeance du crayon  !

Vengeance d’ailleurs tout à fait ridicule, Obélix et Astérix avaient largement triomphé !

Et mon gaulois n’avait plus de raisons d’exister, Goscinny et Uderzo me l’avaient assassiné!



« Mon » gaulois mettant une trempe à Obélix, dessin qui accompagnait ma lettre à Goscinny


La réponse de Goscinny

Le choix d’une filière pour un adolescent est capital, vital.

Pour moi, les informations sur les métiers d’art de l’époque étaient nulles, et si elles existaient elles étaient fausses, lyriques ou inquiétantes.

Aujourd’hui, elles restent hélas tout à fait insuffisantes.

Les jeunes parvenus à entrer dans une école d’art errent souvent quelques années avant de se sentir bien dans leur choix. Pour positiver, nous dirons que cette errance est quelquefois utile, indispensable. N’empêche que toute une information sérieuse des métiers d’art est à mettre en place, à inventer.

3) Vous avez illustré plus d'une cinquantaine d'ouvrages, et en particulier quelques chefs d'oeuvre tels que La Guerre des Boutons, L'Appel de la Forêt, ou les Contes de la rue Broca, Avec le recul, que pensez-vous de la production d'albums actuelle en France ? Et des éditeurs d'aujourd'hui ?

La Guerre des Boutons, L'Appel de la Forêt, ou les Contes de la rue Broca sont l’aboutissement d’une première conception de l’illustration qui, à l’époque, me semblait une évidence : l’image narrative, pour être au service de la meilleure transmission du récit, doit être « transparente », comme l’est le texte. Pas d’« effets » graphiques ou esthétiques, pas d’interprétation autre que la vision de l’auteur. Une représentation au plus près du récit.



la Guerre des Boutons. Migue la Lune, prisonnier


Un peu comme un écrivain qui écrirait précis plutôt que de faire de belles phrases.

Bien qu’ayant une formation « beaux arts », peinture, gravure, sculpture, avec une grande place à l’expression de la personnalité, j’ai découvert et pratiqué avec plaisir cette image racontant bien, efficace et, en tous les cas, beaucoup plus complexe et savante qu’on ne le croit.

C’est une illustration qui s’approche du cinéma, du théâtre.



La Guerre des Boutons Le retour chez lui de Lebrac



J’apprécie de voir que cette image colle toujours avec l’appétit d’histoire des enfants.



l’oncle Pierre Gripari



J’ai adoré voir les jeunes lecteurs plonger sans aucun écran, ni frein, dans les histoires illustrées qu’ils lisaient. Ils ne regardent pas

les images, pas plus qu’ils ne « regardent » les mots. Ils les « traversent ». Ils vivent instantanément les scènes.



l’Appel de la Forêt. Le combat de Buck



Ma position aujourd’hui a pourtant sensiblement changé.

Si demain, je suis amené à illustrer, je ne jouerais plus autant de la « transparence », j’aurais une démarche vers une image un peu plus plastique ou décalée, avec l’envie de partager un léger frisson esthétique, graphique, une idée originale, un esprit décalé, qui garderaient les qualités de la narration, auxquelles je tiens toujours.



Un autre style que j’ai toujours rêvé de finaliser


Recherche de représentation, de graphisme, à la gouache


Recherche graphique pour deux personnages en quête de récit


Graphisme pour le dessin de presse : Égalité



Je n’ai pas une vision très juste de la production actuelle.

Juste un point qu’il me semble voir émerger, qui influence certainement la création : les critiques et les jurys globalement me semblent ne pas tenir compte des critères de la narration, à côté des critères classiques de l’art (gravure, peinture, arts plastiques) que l’on devine bien.

Je ne vois pas dans leurs jugements un regard pour la narration, pour la qualité du choix des personnages, de leur gestuelle, de leurs expressions, je ne lis pas un intérêt pour la mise en scène, les choix des moments, du cadrage, de la couleur-éclairage, du rythme et de la lecture texte-image, je ne vois pas parler de la lisibilité des représentations graphiques. Le résultat est que seuls les illustrateurs au style très pictural, plastique, original ont des chances de figurer dans les palmarès, même s’ils sont peu lisibles. Ceux qui racontent bien n’intéressent personne (sauf les lecteurs) que s’ils ont une audience énorme, et encore, dans ce cas, les traitera-t-on de haut.

C’est très dommage de réduire l’illustration à une fonction esthétique.

Quel titre aimeriez-vous que l'on vous propose ?

Je n’ai pas de titre, mais j’aimerais rencontrer un auteur avec qui, en osmose, je puisse développer un personnage, un climat, un monde.

Mais les binômes auteur-illustrateur, créatifs au meilleur niveau, sont tellement rares !




Vous avez enseigné à Strasbourg et formé deux générations d'artistes.

On dit souvent que les contacts avec les étudiants sont enrichissants pour un professeur : est-ce vrai ?


Le terme artiste ne me semble pas tout à fait adapté ici.

A Strasbourg, j’avais décidé de créer un atelier où la formation à l’image narrative serait le socle minimum de connaissances pour aller plus loin, ou ailleurs. J’avais choisi ce socle parce que tout simplement la narration par l’image et le texte est la chose la plus difficile à maîtriser. Et si une école a bien un rôle, c’est de faire gagner du temps sur la maîtrise d’une pratique difficile.

Certains des étudiants sont devenus de brillants « narrateurs », d’autres des illustrateurs, auteurs-illustrateurs aux styles très particuliers, certains illustrateurs didactiques, créateurs dans l’image séquentielle, d’autres plasticiens...

Si les dessins, les styles, les approches des étudiants m’ont assez peu surpris, les rencontres avec eux ont été riches, c’est vrai. Ils ont chacun apporté quelque chose d’eux. Quand on frôle, quand on partage à ce point les moments clés de la création, en en cherchant les fils, les fragilités, les forces, on apprend beaucoup de soi et des autres. Je n’ai pas pu leur dire mon plaisir de les avoir croisés. J’espère qu’ils l’ont perçu, deviné.

Quelques uns m’ont tout de même bluffé.

Deux jeunes, complètement « habités », mûrs, trop avancés pour que l’école leur apporte beaucoup : John Howe, dont j’avais l’impression que sous son pull noir, il cachait une armure de chevalier du Moyen Age, Blutch, pour qui j’ai écourté le passage en atelier en lui faisant sauter une année (il n’avait plus rien à faire là), Marjane Satrapi, passée en coup de vent, qui a pu montrer un sens de l’analyse des images narratives étonnant (à son propos je me demande si l’école ne lui aurait pas fait perdre la force de ses images au cas où elle y aurait fait son cursus entier), Perrin développant une capacité incroyable à faire des dessins d’humour et d’humeur, Daniel Jeanneteau, devenu une célébrité de la mise en scène de théâtre, et puis deux étudiants de 2°année, Etienne Jung et

Patricia Leclerc, dite Cachoux, m’apportant des sketches d’un niveau époustouflant, et puis Camille Jourdy et Amandine Laprun, baignant à l’aise dans la difficile pratique du scénario, comme si elles étaient, petites, tombées dedans, et Michel Tarride, Christian Heinrich, Joseph Griesmar, dit Béhé, qui, devenus profs ont développé une sensibilité et une belle capacité de comprendre les étudiants pour leur faire partager leur expérience.

Et puis, et puis il y a ceux que j’oublie aujourd’hui.

J’espère qu’ils ne m’en voudront pas trop !



Rencontre en atelier d’illustration, avec Blutch devenu un auteur reconnu en BD




Deux parmi les remarquables sketches réalisés par Etienne Jung et Cachoux

Il faut cependant dire une chose, que je rapporte d’une rencontre internationale d’enseignants en illustration, que le Salon de Montreuil avait provoquée, il y a déjà quelques temps. J’avais demandé la place de l’enseignement dans leur réussite personnelle. La grande majorité avouait que l’enseignement avait été un frein, tout en reconnaissant l’apport d’une connaissance plus approfondie et sans cesse débattue de l’image. C’est vrai que très bien connaître l’image ne fait pas de vous un grand illustrateur ! C’est là un autre combat !

Quel a été votre moment de triomphe, et votre heure la plus noire ?

C’est Bologne qui m’a donné les plus grandes satisfactions. À la fameuse Fiera del Libro per Ragazzi. En deux temps.
En 1982, j’ai été très touché qu’on me décerne le grand prix graphique en reconnaissant les qualités des idées que j’avais avancées dans quatre petits livres: les secrets de l’image, parus chez Gallimard la même année.




Les secrets de l’image Gallimard



En 1986, 16 étudiants de Strasbourg sur la centaine d’illustrateurs venant de 23 pays étaient sélectionnés et exposés pendant le salon. Cette proportion énorme attira l’attention sur l’atelier à partir de cette date.

Les souvenirs noirs sont assez nombreux et je fais tout pour les oublier. Je citerais juste une drôle d’histoire qui nous est arrivée, à moi et à mon collègue Pierre Kuentz, prof de communication lui aussi. C’était dans l’après 68. A force de décrier l’école, de dire que la formation devait être complètement transformée, un matin, arrivant en classe, nous ne trouvons qu’un seul élève qui nous dit, ému : « On vous a très bien compris. Je suis là au nom de toute la classe pour vous dire que nous quittons tous l’école. Au revoir ! » Et nous voilà tous les deux les bras ballants, incrédules à nous poser mille questions. Cela nous a permis, en tous cas, de réfléchir avant de dire, même des vérités, dans certain lieux et à certains moments.




Avez-vous abandonné l'Illustration, et pourquoi ?


La porte de l’illustration reste entr’ouverte.

Je me projette actuellement dans l’expression personnelle, la peinture, la gravure, le volume.

Je vis actuellement une phase passionnante et difficile : je me « cherche ». Pendant la réalisation d’un tableau, je sens les pistes s’ouvrir, il me passe des sensations, des sentiments, des plaisirs esthétiques effleurés un jour, quelque part, qui reviennent au bout des doigts. Je ne vois pas le bout de ces recherches.


J’abandonne beaucoup de voies... je construis et je déconstruis.


La peinture est un autre domaine, très différent de l’illustration parce que les intentions n’y sont pas les mêmes.


C’est passionnant de naviguer entre les deux.









Peinture Acrylique




Mais si je vois passer une belle idée d’album, je lui sauterai dessus.


C’est sûr !



Claude Lapointe est né en Lorraine, en 1938, en gare de Rémilly, avec un crayon mine HB entre les doigts.

Son premier dessin d’importance a donc été une locomotive.

Il lorgne vers l’architecture et le design, mais choisit pourtant le graphisme, l'illustration et simultanément l'enseignement, juste après mai 1968.

Il crée l’atelier d’illustration de l’école des arts décoratifs de Strasbourg.

Il rêve que soit enfin enseigné le langage mixte texte-image.

La peinture le préoccupe aujourd’hui comme l’illustration l’a fait pendant quarante ans...


Voir la page sur Claude Lapointe sur Ricochet

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