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Chaussures rouges

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Alain Serge Dzotap
20 janvier 2012


Avant, avant, au temps de mon enfance, quand la saveur de la mangue mûre ou celle du safou cuit sous la cendre chaude suffisait à rendre heureux, quand insouciant, je jouais sous la pluie en piétinant de mes pieds nus le sol boueux et rouge plus fort qu’un rhinocéros, je possédais un trésor bien plus précieux que tout l’or de Kankan Moussa, le magnifique empereur du Mali : une paire de chaussures neuves. C’étaient de belles tennis rouges. Rouges et neuves ! Je les avais reçues de ma sœur aînée, Lowouo, mariée à Douala, la capitale économique. Et je les soupçonnais de ne pas être des chaussures comme les autres, tellement elles me fascinaient.

Mais voilà, ces chaussures-là, je ne pouvais les mettre qu’à des occasions spéciales : le jour de Noël, le jour de la Saint-Sylvestre, pour un voyage important ou pour me faire prendre en photo. C’était tout ! Et ma mère veillait scrupuleusement au respect des consignes afin que mon unique paire de chaussures neuves ne s’abîme pas trop vite. Le reste de l’année donc, elles dormaient tout au fond de sa cantine, dans le doux cocon  de ses pagnes précieux. Et le reste de l’année, je priais pour ne pas grandir trop vite avant la prochaine occasion de les mettre. Et aujourd’hui encore, chaque fois que je dois me faire toiser par l’agent, en vue de l'établissement d'une pièce d'identité, en regardant le maigre résultat, je me dis que je n’y étais peut-être pas allé de main morte. Une chose est certaine cependant, dans mes prières, je n’avais pas demandé au Bon Dieu de doter mes chaussures d’un dispositif spécial anti-vol. Vous savez, le genre de mécanisme capable de vous faire disparaître de la vue d’un forban tout objet qui en serait muni. Et cet oubli m’avait coûté très cher : une nuit que nous n’avions pas rentré mes belles chaussures rouges que ma mère avait mises à sécher dans notre cour d’alors, elles se sont volatilisées à jamais. Je ne les avais portées que cinq ou six fois, mes belles rouges. Rouges et neuves !

Je vous vois déjà vous gratter la tête, en vous demandant sans doute ce que vient viennent faire des chaussures ici, alors que je suis censé vous parler de moi…quand je fais passeur de poésie. Hé, bien ! figurez-vous que moi aussi ! Je dois tenir cette faculté de sauter du coq à l’âne de mon père, qui avait une extraordinaire facilité à le faire, un peu comme s’il voulait vous perdre dans ses propos. Et sans même le faire exprès, s’il vous plaît ! A moins que… Mais oui ! Ces petites coquines de chaussures se sont invitées dans ma pensée pour me rappeler qu’avant Pélagie que je dévorais des yeux, qu’avant mes premières histoires surgies tout droit de mes livres de lecture, parce que chez nous, il n’y avait pas de livres, qu’avant les poèmes de mon grand frère Tèsoup, découverts dans l’une des cantines poussiéreuses de notre grenier en bambous de raphia et que je grignotais avec mes mots pour construire ma propre parole, il y avait elles, neuves, rouges, toutes belles. Même envolées, elles ont plus d’un tour dans leur sac pour rester dans ma mémoire d’éléphant ! Quand je vous disais que ces chaussures n’étaient pas ordinaires.

Maintenant, parlons de cette aventure-herbe-qui-pousse-sur-un-glaçon, aventure-danseur-exécutant-la-danse-du-ventilateur-sur-la-corde-tendue-du-funambule, aventure-grue-debout-sur-ses-deux-pattes-à-la-fois qui dure depuis plus de dix ans.

Pour l’Opération Ouest Sports Loisirs Vacances d’août 2001, organisée par ce qui s’appelait alors Délégation Provinciale de la Jeunesse et des Sports, je propose l’idée d’une fabrique de poèmes, où les enfants viendraient créer et lire leurs poèmes. Cette idée est accueillie comme un OCNI (Objet Culturel Non Identifié), c’est-à-dire comme une goutte de pluie qui glisse sur le plumage huilé d’un canard. Si ce n’était pas déjà là le signe que j’étais exactement dans la posture d’un cheveu dans la soupe à Bafoussam où l’on fait commerçant ou paysan, dites-moi ce que ça pouvait être d’autre. Et visiblement, ma posture plait : durant le mois que dure l’animation, mes jeunes poètes et moi sommes proprement oubliés. Bien fait pour nous qui nous intéressions aux petits cailloux du chemin, aux oiseaux des champs et des villes, aux fleurs séchées alors qu’il était bien plus utile de s’investir dans des activités sensées comme la cuisine, le basket et le reste. A-t-on idée de réunir des enfants, juste pour écrire des poèmes !

 

A la fin de cette opération de vacances, plus question de publier les textes des mômes. Et pour moi, pas de parchemin ni de prime de participation. C’est connu, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Finalement, ça sert à quelque chose de faire sociologue. Diantre ! Ce n’est quand même pas sorcier de se rendre compte que, pour ses centaines de milliers de citoyens, la ville ne possède qu’une seule bibliothèque publique (merci à la coopération française), déjà boulottée par les mites, et que la Délégation Régionale de la Culture n’est qu’un antre de fantômes qui hantent le désert culturel comme des épouvantails, en quête d’oiseaux à effrayer (sauf que là, il n’y a pas d’oiseaux des champs, à peine quelques corbeaux malingres, les oiseaux des champs ne se nourrissant pas de grains de sable). Seule consolation, les enfants de la fabrique ont bien reçu leurs parchemins signés et tout et tout. Surtout, ils ont dans les yeux quelque chose en forme de joie, et qui pétille. Ouf ! ils ne se sont aperçus de rien. Dès lors, plus moyen d’arrêter tout à trac, sans courir le risque de recevoir une volée de bâtons, en pensées, de ces gosses qui avaient déjà pris goût à cette activité.

 


 

 

Septembre 2001. Je décide donc de continuer. Tous les mercredis à la bibliothèque pilote provinciale de Bafoussam, nous occupons la salle dédiée à la section jeunesse, que nous prête généreusement le directeur de l’institution, Daniel Tankou, de regrettée mémoire.

Nous lisons, nous écrivons, nous déclamons.

 

2002. Je trouve dans la revue Notre Librairie, une drôle d’adresse. De ma plus belle plume, je prends contact. C’est la rencontre avec l’association Lignes d’écritures qui a aussi ses fabriques de poèmes. Je la tiens enfin, ma preuve par neuf que je ne suis pas fou. Moi aussi, j’ai bien des jumeaux quelque part. Chez moi, on dit que chacun a toujours son jumeau quelque part sur la planète bleue.

Nous lisons, nous écrivons, nous déclamons.

Pendant ce temps, je suis mitraillé par les questions des enfants : « à quand notre livre ? Il sera beau ? Mon poème sera dedans aussi ? »

Nous lisons, nous écrivons, nous déclamons.

 

2003. J’interviens aussi à l’Ecole et Lycée Le Baobab. Je suis autorisé à intervenir dans les classes. Mais pas question d’être payé pour mon travail. Remarquez que, me laisser fouler le sol de cet auguste lieu, c’était déjà me faire trop d’honneur. « Ce n’est que de la poésie », me dit un jour un des directeurs de l’établissement. Nous lisons, nous écrivons, nous déclamons. Une année aux heures de cantine, l’autre année, tous les jeudis chez les sixièmes, aux heures creuses. Une association voit le jour, Enfances en écritures, de la grosseur d’une tête d’épingle, et met sur pied une maison d’éditions, sans ordinateurs, Les Bruits de l’Encre, qui tient sans aucun souci dans un porte-documents. Il faut bien se distinguer par quelque chose par les temps qui courent, sinon vous courez le risque de passer inaperçu. Et ça, de nos jours, personne ne peut se le permettre !

 

2004. Le Petit véhicule, sort de notre fabrique de poèmes, en co-édition avec les éditions Les Belles pages, le petit éditeur au grand cœur de Murat. Les enfants sont heureux. Mais les ventes ne suivent pas. Pas d’acquisitions pour la bibliothèque de l’école. La direction m’envoie vendre notre soupe directement aux parents. Moins de quinze livres vendus. L’un des parents, richissime commerçant de la ville et rejeton de l’une des plus grosses fortunes du pays trouve même qu’acheter ce petit recueil à un euro cinquante l’exemplaire, avec en bonus, trois exemplaires gratis, c’est de l’escroquerie ! C’est pas intelligent, ça ? Entre temps, prise de contact avec une association québécoise dont je préfère taire le nom. Son responsable m’explique son truc : moi, je dois financer et animer des ateliers d’écriture ou d’illustration de contes dans des écoles de Bafoussam, lui envoyer les travaux au Québec. Lui, il se charge de les éditer sous forme de livre, de nous envoyer, à moi et à la trentaine de gosses, en tout et pour tout dix exemplaires du bouquin à nous partager comme la tunique du Christ ! J’écris à ce Leuk-Le-Lièvre pour refuser sec ! C’est une blague de mauvais goût.

 

2005. La maison du poète sort à son tour, toujours en co-édition avec Les Belles Pages.  A l’école, où j’interviens gratuitement, on me repasse le même disque. Je repars vers les parents. Quelques uns l’achètent. J’évite le richissime. Le cœur plein d’espoir, je rencontre sa douce moitié. Elle est avocate. Je me dis qu’elle sera plus ouverte. Pince-sans-rire, elle me dit ne pas voir la nécessité d’acheter le quatrième exemplaire de notre livre vu que je lui en ai déjà offert trois. C’est l’adage qui avait raison, « tout ce qui se ressemble s’assemble. »

Mais, je ne m’arrête pas à ce détail. Je me retrousse les manches encore plus fort. 200 exemplaires de notre livre vendus. Sylvie Neeman, de la revue Parole, à elle toute seule en achète trente, et promet d’en parler autour d’elle. Parallèlement, j’organise aussi des séances de lectures publiques où de jeunes poètes de la ville viennent lire leurs créations à l’occasion du Printemps des Poètes.

 

Octobre 2006. J’interviens trois jours en atelier d’écriture poétique à l’Alliance Franco-camerounaise de Bamenda. Particularité : ma nuit d’hôtel coûte plus chère que mon cachet et mon transport pris ensemble. C’est vous dire.

 

Décembre 2007. Je reçois un coup de fil de Madame Del Drago, qui m’appelle depuis Genève pour saluer mon travail et m’annoncer que l’Association du Prix Saint-Exupéry Valeurs Jeunesse est heureuse de me compter parmi ses lauréats comme Prix Spécial Poésie. Elle me prie de transmettre ses vives félicitations aux petits poètes. PPDA fait partie du jury. Elle doit avoir beaucoup causé, Sylvie, pour nous faire connaître à Paris ! Quelques jours plus tard, je reçois un parchemin et la cerise qui va avec. Moralité : un séjour dans l’eau n’a jamais empêché un régime de bananes qui se respecte de mûrir.

 

2010. À l’invitation de Jean Foucault, j’interviens lors du colloque "De l’intérêt des écrits littéraires des jeunes et des conditions de leur conservation". Approche internationale organisé à Amiens par Lignes d’écritures et l’Association des Chercheurs en Littératures d’Enfance et de Jeunesse.


2011. Je commence le projet Ceci est un poilune ! avec les enfants, Wolf Erlbruch, Etienne Delessert, Philippe de Kemmeter, Tom Schamp, Cécile Geiger, Hervé Tullet et Marie-Pierre Hauwelle.  Mais ça, j’en ai déjà parlé. J’entame aussi une chronique mensuelle pour Ricochet. Entre temps, j’ai terminé une série d’ateliers d’écriture à Monatélé, dans la région du Centre, où les enfants posent des questions étonnantes.


2012. L’année commence à peine…nous espérons des coups de pouce pour imprimer Ceci est un poilune ! et le distribuer gratuitement dans les écoles primaires d’Afrique francophone. Je vous raconterai tout !

 

Alain Serge DZOTAP

Bafoussam, le 19 janvier 2012

Dessin d'ouverture par Etienne Delessert.